Kathryn Bigelow – "Zero Dark Thirty" (Blu Ray)

Je vois le monde qui s’ouvre et nous engloutit. Cette réplique de Mace, la garde du corps incarnée par Angela Bassett dans Strange Days pourrait servir d’exergue au dernier film de Kathryn Bigelow tant Zero Dark Thirty respire cette image du chaos, d’un monde sur lequel nous n’avons plus d’emprise, plongé dans le vertige de l’immaitrisable. Loin de l’opportunisme d’une reconstitution de la traque du terroriste numéro 1, Zero Dark Thirty travaille à bras le corps l’image d’un monde mutant dans lequel les avancées scientifiques et techniques floutent plus la réalité qu’ils n’en précisent les contours, ouvrant la brèche vers l’infini inconnu. On les souhaitent révélatrices ; elles éblouissent et rendent aveugle.
Le réel devient l’indicible. Plus on en montre, plus on en dit, moins on en sait. Zero Dark Thirty est saturé d’images démultipliées –  télés, ordinateurs, portables, écrans géants ou miniatures – comme autant d’informations, s’interpénétrant telles des poupées russes jusqu’à satiété, avatars de nouvelles méthodes d’investigations, de nouvelles stratégies, de nouvelles inventions toujours plus innovantes. Au détour des plans, des images incluses dans d’autres images, cannibales, s’avalent les unes les autres, dans la redondance ou l’annulation l’une par l’autre. Les vecteurs de communications à la pointe d’une évolution insensée, s’ils servent aux enquêteurs, permettent plus encore à leur ennemis de brouiller les pistes, telle une course parallèle : qui rattrapera l’autre, y aura -t-il un terme à ce dépassement ? Plus qu’une désignation manichéenne du « mal » islamiste à anéantir, le film de Bigelow respire la terreur d’un mal insaisissable, presque invisible, tel un fantôme qui s’échapperait dès qu’on croit le toucher. En cela Zero Dark Thirty est un grand film contemporain évoquant le véritable danger comme un spectre. Il hante, mais ne se livre pas.

La vérité est là sous nos yeux, à décrypter, mais se dérobe toujours, comme la photo de Blow Up appliquée au monde. Zero Dark Thirty est fidèle au cinéma d’investigation, suivant méticuleusement chaque étape ayant conduit à l’assaut de la villa qui servait de forteresse à Ben Laden. Même si le suspense fonctionne alors qu’on en connaît l’issue, qu’il est difficile de ne pas s’identifier à la frénésie de cette quête, Kathryn Bigelow échappe au patriotisme, ne donne pas de leçon, tente d’être le plus neutre possible, de conserver une distance avec son sujet, quitte à se faire taxer d’ambiguë lorsqu’elle montre la torture des prisonniers par l’armée américaine pour obtenir des renseignements.

Bigelow n’est pas une adepte de la manipulation, fuyant l’ironie ou le cynisme. Son cinéma interroge l’image et ses épaisseurs, particule par particule, qui se déchiffre et s’effrite. Ça n’est pas pour rien qu’elle filme souvent ses personnages avec en premier plan, un objet, un meuble, comme autant d’obstacles à la perception, empiétant sur l’axe direct du regard, forçant à « passer par dessus ».

Dans ce mirage de la réalité Zero Dark Thirty définit le cinéma comme un art des interprétations et du simulacre. Il joue la carte de l’investigation comme un déguisement pour mieux cacher son vrai sujet : exceller dans son regard introspectif, pénétrer la sphère intime, à l’image de son héroïne se laissant avaler dans la spirale de l’enquête pour oublier son propre désespoir.

Si Zero Dark Thirty échappe finalement aux archétypes de la démonstration, c’est parce que sa beauté résulte plus encore de son portrait de femme. On connaît la capacité de Bigelow avec Blue Steel ou Strange Days à passionner par ses héroïnes. Elle observe un monde d’hommes soit directement par l’intermédiaire de ses héros virils bouffés par le désir d’adrénaline (Point Break, Démineurs) soit par le regard-cinéaste de ses héroïnes luttant pour se faire une place au sein du société masculine. On a longtemps voulu faire de Bigelow une cinéaste testostéronée et premier degré alors que sa vision inquiète et subtile explore les mécanismes sexuels appliqués au monde et à la société. En cela Zero Dark Thirty est peut-être son film le plus féminin et le plus mélancolique. Maya se fraie donc un chemin et s’affiche en tant qu’énergie – chaque héroïne de Bigelow devant pour s’affirmer trouver un substitut de membre viril – mais reste une solitaire à la vie désespérément vide, ratée, qui lui donne un but travers cette quête presque identitaire. Son silence à la question « mais as-tu des amis ? » est évoquant et pour ce qui est de sa sexualité, elle ne songe même pas à « baiser ». Lorsqu’elle reconnaît le corps de Ben Laden, on a la sensation qu’elle vient voir une dernière fois un membre de sa famille. Le cri de la victoire annoncée sur le cadavre du terroriste n’aura pas lieu, le film s’achevant sur un visage d’une profonde tristesse, sur un regard éteint dont on se demande s’il parviendra à renaître.

Superbe transfert, parvenant à restituer toutes les subtilités de la photo en particulier dans les scènes les plus sombres. Les pistes sonores sont particulièrement efficaces. Les suppléments – tous promotionnels – en plus d’être limités, sont particulièrement superficiels (et presque à éviter) pour un tel film, le rabaissant à une dimension plus banale. Tout n’y est que description factuelle et affirmation de reconstitution minutieuse des « événements tels qu’ils se sont déroulés ». Et ça n’est certainement pas ici que Kathryn Bigelow évoquera la singularité de son approche, se contentant de parler d’un hommage au travail minutieux d’investigation. Frustrant et trompeur. Contentons-nous de revoir l’un des meilleurs films de 2013 et d’y échafauder une réflexion par nos propre moyens…

Blu ray édité par Universal

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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