Le thriller militaire, qui voit un héros chargé d’enquêter sur une affaire interne tout en se heurtant aux embûches et la loi du silence imposées par l’armée, est presque une sous catégorie à part entière, qui connaît son apogée durant les années 90 suite à la guerre du Golfe. Des hommes d’honneur, À l’épreuve du feu, L’Enfer du devoir, mais également Le Déshonneur d’Elizabeth Campbell ou JSA, pour s’écarter du référentiel purement états-unien , en sont quelques exemples plus ou moins mémorables. Néanmoins, le genre n’a pas attendu l’opération Tempête du désert pour émerger et il trouve ses racines dans des films précurseurs tels que Le Sergent noir de John Ford, voire Ouragan sur le Caine, dont le remake signé William Friedkin sera disponible à titre posthume directement en SVOD sous nos contrées. Parmi ces initiateurs, La Chute des héros, désormais édité en combo Blu-Ray / DVD chez Rimini, a malheureusement été quelque peu oublié au fil des décennies. Mis en scène par le comédien Karl Malden, dont il s’agit de l’unique réalisation en solo (il tournera quelques scènes pour La Colline des potences de Delmer Daves, sans être crédité), le long-métrage est l’adaptation de la pièce Time Limit écrite par Henry Denker et Ralph Berkey. Le fidèle d’Elia Kazan (Un Tramway nommé désir, Sur les quais, Baby Doll), qui apparaîtra dans Patton et Le Chat à neuf queues, nous plonge en plein conflit en Corée. Le major Cargill (Richard Basehart), accusé d’avoir pactisé avec l’ennemi communiste, est traduit devant la cour martiale. Missionné pour investiguer, le colonel Edwards (Richard Widmark) se met en tête de découvrir la vérité cachée derrière les apparences. Sur un canevas classique de huis-clos théâtral, l’apprenti cinéaste va déployer un propos étonnant dans une Amérique triomphante peu habituée à la remise en question de ses figures héroïques.
Les origines scéniques de La Chute des héros sont perceptibles dans son dispositif, quasiment uniquement centré sur des échanges verbaux en lieu fermé et unique. Le bureau du colonel Edwards devient l’épicentre du drame, l’endroit où les personnalités s’opposent, dialoguent, et, in fine, se dévoilent. Le cinéaste ne réussit qu’à de rares moments à s’extraire de son matériau. Seule une poignée de flashbacks contés par le lieutenant Miller (incarné par Rip Torn dont c’est ici le premier rôle au cinéma), ainsi que les génériques d’ouverture et de conclusion, où les silhouettes humaines paraissent noyées dans l’architecture new-yorkaise et la lumière du soleil, parviennent à nous extraire de cette salle. Tant que la vérité n’a pas éclaté, le monde extérieur demeure absent ou plutôt cantonné au hors-champ. Si certains personnages se révèlent superflus (au hasard, Martin Balsam en militaire obtus et bas du front), d’autres gagnent en consistance au fil du long-métrage, à l’instar de la caporale Evans (Jane Lockhart), résumée hâtivement à ses formes lors de son apparition initiale, qui se complexifie jusqu’à prendre part intégrante à l’enquête. Au cœur du récit, Edwards s’impose quant à lui comme une entité abstraite en quête de justice et entièrement dédiée à son travail. Ancien officier de terrain, il épluche les dossiers, fait des heures supplémentaires, ne rentre jamais chez lui, comme s’il était dépourvu de toute vie intime. C’est son interprète, le charismatique Richard Widmark, connu pour ses incarnations de gangsters dans Les Forbans de la nuit et Le Port de la drogue, qui porta le projet de ses origines jusqu’à sa sortie en salle. Celui qui découvrit la pièce de Denker et Berkey sur scène, développa le film via sa société, Heath Productions, et confia lui-même la réalisation à Malden. Évitant tout manichéisme, Time Limit dresse le portrait d’un protagoniste juste et intègre, proche de ceux qu’affectionnera Clint Eastwood tout au long de sa carrière, comme le relève Florent Fourcart dans son entretien présent en bonus. Sa mission n’est pas de faire avouer sa culpabilité à Cargill, qui s’entête à porter seul ce fardeau, mais a contrario, à pousser celui-ci à admettre son innocence. Les mécaniques du thriller classique sont retournées et dévoilent le véritable propos du drame.
Le film choisit de montrer la guerre de la plus frontale des manières. Lors des flashbacks au sein du camp de prisonniers qui comptent parmi les passages les plus puissants, les soldats américains sont montrés comme affaiblis, en proie à la faim, aux épidémies et au froid qui règne dans les steppes. C’est durant l’un de ces retours en arrière que le récit lève le voile sur la réalité cachée derrière les mensonges, lors d’une séquence de tirage au sort terrible et funeste. Car c’est là que réside le cœur du projet : questionner Cargill non pas au sujet de sa potentielle adhésion à l’idéologie marxiste, mais à propos d’un profond humanisme, dans lequel le colonel Edwards se reconnaît, et qui le pousse à créer de toute pièce un récit fictionnel dans le but d’épargner la vie de ses hommes. Hollywood, qui connaît alors une vague de films sur la guerre de Corée selon Fourcart, voit son habituel héroïsme totalement détourné. Ici, le protagoniste se bat pour défendre le droit d’un militaire à avoir des moments de faiblesse, et fuit ainsi le narratif martial habituel. Il n’est pas anodin que le long-métrage soit sorti la même année qu’une autre charge virulente contre l’armée, Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick. Au général Connors, dont le fils est mort dans le camp Gee Gee, fidèle au devoir d’un serviteur de la patrie, Karl Malden (qui fut lui-même mobilisé durant le conflit) oppose un colonel touchant, proche de ses soldats, qui n’hésite pas à se questionner en ces termes : « Qui tue un homme, tue le monde. Combien de monde ai-je tué ? ». Deux notions de la bravoure s’affrontent alors, agissant une nouvelle fois comme une préfiguration des problématiques eastwoodiennes. Plus encore, la mise au ban d’un élément accusé d’entente avec le communisme ne peut que renvoyer à la terreur du maccarthysme dont fut victime l’un des proches de Malden : Elia Kazan. Le cinéaste, pour qui tourna également Richard Widmark dans Panique dans la rue, forcé à collaborer avec le gouvernement américain, a probablement inspiré cette figure d’homme acculé, pointé du doigt pour collaboration avec l’ennemi, forcé de se parjurer pour protéger les siens. Définitivement à contre-courant de la glorification de l’acte guerrier, La Chute des héros s’impose finalement, malgré ses défauts et sa forme trop sage, comme un film pacifiste plus proche de l’idéologie de la fin des années 60 que des récits de propagande que les studios produisirent à la chaîne au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions.
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