Le souvenir que laisse Crimes Of Passion depuis sa sortie en France en 1985 restait celui d’un thriller érotique portant la marque esthétique et scandaleuse des années 80, mais porté par l’esprit provocateur et décapant de Ken Russel, le cinéaste laissant toujours libre court à son amour de la transgression et du sacrilège, à son plaisir des images qui débordent et virent aux rêves psychédéliques. Nul n’a oublié comment Bobby, ce héros un peu banal chargé d’espionner une styliste tout aussi conformiste, découvre la double vie de cette dernière, avant de se découvrir lui-même ; tout comme la prestation dingue d’Anthony Perkins, toujours tenté de poursuivre la voie qu’Hitchcock lui avait tracée. Pourtant, ce serait réduire Crimes of Passion à sa frontalité que de s’arrêter à son spectacle jouissif. Car au-delà du parfum de souffre et de son exubérance intacts, la deuxième incursion de Russel aux Etats-Unis (après le formidable Altered States) se révèle particulièrement coupante, portée par une puissante charge politique et satirique. Filiation inattendue, c’est à l’univers de Paul Verhoeven que se rattache le plus Crimes Of Passion, un autre cinéaste qui fit voyager sa virulence aux Etats-Unis. Le kitsch et le mauvais goût comme outil politique – telle une manière de railler les mécaniques de propagande – n’est pas sans rappeler la méthode employée pour Showgirls ou Starship Troopers des années plus tard. Un même plaisir des visions blasphématoires les relient au point que certaines visions surréalistes des Diables puissent dialoguer avec celles d’un Quatrième Homme avec, au centre, une mise en scène outrancière de la sexualité, une propension au carnavalesque et au grotesque. Une scène de Crimes of Passion résume ce mauvais esprit, cette ironie coupante : dans une fausse pub représente les joies du mariage, au son de « It’s a lovely life », le cinéaste immerge dans un bonheur de cliché en sourire de dentifrice, en habit de noces éclatant de blancheur. Quelle plus belle métaphore que cette cage à oiseaux brandie, s’envolant dans les airs… avant que le spot ne s’achève sur la vision de ce couple unis à l’état de squelette.
Le script de Barry Sandler fustige un pays étouffé par son puritanisme qui emprisonne la sexualité dans l’enseignement de la culpabilité et du péché. On soigne les malades de cet asile géant en thérapie de groupe qui donne l’illusion de se libérer par les mots : un cercle bien cadré, surveillé, maitrisé. L’enchaînement des deux premières séquences est à ce titre tout à fait éloquent. La scène d’exposition voit chacun s’exprimer librement sur ses frustrations et ses fantasmes ; puis sans transition China Blue « en action », arbore fièrement son costume de « Miss liberty » alors que le zoom arrière la découvre les jambes écartées en plein cunnilingus, déclamant son discours :
Je servirai toujours mon pays et resterai ce phare lumineux de l’espoir guidant la nation tout autour du monde, pour répandre le véritable esprit de liberté qui est l’Amérique.
En guise de leitmotiv musical, la Symphonie du Nouveau monde de Dvorak retentit, parodiée au synthétiseur par Rick Wakeman (leader de Yes), nouvelle occasion de fustiger les splendeurs de cet Eden, de ce pays enchanteur… que Russel présente comme un joyeux cauchemar.
En l’espace quelques plans superbes, Ken Russel montrera la femme « normale », devenir l’instant d’après, China Blue, rien qu’en troquant son costume de cadre exemplaire (et conformiste) contre une perruque blonde platine, et arborant dès lors un sourire animal. Tous les personnages de Crimes Of Passion finissent par révéler leur identité éclatée, leur tiraillement entre l’âme et le corps, leur impossibilité d’assumer leurs pulsions, autant de symptômes d’une Amérique schizophrène qui génèrent ses monstres hybrides, dangereux et malheureux. Le choix d’Anthony Perkins n’est évidemment pas fortuit pour un film placé sous le signe du dédoublement de personnalité, au point que – clin d’œil appuyé – Ken Russel lui redonne l’occasion de reporter la perruque pendant quelques instants. Il joue avec délectation (et le cabotinage qui s’impose) son personnage de prêtre psychopathe et lubrique, symptôme d’un pays tiraillé entre le vice et la censure. « Je veux vous montrer la lumière. Je suis le messager de Dieu, petite suceuse de bites ! » lui lance-t-il dans un même élan. Le sous-texte du scénario de Sandler est plus puissant encore lorsqu’on sait qu’on se souvient qu’il n’a jamais caché son homosexualité et qu’il fut l’un des premiers à traiter le sujet dans la comédie mainstream qu’était Making Love. China Blue devient leur révélation voire leur résilience que ce soit pour l’honnête père de famille fasciné par l’abîme, le prêtre défroqué et obsédé ou les clients de China Blue désireux que l’antre de la prostituée se modèle à leur univers. Telle une vierge païenne, elle leur montre la voie du salut par le sexe.
Sa chambre est le lieu hors du monde, hors-société le lieu de l’exutoire, du subconscient expulsé dans un lit – moyen de ne pas passer à l’acte dans l’existence sociale pour des criminels ou violeurs en puissance. La scène de sexe est le lieu où s’exprime parfois toute la violence d’un pays raciste et fascisant. A ce titre la scène sadomasochiste – comme un pastiche de Cruising de Friedkin – ou China s’occupe du policier à coup de matraque et de crampons reste incroyable, plus encore lorsque Russel y intercale, comme des interférences de photos violentes d’arrestations raciales.
Le montage s’autorise régulièrement des plans furtifs sur des œuvres érotiques au milieu des scènes de sexe – Magritte, des estampes japonaises, Beardsley – illustrant par image subliminale cet art d’aimer, et cette histoire de l’Art, comme si le cinéaste lui-même s’en voulait l’héritier. China Blue ne fournit elle pas justement elle-même cet Art du rêve, des nuits bleues qui déteignent avec la morosité du quotidien et du jour ?
C’est un métier de pure imagination, révérend. Vous pouvez avoir tout ce que vous désirez ( …) Je suis Cendrillon, Cléopâtre, Goldie Hawn, Eva Braun, Little Miss Muffin, Pocahontas.
China Blue matérialise les fantasmes les plus excentriques de ses clients, réalise leurs rêves, et excelle dans l’Art de la mise en scène à l’instar du cinéaste lui-même. Ken Russel prend d’ailleurs un malin plaisir à brouiller les pistes en créant des mises en abîme en trompe l’œil lorsque China Blue semble menacée par un rôdeur qui va l’agresser et que tous les ingrédients de la tension sont là (lumière coupée, bruit des talons, « who’s there ? ») , alors qu’il ne s’agit tout bonnement que de la simple perversion d’un client qui préfère se prendre pour un violeur. China Blue est à la fois icône et être de chair. Elle est l’heureuse, la libérée, la provocatrice, en pleine création de « fictions » avec ses clients. Elle leur confie la vie qu’ils veulent bien entendre, protégeant ainsi le secret de son véritable moi (et ses fissures).
Dans cet hôtel, je peux faire absolument ce que je veux car ça n’est pas moi
China Blue / Joanna Crane explore à son tour ses propres ténèbres. Brusquement, comme lorsque le rideau se baisse, son sourire se fige, laissant apparaître sa profonde mélancolie, une douleur de femme blessée et perdue. Lorsque China Blue se défait, se craquèle, qu’elle se noie dans son image de plus en plus troublée, ce sera pourtant le célèbre tableau préraphaélite d’Ophélie que Russel intercalera. Malgré son humour permanent, le film s’assombrit, le visage de China Blue laisse une empreinte de tristesse et de désenchantement, au-delà de sa folle provocation. Le jeu génial de Kathleen Turner participe au trouble intact que provoque Crimes of Passion, traversé de folie et de désenchantement. On ne dira jamais assez combien il était risqué pour une telle actrice d’accepter des rôles aussi limites et accidentés, elle qui aurait sans doute pu passer des années à rechercher de nouveaux diamants verts et qui préféra incarner de provocantes figures féministes quitte à mettre sa carrière en péril (on peut dire que sa carrière s’arrête quasiment après Serial Mother).
Pour traduire ce climat d’étrangeté et de frontières, Crimes Of Passion adopte une esthétique de l’hallucination bariolée et colorée, une esthétique du démon du néon aux couleurs démentes qui emprunte parfois à celle du giallo. Le traitement est tout sauf réaliste, à l’opposé d’un Ferrara qui évoque pourtant le même monde interlope, de rues urbaines nocturnes hantées par le stupre et la corruption. Si Russel reprendra le thème de la prostitution dans Whore de manière moins onirique, en empruntant la muse de Nicolas Roeg, ici, le prisme du rêve et du fantasme l’emporte, en particulier dans l’emploi de couleurs criardes qui confinent au fantastique.
On peut d’ailleurs voir Crimes Of Passion comme une pure fantasmagorie, un conte de fée lubrique qui tient parfois de l’hallucination psychédélique. China Blue ne ressemble-t-elle pas à une Alice délurée qui s’occupe de ses lapins en rut en passant ses nuits à traverser le miroir ? D’ailleurs pénétrer dans son monde, c’est toujours traverser une autre dimension. « J’ai voulu lui dire tout ce que tu m’avais fait ressentir. Elle m’a dit que c’était juste mon imagination » lance le héros. « C’était le cas » lui répond China Blue. Parallèlement à cet univers bariolé et baroque, surgit l’esthétique décolorée et fade de la petite vie du héros, vie d’ennui d’un couple au bord du vide. Avec une épouse qui a honte de parler de sexe et à toujours identifié son plaisir à celui de son mari. Pas de bonheur, une odeur de divorce et de vide sexuel. Ken Russel dresse la faillite de la petite vie de famille idéale, de l’american way of life coincée entre la vaisselle et la télévision, la faillite d’une société entière.
Que répond Russel à cette prison, à cette emprise aliénante du refoulement, à ces interdits ? La libération totale. Il n’y a pas d’amour sans sexualité (et non le contraire, comme la plupart du cinéma américain le démontre de manière moralisatrice, même dans les comédies soit disant les plus crues de Jude Apatow), et cette dernière se doit d’être sans limite, sans tabou. A l’heure où le cinéma américain impose tellement de puritanisme, revoir le film de Ken Russel provoque une jubilation décuplée. Crimes Of Passion prône le lâcher prise. Il s’agit d’un des plus beaux éloges du plaisir qui soit, totalement déculpabilisé. Une ode à l’épanouissement par le sexe, dans un pays qui ne l’autorise pas.
Bien que Tim Lucas ait lancé sur le site de video watch dog une mini polémique très intéressante sur l’étalonnage des couleurs dans une scène en particulier (1), nous ne pouvons que constater combien le transfert est magnifique, restituant à merveille toute la folie saturée de l’esthétique de Crimes of Passion. Revoir le Ken Russel dans ces conditions (et dans sa « director’s Cut » puisque les deux versions sont proposées) c’est quasiment le voir renaître sous nos yeux.
Barry Sandler après avoir évoqué sa carrière évoque sa collaboration avec Ken Russel comme un souvenir particulièrement heureux et galvanisant, toujours sur la même longueur d’onde. Ils eurent le projet d’un autre film ensemble qui ne se fit malheureusement pas. Rick Wakeman qui joua dans Lisztomania est quant à lui extrêmement bavard sur son travail avec Ken Russel et rappelle combien Russel, habitué des films musicaux portait particulièrement d’attention à l’illustration sonore. Il évoque comment avec le cinéaste il contribua à créer un climat bizarre et sexuel. Il reste définitivement ébloui par la créativité de Russel.
Les scènes coupées, sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles viennent souligner toute la charge politico-sociale du film et toutes les fêlures du couple, les frustrations, les signes d’une famille qui implose sous son apparence idéale. L’un alterne la discussion entre les deux potes et celle de leurs deux femmes respectives confirmant ces fantasmes non réalisés, ces vies ratés et ce fossé entre les conceptions de la sexualité. Une autre propose une confrontation entre Joanna et Bobby dans le lit après leur scène d’amour, quasiment la réplique visuelle de la séquence précédente dans le lit conjugal précédemment, premier signe d’une relation difficile à naître et des risques encourus. Si elles sont passionnantes séparément et confirment la mélancolie sous-jacente du film, elles ont sans doute gagné à ne pas être intégrées, sans doute trop démonstratives et parfois mélodramatiques – voire un peu archétypiques (le bavardage père/ fils, la rencontre de Joanna et de la femme de Bobby)
Crimes Of Passion (USA, 1984) de Ken Russel, avec Kathleen Turner, Anthony Perkins, Bruce Davison, Gordon Hunt
Blu-Ray + DVD édité par Arrow Vidéo et disponible sur leur site
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(1) Honnêtement, sans Tim Lucas, attaché à sa vision originelle du film, nous n’aurions probablement pas accordé d’attention à ses détails. L’étalonnage de la séquence en question qui rend la nuit trop claire, contribue surtout à souligner combien les nuits du couple du héros aussi ternes que ses journées, contrairement aux couleurs primaires de celles passées avec China Blue.
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