Kinji Fukasaku – « Shogun’s Samurai » (1978) [DVD/Blu-ray]

De la filmographie pléthorique de Kinji Fukasaku, le public français ne retient finalement pas tant d’oeuvres que cela, la notoriété dont jouit le cinéaste japonais étant le produit de ses yakuza eiga critiques et virulents du milieu des années 70 (la saga Combat sans code d’honneur entre 1973 et 1975 ; Le Cimetière de la morale en 1975), puis de ses deux derniers films faisant l’objet d’un culte aussi malsain que certainement mérité (la série de films Battle Royale [2000-2003]). Le reste du travail de Fukasaku a peu ou prou été progressivement placé dans les oubliettes, faisant de lui un cinéaste certes important de la fameuse Nouvelle Vague japonaise des années 60-70 mais n’ayant jamais atteint le prestige de ses contemporains que furent Seijun Suzuki, Nagisa Oshima ou Shoei Imamura. La société d’édition Roboto Films, en ressortant plusieurs longs métrages de ce réalisateur un peu trop oublié, dont ce Shogun’s Samurai réalisé en 1978 dans le foulée de ses succès dans le cinéma de yakuzas, fait donc presque œuvre d’exhumation, nous permettant de découvrir ou de redécouvrir une autre facette d’un artiste qu’il serait trop facile de cantonner dans cette seule mise en scène de la violence lui collant facilement à la peau.

Code d’honneur (©Roboto Films)

Shogun’s Samurai s’inscrit dans le genre très usité au Japon de la fresque historique, qui représente pour le cinéma nippon ce que le western est à l’échelle du cinéma classique américain : une façon de revisiter l’Histoire nationale, d’en interroger les soubassements par le biais de récits ultra-codifiés consitués de secrets d’alcôve, d’alliances et de contre-alliances, de trahisons et de fratricides, tout ceci émaillé de combats impressionnants rendant compte du caractère épique et tragique d’un Inconscient collectif se devant d’être nécessairement spectaculaire. Fort d’un budget conséquent délivré par la Toei, Kinji Fukasaku ne cherche jamais à pervertir le genre mais tend à le radicaliser par la richesse de son récit et par une virtuosité graphique ne cherchant jamais à fermer les yeux devant la brutalité inhérente aux multiples retournements de situation et autres trahisons jalonnant son histoire.

Cette dernière se déroule durant le XVIIème siècle ; le Shogun Tokugawa Hidetada décède de façon suspecte, la mort étant certainement due à un empoisonnement. Ses deux fils prétendent à sa succession : l’aîné, Iemitsu (Hiroki Matsukata), semble le plus légitime mais sa faiblesse physique, sa laideur et l’hostilité que lui porte sa mère pour ces raisons même font que le vaillant et vigoureux cadet Tadanaga (Teruhiko Saigo) lui est préféré par une partie de la cour. Deux clans s’affrontent alors sous les yeux gourmands de l’Empereur qui voudrait bien retrouver son pouvoir absolu en affaibilissant le shogunat, les combats de cette guerre fratricide étant orchestrés par la classe des guerriers samouraïs, dont le plus redoutable s’avère Yagyū Jūbei (Sonny Chiba), ancien élève du maître d’armes de Iemitsu.

Le samouraï et son maître d’armes (S. Chiba ; K. Nakamura) (©Roboto Films)

Et Kinji Fukasaku de faire de ce récit historique une fresque shakespearienne où l’obstination à se battre pour le pouvoir devient prétexte à un amoncellement de personnages dont la moralité et la conviction varient de séquence en séquence, multipliant les alliances et les mésalliances jusqu’à faire de la quête initiale une absurdité destructrice, mettant au ban les sentiments et le sens commun, transformant tout code moral en une forme de déshumanisation (le personnage du guerrier plaçant l’amour pour sa fiancée dévastée sous l’honneur de la guerre dans sa hiérarchie personnelle) et entassant les morts au combat jusqu’à rendre imperceptibles les enjeux originaux. La fresque historique placée sous l’égide d’un cinéaste à fort pouvoir urticant de la trempe de Fukasaku passionne alors moins pour son récit que pour ses multiples entrelacs l’opacifiant magnifiquement, jusqu’à le rendre éminemment abstrait. L’extraordinaire scène de combat montrant l’affrontement entre les armées des deux clans, au-delà de sa beauté graphique et de la géométrisation assez sidérante de sa mise en scène (on pourrait presque penser à la fameuse scène d’attaque à la dynamite d’Il était une fois la Révolution de Sergio Leone [1971]), contient en son sein cette volonté de désordre, les enjeux de la scène étant retournés à deux reprises, l’attaque étant un traquenard dans lequel s’enchâsse finalement un second traquenanrd de la part de ceux qui semblaient attaqués, créant alors une sorte de marasme génial dans lequel on ne peut plus savoir avec certitude qui assaille qui, chaque mort devenant alors le résultat d’une cause de plus en plus indéterminée et nébuleuse.

L’absurdité de la guerre pour la vanité du pouvoir (©Roboto Films)

Dans cette opacité réside toute la force critique de Fukasaku, qui a connu la Seconde Guerre mondiale comme adolescent, puis l’occupation américaine qui s’en est ensuivie, source principale de corruption de la Nation nippone qui l’on en croit ses fameux films de yakuzas. En filmant sans respiration les secrets du pouvoir, les stratégies martiales, les combats et leur déshumanisation, en usant des codes tragiques (parricides, fratricides, fatum dans tous les recoins du long métrage), en obscurcissant les enjeux au fur et à mesure de l’avancée de l’intrigue sans cependant chercher à mettre au rebut une rigueur formelle tenue du début à la fin, le cinéaste fait de Shogun’s Samurai une œuvre forte sur la vanité du pouvoir génératrice d’un chaos aussi inutile que criminel, comme le montre sans ambages une dernière séquence d’une cruelle ironie. Et ce film historique remarquable de devenir une sorte d’étonnant avatar en costumes et à gros budget des fameux yakuza eiga de Kinji Fukasaku, eux-mêmes traversés de part et d’autre par la barbarie créée par la quête du pouvoir et par le désordre qui en est la conséquence directe et terrible.

Outre le film, le Blu-ray/DVD de Shogun’s Samurai édité par Roboto Films contient :

  • Livret contenant des photos de tournage
  • Essai de Tom Mes, auteur de « Agitator« , « Iron Man : the cinema of Shinya Tsukamoto« …
  • Essai de Robin Gatto, auteur de « Hideo Gosha, cinéaste sans maître« 
  • Seconde partie de l’entretien vidéo avec Jean-François Rauger, Directeur de la programmation à la Cinémathèque de Paris (la première partie se trouvant dans l’édition de Violent Panic : The Big Crash du même Kinji Fukasaku, sorti conjointement)
  • Entretien vidéo avec Olivier Hadouchi, Auteur de « Un cinéaste critique dans le chaos du XXe siècle« 
  • Bande annonce originale
  • Nouvelle bande annonce exclusive Roboto

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A propos de Michaël Delavaud

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