C’est dans sa plus ferme évidence que Feux Dans La Plaine puise sa puissance tétanique. Une efficacité froide, presque déshumanisée et organique menant à la folie son personnage. L’horreur dans son plus simple appareil. Nue, dénuée de tout artifice. Une épouvante qui donne sa sève au film et qui trouvera un écho dans les gestes antimilitaristes des décennies à suivre (on pense à Fuller, Cimino …). Lorsqu’un avion passe, les troupes se jettent au sol comme pour se faire oublier du regard assassin des cieux, s’en suit une pluie de balles dont certains se relèveront pour continuer leur ascension dans le silence et l’abnégation. Certains, seulement…
Laissé pour seul survivant suite à un bombardement meurtrier au cœur des Philippines au cours du mois de février 1945, Tamura, tuberculeux rejeté de toutes parts, fuit les lambeaux de mort qui jonchent sont chemin de survie laissant la folie pour unique échappatoire.
Un tel axiome rend complexe la chronique. Un film frappant, impitoyable bien loin de l’univers méconnu et variable de Kon Ichikawa, cinéaste étiqueté humain, ici plus corrosif que véritablement empathique envers ses personnages. La limpidité du film – et de La Harpe de Birmanie, moindre film presque antithétique sorti trois ans plus tôt et avec lequel il formerait une sorte de diptyque – trouve place dans son infrastructure même. Ainsi, l’absurdité et la vanité de l’honneur d’un pays vaincu à même la vision des soldats japonais donnent corps au film et se contentent – comme si la cause ne requérait même pas de démonstration – de donner à voir l’évidence de son propos. Là où d’autres choisirent l’après, le poids d’une guerre sur une patrie, sa reconstruction, Ichikawa choisit l’agonie d’une nation. Ses dernières semaines d’insoutenable souffrance. Le personnage rescapé se faisant métaphore de la patrie.
De cynisme et d’humour, le film est bien chargé. Rapidement, les scènes se répondront et certains gestes de par leur systématisme se lesteront de comique (les chaussures détrempées voguant de cadavre en cadavre…). On apprend aussi dès le départ (au travers d’une incroyable gifle inaugurale) que le héros n’est pas assez malade pour avoir le droit de mourir dans la relative sérénité d’un hôpital mais trop pour pouvoir concrètement combattre. C’est donc en observateur de l’immonde, sans but ni orientation, qu’ère notre mort-vivant de héros, dans les catacombes d’une boucherie à ciel ouvert.
Outre ses nombreuses qualités et sa radicale fonctionnalité, Feux Dans La Plaine n’est pas exempt de défauts. Si la plupart de ses scènes sont admirables, on peut y voir une certaine redondance (probablement pour signifier avec persistance le caractère absurde de toute entreprise guerrière) et une première demi heure déstabilisante tant sa velléité de fuir tout repère narratif et visuel à l’instar du personnage et au détriment, parfois, de la lisibilité. Ces parti-pris pourront lasser voir donner au spectateur une ouverture vers la dérive. D’autant que le truisme des questions soulevées n’appelle aucunement l’insistance pour amener à la compréhension. Le film, plus que jamais limpide, donne rapidement toutes ses clefs. Les limites du patriotisme, du dévouement aux idéaux n’équivaudront jamais à la survie instinctive. Ce point donnant pourtant à voir quelques instants quasi animistes aussi sublimes qu’insoutenables. L’homme devient bête, la faim se fait animale, le frère : vautour.
Âpre, douloureux, éprouvant sont donc les adjectifs correspondant avec le plus de précision à ce film dont l’évidence et la spécificité monomaniaque peuvent pourtant rebuter. Un film rude et passionnant dans un premier temps, qui délaisserait ensuite son relief pour l’unique rugosité. Comme une bande abrasive arrachant jusqu’aux plus fines couches de vernis sur les esprits guerroyant comme sur les esprits sains. Une bande qui n’aurait jamais fini de tourner – fut-ce au dépend de la concision – jusqu’au plus profond de l’enlisement moral, politique, philosophique…
Jusqu’au plus profond de l’enfer.
Et Rimini de nous proposer une jolie galette (la jaquette esthétique) qui offre une belle restauration de l’image et du son et, en guise de supplément, une intéressante interview de quarante minutes de Bastian Meiresonne, auteur du Dictionnaire du Cinéma Asiatique (Ed. Nouveaux Horizons) .
Feux dans la plaine (Japon, 1959) de Kon Ichikawa, avec Eiji Funakoshi, Osamu Takizawa, Mickey Curtis. Blu-ray et DVD édités par Rimini
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