On raconte que c’est pour calmer les ardeurs dépensières de Kon Ichikawa que la société de production Daiei, qui n’avait pas retrouvé ses mises dans les films réalisés peu avant par le réalisateur, lui a confié, entre autres projets, celui de La Vengeance d’un acteur.
La Vengeance d’un acteur était un mélodrame probablement considéré comme dépassé. Une première version – en trois volets – avait été réalisée en 1935 et 1936 par Teinosuke Kinugasa. Kinugasa est crédité comme co-scénariste dans la version de Kon Ichikawa.
Le récit est une adaptation d’un récit feuilletonesque de l’écrivain Otokichi Mikami, datant de 1934, non traduit en français (1).
Il faut cependant savoir que, dans les années soixante, la Daiei va connaître de gros problèmes financiers – et c’est le caractère dispendieux du producteur qui en est à la tête, Masaichi Nagata, qui est évoqué à ce propos -, et fait faillite en 1971.
Le moins que l’on puisse dire est que Kon Ichikawa a tiré son épingle artistique du jeu…
Le metteur en scène a engagé pour le rôle principal un acteur alors fort célèbre au Japon, Kazuo Hasegawa. Hasegawa s’initie très tôt au Kabuki. Il apparaît pour la première fois à l’écran à 19 ans et a travaillé sur quelque 300 films. La Vengeance d’un acteur serait le 300e ; il en est fait mention dans un carton d’introduction. Kazuo Hasegawa jouait le même rôle dans la version de Teinosuke Kinugasa, mais il portait à cette époque le nom de scène de Chōjirō Hayashi.
L’action se déroule dans les années 1830, durant l’ère Tenpō – époque Edo. L’acteur de la diégèse se nomme Yukinojō Nakamura. C’est un onnagata – ou oyama -, c’est-à-dire un homme jouant un rôle de femme, qui fait partie d’une troupe d’Osaka. Sa vengeance sera celle qu’il exercera à Edo – l’ancien nom de Tokyo (2) – contre ceux qui ont mis en faillite son père, alors que lui était enfant, et poussé ses deux parents au suicide. Les coupables sont le seigneur Dobé et les marchands Kawaguchiya et Hiromiya.
Yukinojō Nakamura est aidé par l’homme qui l’a adopté, qui dirige sa carrière d’acteur et joue pour lui un rôle de mentor, Kikunojō Nakamura.
Durant l’ère Tenpō, une grande crise ravage le pays. La famine sévit et des révoltes paysannes ont lieu – l’une d’elles, célèbre, est menée à Osaka par un samouraï du nom d’Ōshio Heihachirō qui finira par se suicider.
Ces événements constituent le contexte socio-économique dans lequel se déroule le récit. Mais ils aident aussi le protagoniste à réaliser sa vengeance. Mal en prendra au marchand Kawaguchiya de vouloir spéculer sur le prix du riz.
Ce qui frappe et émeut est le mélange des genres auquel a recours Kon Ichikawa. On navigue entre la tragédie, le drame sentimental et le film d’action. La bande-son qui alterne musique traditionnelle, musique mélodramatique et ambiance jazz participe de cette composition richement hétéroclite.
Le héros, Yukinojō Nakamura, va utiliser la superbe fille du seigneur Dobé, nommée Namiji, pour arriver à ses fins. Elle est amoureuse de lui et on sent que lui est déchiré entre l’attachement à cet être pur et sa mission vengeresse qui va en impliquer le sacrifice.
Yukinojō Nakamura a été formé à l’escrime et il se défend avec force et adresse quand il est attaqué. L’intérêt des combats au sabre ou au poignard vient de ce que Kon Ichikawa filme moins les actions et les coups censés être portés par les belligérants que les scintillements de la lumière sur les lames et les mouvements de ces lames brillantes dans l’obscurité qui acquièrent une dimension abstraite, quasi surnaturelle – les scènes concernées ont lieu la nuit.
La pénombre envahit souvent l’écran comme une masse d’encre et la lumière n’éclaire que quelques points précis où se trouve un élément de décor, un personnage. Les éclairages peuvent varier au sein d’un même plan – take – et renvoyer à différents niveaux de réalité. Ces dispositifs et procédés confèrent une dimension théâtrale (3) et picturale – une peinture dynamique – aux images. Les personnages, quand ils sont filmés dans des plans larges – wide shot –, où domine justement l’obscurité, apparaissent comme des miniatures, des marionnettes. On pense aux spectacles de Jōruri (4). Le premier film de Kon Ichikawa, intitulé La Fille du Temple Dojo et datant de 1946, était un spectacle d’animation réalisé avec des marionnettes et adapté d’une pièce de Bunraku. Le Bunraku est dérivé du Jōruri.
Cette façon de filmer les êtres donne tout son poids au destin qui est censé les dominer, parfois les écraser.
Kon Ichikawa utilise par ailleurs avec brio le CinémaScope (procédé précisément appelé Daiei Scope, du nom de la société de production) en composant certaines images avec des lignes droites, plus ou moins horizontales, comme celle formée par une corde ou celle qui l’est par une ruelle très étroite vue en plongée et que laisse entrevoir un ensemble de toits de maisons occupant la plus grande partie du champ. Mais aussi en partageant le plan entre une zone lumineuse où se trouve Yukinojō Nakamura et une paroi, une cloison souvent sombre symbolisant la position du personnage qui cache son jeu, ses intentions, la vraie nature de ses sentiments.
Un spectacle coruscant à ne pas manquer.
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1) Pour constituer le sien, l‘écrivain Otokichi Mikami s’est inspiré de récits de vengeance de l’Américain Johnston McCulley, l’inventeur de Zorro – The Avenging Twins, 1923 -, et de pièces de Kabuki représentant des voleurs et intitulées Trois Kichisaburōs vont faire des courses au Nouvel An dans le quartier des plaisirs (1860) et Cinq hommes sur les blanches vagues (1862).
De nombreuses adaptations filmiques ont été réalisées au Japon à partir du texte d’Otokichi Mikami, mais les plus célèbres sont bien celles de Teinosuke Kinugasa et de Kon Ichikawa.
(Cf. https://ja.wikipedia.org/wiki/雪之丞変)
2) À cette époque, celle d’Edo (et ce jusqu’en 1868), Kyoto est encore la Capitale, où loge l’Empereur, mais le Palais du Shogun – qui dirige de fait le pays – se trouve à Tokyo.
3) Des voleurs sévissent à Edo. Parmi eux, Yamitaru, une sorte de Robin des Bois qui s’interroge sur ce qui se trame autour de lui, commente avec bienveillance les actions du héros. Sa présence renforce la dimension du film ici évoquée, son aspect de fable – mais, avec ses comparses, il apporte aussi une touche comique au récit. L’acteur Kazuo Hasegawa, qui interprète le rôle de l’acteur diégétique Yukinojō Nakamura, interprète aussi celui de ce voleur. C’était déjà le cas dans la version de 1935-1936 réalisée Teinosuke Kinugasa – il interprétait en plus le rôle de la mère de Yukinojō Nakamura.
Puisque l’on parle de commentateur, il faut savoir que la voix interne du Yukinojō Nakamura mis en scène par Kon Ichikawa en 1963 est portée par le célèbre benshi – narrateur de films (muets) – Musei Tokugawa.
4) Entrée 234 : « Ningyō-jōruri », in Dictionnaire historique du Japon, volume 15, Publication de la Maison Franco-Japonaise / Librairie Kinokuniya, Tokyo, 1989, pp.162/163.
https://www.persee.fr/doc/dhjap_0000-0000_1989_dic_15_1_927_t1_0162_0000_2
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Informations :
La Vengeance d’un acteur a été restauré en 4K.
Le DVD/Blu-Ray est publié par les Éditions Rimini.
Le film est accompagné de deux bonus :
* Un entretien dans lequel Bastian Meiresonne propose un commentaire sur l’oeuvre. Bastian Meiressone est critique de cinéma ; co-auteur de Le Cinéma japonais contemporain, Écrans éditions, Paris, 2012.
* Un documentaire de Nagisa Oshima réalisé en 1994 pour la BBC : Un siècle de cinéma japonais.
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Enrique Seknadje
Un grand merci à vous, Judith Abitbol.
Judith Abitbol
toujours passionnantes d’érudition et de précision, les critiques d’Enrique Seknadje. Merci