Lamberto Bava – « Delirium / Body Puzzle » + « Lamberto Bava conteur-né » de Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele

Dans les nombreuses interviews qu’il a accordées et il le répète dans l’ouvrage d’entretien qui lui est consacré, Lamberto Bava, un conteur né de Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele, le fils de Mario n’a pas d’appétence particulière pour le giallo, appuyant son argumentaire en prétendant qu’il n’en a pas vraiment réalisé, ce qui reste objectivement contestable. Son attirance naturelle va du côté de l’horreur, du fantastique et du merveilleux. Il est particulièrement attaché à ses feuilletons désuets réalisés pour la télévision italienne, comme La Caverne de la rose noire ou Desideria, ces sucreries délicieuses diffusées pendant les fêtes de Noël. Ses déclarations suscitent de l’étonnement au regard d’une partie de sa filmographie : La Maison de la terreur, Morirai a Menazzotte, les deux films qui nous concernent et une partie de ses téléfilms. Ils s’apparentent tous tant d’un point de vue thématique que formel au giallo. Les propos ne sont pas insensés à y regarder de plus près. Il émane toujours une volonté chez Lamberto Bava de faire un pas de côté, de décentrer le genre pour le confronter à d’autres univers même proches. Morirai a Menazzotte, sans parler de démarquage, est sous forte influence de Body Double, lui empruntant au moins deux séquences clés, dont la séance d’essayage dans le magasin de lingerie.

Carlotta Films | Delirium

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L’ombre de Brian De Palma plane aussi sur Delirium qui emprunte une esthétique publicitaire très années 80, l’assimilant à une sorte de proto Hollywood Night. Néanmoins, l’intrigue qui se situe dans le milieu de la photo de charme, possède toutes les caractéristiques du giallo traditionnel. Le récit prend pour cadre une luxueuse villa postmoderne rappelant Ténèbres avec ses façades immaculées, ses baies vitrées et sa piscine bleu azur. Ancien mannequin ayant hérité de la fortune de son défunt mari, Gioia dirige un magazine type New-Look intitulé Pussycat, ce qui déjà en dit long sur une forme d’ironie grotesque assumée. Autour d’elle gravite un monde branché et vampirique, entre jalousie et bienveillance. Cet univers de faux-semblants devient un petit théâtre morbide dès lors que rentre en scène un tueur s’en prenant à son entourage. Gioia reçoit, après chaque meurtre, une photo des cadavres dans un dispositif morbide associé à ses propres clichés lorsqu’elle posait nue devant les objectifs.

DELIRIUM - Horror-ScaryWeb.com

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L’influence – consciente ou non – de 6 femmes pour l’assassin imprègne le film de la première à la dernière image. Mais comme pour se débarrasser de cette encombrante filiation, Lamberto Bava introduit des éléments surréalistes inattendus, qui ne transcendent pas le genre, mais le revitalise à une époque où il est au point mort. Le mystérieux assassin perçoit ses victimes comme d’étranges figurines sorties d’un imaginaire iconoclaste : leur visage se substitue à une tête de cyclope ou à celle d’une abeille dans des mises à mort sophistiquées, dernier souffle d’un style moribond. Le fétichisme outrancier et le voyeurisme assumé contaminent une intrigue mécanique qui se suit sans déplaisir. Les meurtres s’enchaînent et les suspects potentiels défilent parfois jusqu’à l’absurde (que vient faire George Eastman dans une peau de bête, d’autant qu’il disparaît assez vite de l’écran ?). Il est amusant aussi de constater à quel point Lamberto Bava est gêné par la nudité, passage obligatoire d’un érotisme suranné qui culmine lors d’une ridicule scène de sexe dans une baignoire digne des pires téléfilms roses diffusés jadis sur M6. On sent la présence encombrante du coproducteur Luciano Martino très porté sur la chose. Piètre directeur d’acteurs, Lamberto Bava peine aussi à diriger ses comédiens, en l’occurrence les seconds rôles statiques et inexpressifs comme s’ils n’étaient que des éléments de décors. Des éléments séduisants quand il s’agit d’admirer la plastique de la chanteuse Sabrina Salerno, connue pour son tube planétaire Boys boys boys. En revanche, on est embarrassé de voir à quel point Daria Nicolodi est mal utilisée, réitérant sa partition déjà médiocre dans Opéra (sorti la même année d‘ailleurs). Heureusement, Serena Grandi est plutôt crédible dans le rôle principal. Cela dit, Delirium s’apprécie pour ce qu’il est : un simulacre de giallo clinquant et distancié, pas loin du pastiche, évoluant dans un espace lumineux nimbé de filtres bleus et rouges. Dans cet environnement luxueux et surchargé, Lamberto Bava compose de savants cadrages et de très habiles mouvements de caméra participant au climat sensuel et vénéneux d’un film plus malin qu’il n’y paraît. Il paie aussi son tribut à Hitchcock avec un gentil voyeur handicapé qui observe la petite société du spectacle par le bout de la lorgnette, jusqu’à intervenir à un moment opportun assez croustillant confirmant l’hypothèse que rien n’est à prendre réellement au sérieux. Entre nostalgie et désir d’innover, ce petit thriller de série, sorti à l’époque sous le titre Sentence de mort (La foto de Gioia pour l’original italien), vaut bien mieux que sa réputation, de par son rythme soutenu malgré son manque de tension, son humour grinçant et ses effusions de sang très graphiques.

Body Puzzle, un film de 1992 - Télérama Vodkaster

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Plus obscur, Body Puzzle s’éloigne encore davantage du giallo tel que les aficionados le définissent, sous forme de wodunit alambiqué avec un tueur masqué usant d’une arme blanche pour souiller ses victimes. L’identité du coupable est dévoilée dès les premières minutes. Cette frustration – de courte durée, rassurez-vous – est atténuée grâce à un scénario retors, ne reposant pas sur le « qui », mais sur le « pourquoi ». Tracy est une jeune femme qui vient de perdre son mari. Terrassée par le chagrin, la veuve n’est pas au bout de ses peines. Un serial-killer, qui prélève les organes de ses victimes, sévit autour d’elle. Il ritualise les mises à mort en écoutant du Moussorgski, un toc comme un autre après tout. Plus troublant encore, la tombe de son mari est profanée. Un inspecteur, un peu moins inerte qu’à l’accoutumée, relie les deux enquêtes et pense que Tracy se trouve en danger. Sans surprise, la clé de la vérité est à chercher du côté de Tracy. 5 ans séparent Delirium de Body Puzzle, qui souffre d’un style (télé)visuel frustrant pour une œuvre tournée en 35 mm. La photographie pourtant signée par l’immense chef-opérateur Luigi Kurveiller – Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon et Profondo Rosso, excusez du peu – baigne dans des couleurs ternes, tirant vers un marron boisé. Les décors sonnent un peu faux, comme si les auteurs avaient souhaité les associer à un environnement anglo-saxon, délibérément passe-partout. Cette neutralité esthétique empêche le film d’infuser une atmosphère singulière caractéristique du cinéma d’exploitation transalpin. Dans ce contexte, Lamberto Bava mise sur la sobriété, se privant d’audaces graphiques, à l’exception d’un étonnant meurtre dans des toilettes qui semblent parachuter d’un autre film où la caméra en contre plongée à l’intérieur des WC, filme une main tranchée. Cette séquence triviale et inventive rassure quant au talent formel de son auteur. Il réussit aussi un magnifique moment de pure mise en scène avec le meurtre de l’institutrice devant ses élèves aveugles, preuve d’une maîtrise du découpage et du hors champs avec ce très beau plan du sang qui jaillit sur les enfants impassibles.

Coffret 2 films de Lamberto Bava – La Boutique Carlotta Films

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Excepté ces fulgurances éparses, le cinéaste, devenu à cette période un mercenaire pour la télévision, lui permettant d’explorer d’autres domaines, ne cherche pas l’épate, ce qui paradoxalement le libère de son passé, de sa trop grande promiscuité avec l’univers de son père et de Dario Argento. À défaut d’en mettre plein la vue, Body Puzzle révèle un cinéaste attaché à construire des personnages plus complexes que d’habitude, fortement épaulé par des comédiens (ou une direction d’acteurs) compétent(e)s, y compris en ce qui concerne la galerie de vieilles gloires qui défilent. Le couple Tomas Arana-Joanna Pacula fonctionne bien. Autour d’eux, le français François Montagut compose un personnage psychotique crédible grâce à son physique aquilin inquiétant. Gianni Garko, Erika Blanc, Bruno Coravazzi ou encore Giovanni Lombardo Radice, des acteurs phares du bis italien des années 60/70 qui tiennent parfaitement leur rôle, apportent une consistance à un scénario co-écrit par le cinéaste Dominico Paolella, réalisateur des excellents L’Île des filles perdues et Le Secret de l’épervier noir. En abandonnant le style coloré et baroque de Demons, Lamberto Bava se recentre sur une histoire plutôt bien écrite à un twist près, limite grossier, défiant la suspension d’incrédulité du spectateur. Cette rigueur – rigidité ? – formelle que certains assimilent à de la fadeur empêche le film d’atteindre des sommets mélancoliques et tragiques auxquels il aspire. Il n’en demeure pas moins un thriller d’honnête facture, assez impersonnel, mais qui marque paradoxalement chez le cinéaste une ambition et un désir de sortir du cinéma bis pour le pire et le meilleur.

Dans les bonus de cette très belle double édition bénéficiant de copies restaurées inespérées, Gerald Duchaussoy et Romain Vandestichele livrent une analyse pointue et décontractée à deux voix des deux films.

Lamberto Bava, conteur-né - Le frisson et l'émerveillement - Livre – La Boutique Carlotta Films

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Pour compléter la vision de ses deux raretés, jetez-vous sur le livre d’entretien sur le cinéaste par – à nouveau – Gerald Duchaussoy et Romain Vandestichele, Lamberto Bava, conteur-né, conversations passionnantes scindées en deux parties où on découvre un artisan humble et passionné, qui ne parle pas tant de ses films que de ses rencontres, son amour pour l’archéologie et la musique. Quelqu’un qui cite Magma ne peut pas être inintéressant, quoiqu’en dise le comédien Luigi Montiefori dans une interview où il traite Lamberto d’imbécile. Une pique injuste réparée par ce petit ouvrage qui se dévore d’une traite tant la générosité du réalisateur vous emporte au gré d’anecdotes, de confessions familiales, de réflexions sur sa vision du cinéma et ses passions diverses. Rendons aussi grâce aux deux intervenants pour leur approche sensible du cinéaste grâce à leurs questions pertinentes et ouvertes, permettant à Bava Jr de se sentir à l’aise et de brouiller parfois l’image qu’on a de lui. Un achat indispensable, édité par Carlotta également, pour tous les admirateurs du plus sous-estimé des cinéastes populaires italiens.

 

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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