Sorti en salles en 1994, inédit en vidéo jusqu’en 2007 et aujourd’hui révéré par une fanbase restreinte mais passionnée, Giorgino de Laurent Boutonnat célébrait récemment ses trente ans par une ressortie en salles en version restaurée et s’offre aujourd’hui sa toute première édition Blu-Ray. À l’occasion de cet anniversaire-événement, retour sur l’un des films français les plus inspirants et injustement méconnus des années 1990. 

© Potemkine

Si Laurent Boutonnat signe son premier long-métrage à 17 ans – La Ballade de la féconductrice (1980) entré dans la légende pour avoir écopé d’une interdiction aux moins de 18 ans l’empêchant, de fait, d’aller voir son propre film au cinéma – c’est véritablement grâce à la chanson qu’il connaît le succès en devenant, du milieu des années 80 jusqu’à la fin des années 2000, le compositeur attitré de la chanteuse Mylène Farmer, mais également – de 1984 à 1992 – le réalisateur de ses 15 premiers clips. Ces derniers lui offrent alors l’occasion de montrer son talent de metteur en scène, ce qu’il fait en signant pour son égérie – qui elle-même aspirait, avant de chanter, à une carrière d’actrice – une majorité, non pas de clips à proprement parler, mais de courts-métrages scénarisés (pour la plupart en CinémaScope et costumes d’époque) de 8 à 18 minutes, emboitant le pas à Madonna et Michael Jackson (initiateurs de la tendance) et s’imposant ainsi comme le pionnier européen du clip cinématographique. En moins de dix ans ces films muets et léchés, aujourd’hui aussi cultes que les tubes qu’ils accompagnent, font leur renommée et le duo Farmer-Boutonnat, en rêvant de cinéma, marque l’Histoire de la variété française. 

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Cette réussite sans nuage pousse vite Laurent Boutonnat à mettre en chantier son projet le plus ambitieux : un film gothique et romanesque à (très) gros budget qu’il choisit – selon la même méthode de production que pour ses clips et albums précédents – de financer lui-même à hauteur de 68%, tourne en anglais avec une équipe internationale et dont il offre tout naturellement à Mylène Farmer le premier rôle féminin. Porté par (et bien souvent réduit à) la chanteuse, seule vedette du casting – le rôle-titre, bien plus important à l’écran, ayant été confié à l’américain Jeff Dahlgren, dont ce sera le seul film – le projet, nécessitant des décors enneigés, sera mis en boîte en ex-Tchécoslovaquie entre les studios Barrandov de Prague et le parc naturel des Tatras, où les conditions météorologiques s’avèreront, contre toute attente, catastrophiques avec un froid polaire et un manque de neige occasionnant gel de caméras, bouleversements de planning et dépassements budgétaires… 

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Tourné pour un total de 80 millions de francs – soit environ 20 millions d’euros en 2024 – résultat d’une gestation de près de dix ans (incluant neuf mois d’écriture avec le scénariste Gilles Laurent, environ cinq ans de quête de financement, repérages et autres projets annexes, entre six mois et un an de pré-production, cinq mois de tournage, plus de dix mois de montage et un travail de sonorisation sans précédent dans le cinéma français) le film, écrit et minuté pour une durée maximale de deux heures, en durera finalement trois.

D’abord annoncé pour le 24 août, il sortira le 05 octobre 1994 en V.O. et en V.F. dans 36 salles, dont 25 en Île-de-France. Outre cette distribution anémique pour un projet si coûteux, Giorgino doit faire face à une concurrence des plus rudes – il sort le même jour que Forrest Gump, en plein succès de Léon et Speed et juste avant True Lies – mais également aux conséquences d’une promotion tardive et insuffisante – Mylène Farmer et Laurent Boutonnat n’accordant, la semaine de sa sortie, que très peu d’interviews dans lesquelles ils apparaissent exténués et/ou mal-à-l’aise – et enfin à la critique, au mieux mitigée, au pire assassine, certains journalistes allergiques au style Farmer-Boutonnat (et à sa popularité) en profitant pour régler leurs comptes à peu de frais, blâmant publiquement le cinéaste pour ce film qu’ils jugent « trop long », « trop noir », parfois « vide » et surtout trop semblable, par son iconographie, à « un long clip de Mylène Farmer ».  

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Mal distribué, mal marketé, à la fois trop déroutant pour un grand public et trop « populaire » aux yeux des plus élitistes, Giorgino totalisera 60 000 entrées, quittera l’affiche après trois semaines d’exploitation et restera l’un des flops les plus retentissants du box-office français. Meurtri et ruiné par cet échec, Laurent Boutonnat prend alors la décision radicale entre toutes de racheter l’intégralité des droits du film afin d’empêcher sa sortie en VHS, rendant Giorgino invisible pendant treize ans. Seule exception : Canal+, partenaire du projet, le diffusera quatre fois en 1995 et des enregistrements amateurs de ces passages s’échangeront sous le manteau, quasi-exclusivement parmi les fans de Mylène Farmer. Treize années durant, ces passionnés sauveront le film de l’oubli, entretenant son culte et cumulant, dans des fanzines puis en ligne, toutes les informations possibles à son sujet. 

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Il faudra attendre 2007 pour que Laurent Boutonnat, vraisemblablement apaisé par les ans, accepte de le sortir en DVD, à l’époque chez Pathé. Devenu trouvable mais demeuré peu connu et extrêmement clivant en dehors de son public acquis, Giorgino n’avait donc plus fait parler de lui depuis plus de seize ans lorsque fut annoncée, à l’été 2024, l’improbable nouvelle de sa sortie imminente en Blu-Ray – cette fois-ci chez Potemkine – dans une version entièrement restaurée. 

Précédée d’une projection unique au Max Linder Panorama – où une ovation triomphale fut faite au réalisateur, présent à la surprise générale – elle-même suivie de séances spéciales dans toute la France à l’occasion des trente ans du film, cette nouvelle étape est sans doute l’une des plus prometteuses de son Histoire. Car à l’heure où sa notoriété se résume encore majoritairement aux cercles de fans de Mylène Farmer, il est à espérer que l’entrée de Giorgino dans le catalogue de Potemkine lui ouvrira enfin les portes d’un public plus large, susceptible à son tour de le découvrir (et de l’aimer) pour ce qu’il est : un extraordinaire objet de cinéma. 

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Mettant en vedette Jeff Dahlgren et Mylène Farmer aux côtés de Jean-Pierre Aumont (ici dans l’un de ses derniers rôles) Louise Fletcher (inoubliable Nurse Ratched de Vol au-dessus d’un nid de coucou) Joss Ackland (vu notamment dans Le Sicilien, L’Arme fatale 2 ou À la poursuite d’Octobre rouge) Frances Barber (actrice britannique aperçue en France chez Jacky Cukier et Jacques Doillon) Christopher Thompson ou encore Albert Dupontel – dans une apparition valant largement le détour – Giorgino surprend en effet par la singularité de son atmosphère, mais également par celle de son intrigue et la multitude de savoirs-faire techniques qu’aura exigé, plus que pour bien d’autres longs-métrages, sa conception.

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Plongeant dès ses premières minutes le spectateur dans un monde à la fois familier et indéfinissable – la France de 1918, librement reconstituée en studio et au coeur des montagnes slovaques, distillant le sentiment étrange que le pays représenté à l’écran « est la France mais pourrait être la Russie », de l’aveu même de Laurent Boutonnat – le film s’inscrit dans le genre (peu souvent abordé d’une telle manière au cinéma) du conte gothique. Flirtant avec le fantastique sans jamais complètement y céder, servi par une direction artistique faite d’expressionnisme, de neige, de ciels chargés, de forêts inquiétantes, de vieilles maisons, de fantômes et de loups potentiellement imaginaires – pour un résultat entre giallo et romantisme slave – Giorgino commence d’entrée de jeu comme un voyage à travers l’inconnu, à l’image de celui que s’apprête à effectuer son héros, Giorgio Volli.

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Mort en sursis car intoxiqué au gaz moutarde, ce jeune médecin fraîchement démobilisé ne manifeste qu’un désir : retrouver les orphelins dont il s’occupait avant la guerre puis, lorsqu’il apprend leur mort par noyade, comprendre ce qui leur est réellement arrivé. Cette vraie-fausse enquête aux conclusions surprenantes n’est toutefois pas le véritable sujet du film, celui-ci s’avérant être la quête, existentielle et tragique, de l’enfance retrouvée. Pour Giorgio, ce but prend les traits de Catherine, jeune femme attardée – et donc éternelle enfant – dont il tombe amoureux et qu’il s’évertuera à protéger, sans se rendre compte qu’« on ne peut embrasser Catherine sans embrasser la folie » (dixit l’auteur). 

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Autour d’eux gravite une galerie de personnages comprenant des villageoises rendues monstrueuses par le malheur, un abbé bienveillant mais résigné, une gouvernante ambiguë, des médecins-bourreaux – dont les scènes, mémorables, donnent à voir ce qu’étaient les asiles d’aliénés en 1918 – et des loups auxquels les enfants sont les seuls à croire tandis que les adultes se tournent vers d’autres formes de superstition…

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Freak-show macabre et sadien – témoin de l’amour immodéré de son réalisateur pour le bizarre, le glauque, les visages et surtout les « gueules » – Giorgino est également remarquable pour la multitude d’influences qu’il convoque. Imprégné de culture slave – on pensera notamment aux russes Dostoïevsky et Tarkosvky, pour lesquels Boutonnat n’a jamais caché son admiration, mais aussi à Konchalovsky ou encore, côté polonais, à Żuławski, dont l’univers et surtout les premiers films préfigurent à bien des égards l’oeuvre de Laurent Boutonnat – le film renvoie également à la culture britannique, invoquant tour-à-tour la fièvre des soeurs Brontë, d’Henry James ou du Ken Russell des Diables (1971)… et bien sûr les fresques historiques de David Lean. 

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Difficile enfin de ne pas songer à Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) – où l’on retrouve, outre la présence de Louise Fletcher, le sujet des asiles et de l’aliénation – et bien évidemment au cinéma de Roman Polanski, maître des ambiances oppressantes s’il en est… et dont Laurent Boutonnat s’offre ici les services de l’un des plus illustres collaborateurs : le chef décorateur Pierre Guffroy. Oscarisé pour Tess (1979), césarisé pour Que la fête commence (1976) Pirates (1987) et Valmont (1990) et ayant officié, entre autres, pour Cocteau, Godard, Truffaut, Bresson, Buñuel, Gavras et Verneuil, celui-ci trouve avec Giorgino l’un de ses terrains d’expression les plus fertiles et signe pour lui des décors somptueux, donnant corps à toute la moiteur étouffante – dans la lignée de son travail sur Frantic (1988) et surtout Le Locataire (1976) – voulue par Boutonnat. 

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À ces décors s’ajoutent les costumes de Carine Sarfati (nommée trois fois aux Césars durant la suite de sa carrière) les maquillages – aussi bien naturalistes qu’expressionnistes – de Didier Lavergne (oscarisé pour La Môme en 2008) et bien sûr la photographie, que signe le chef opérateur Jean-Pierre Sauvaire. Ayant notamment oeuvré plus tard sur Taxi (1998) et Vidocq (2001) ce technicien émérite grave ici des images aux antipodes de ces deux longs-métrages, exaltant les nuances de gris, d’ocre et de brun dans des textures veloutées, presque vaporeuses, et des cadrages – les siens ou ceux de Laurent Boutonnat – évoquant aussi bien Gustave Doré que le Vilmos Zsigmond de John McCabe (1971) ou La Porte du Paradis (1980). 

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S’appuyant sur des références remontant, pour la plupart, aux années 1970 et usant délibérément d’un très grand nombre de techniques au bord de la désuétude dans les années 1990, parmi lesquelles le recours à des décors conçus le plus « à l’ancienne » possible, à des toiles peintes faisant office de fonds pour certains plans, ainsi qu’à des matte paintings contribuant largement à l’aspect pittoresque du film… Giorgino comporte deux exceptions à cette démarche : la première concerne l’utilisation, parcimonieuse et invisible à l’oeil nu, d’images de synthèse dans sa dernière séquence – dont le contenu, qui ne sera pas révélé ici, aura surtout représenté un immense défi logistique et dont l’informatique n’aura servi qu’à parfaire le rendu – et la seconde concerne sa bande sonore. 

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Conçue par le monteur-son Jean Goudier – césarisé pour Le Hussard sur le toit (1996) et Gainsbourg, vie héroïque (2011) – et le mixeur Thierry Rogen (collaborateur privilégié de Laurent Boutonnat sur ses premiers albums) en pleine période de mutation des techniques sonores, celle-ci aura nécessité les toutes dernières technologies du moment – sur lesquelles le cinéma français était encore très loin d’être aligné – afin de produire l’ambiance, volontairement chargée de bruitages et de musique, exigée par le réalisateur, pour un résultat radical mais techniquement précurseur, devenu aujourd’hui une norme pour la plupart des blockbusters hollywoodiens et faisant particulièrement ressortir la trame musicale du film, composée par Laurent Boutonnat lui-même. Interprétée par l’Orchestre philharmonique de Prague sous la direction d’Yvan Cassar, cette dernière s’avère l’une des créations les plus intéressantes du cinéaste-compositeur, qui signe pour l’occasion un florilège de leitmotivs entêtants et mélancoliques (à commencer par le très fantomatique thème d’ouverture) pour un résultat d’un lyrisme échevelé. 

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Pensé selon un rythme lent et néanmoins servi par un montage extrêmement précis – oeuvre de la monteuse Agnès Mouchel, qui n’aura depuis jamais cessé de défendre le film – ce spectacle ultra-sensoriel ne serait cependant rien sans la qualité du casting réuni par Laurent Boutonnat, offrant à Louise Fletcher et Joss Ackland deux très beaux contre-emplois et sollicitant un grand nombre d’acteurs méconnus mais au style mémorable, tels Louise Vincent – aperçue dans Frantic (1988) – ou Anne Lambton (vue dans Les Sorcières (1990) de Nicolas Roeg). Ces personnages truculents mettent d’autant mieux en valeur Jeff Dahlgren, qui compose avec une grande sobriété un héros sympathique, oscillant en permanence entre tendresse et désespoir… et Mylène Farmer, dont le jeu s’avère ici intense, atypique – ce que renforce le caractère psychologiquement trouble de son personnage – et profondément touchant. 

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Expérience cinématographique à part, Giorgino l’est enfin en cela qu’il gagne très largement, du moins pour les spectateurs francophones, à être visionné dans sa version française, tant celle-ci, bien loin de trahir le film, ajoute au contraire à son ambiance et surtout à ses dialogues dont le style, empreint d’humour et de réalisme poétique, s’avère quelque peu atténué en anglais. Il est donc fortement recommandé aux futurs spectateurs de tenter l’expérience VF sur Giorgino car (fait assez rare pour être souligné) le film s’y prête parfaitement. 

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Proposé en combo Blu-Ray/DVD/CD, le long-métrage restauré – retrouvant pour la première fois ses contrastes et surtout ses couleurs d’origine – est accompagné d’images d’archives inédites ainsi que de l’intégralité des bonus du DVD de 2007, comprenant un making of rétrospectif (avec Laurent Boutonnat, Jeff Dahlgren, Mylène Farmer, Jean-Pierre Sauvaire et Didier Lavergne) une galerie de photos et dessins de production, le teaser du film mais également sa bande-annonce originale, dont la voix-off se trouvait être – ce qui ne fut révélé qu’en 2024 – celle de Christopher Lee. 

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Film de cinéma et de cinéphile, Giorgino aura vécu plusieurs vies et en commence aujourd’hui une nouvelle : en témoigne son entrée chez Potemkine, dont on ne peut qu’espérer qu’elle marquera, trente ans après sa sortie en salles, la première étape de sa redécouverte et, à terme, de sa réévaluation. 

Disponible en Blu-Ray chez Potemkine

CONTENU :

– le Blu-ray du film
– le DVD du film
– un DVD de bonus
– le CD de la bande originale du film en version remastérisée

BONUS :

Le tournage du film :
– Making of avec Mylène Farmer, Laurent Boutonnat et Jeff Dahlgren (2007, 29min57)
Moments oubliés : dessins de production et galeries photos

Bandes-annonces :
– Teaser cinéma (1994, 1min02)
– Bande-annonce cinéma (1994, 2min09)
– Bandes-annonces DVD France et Russie (2007)

Les archives du film :
Des instants suspendus (essais caméra)
Les Premiers regards (casting)
Les Baignoires du film… 30 ans après
Des fantômes et des costumes

 

L’auteur de cet article tient à remercier Olivier Rossignot, Ludovic Huvier, Jean Goudier, innamoramento.net, mylene.net, les magazines Styx, IAO et Instant-Mag et le podcast Histoires de… MF. 

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A propos de Alexandre LEBRAC

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