Lemohang Jeremiah Mosese, artiste visuel lesothan [1], perça dans les festivals internationaux de cinéma il y a une dizaine d’années. En l’occurrence en France, celles et ceux qui s’aventurèrent au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand ou à l’Étrange Festival purent découvrir son court-métrage expérimental Behemoth: or the game of God et son documentaire Mother, I am suffocating. This is my last film about you. Cette introduction à son univers cinématographique permit aux publics de fouler sa terre lesothane [2], jusque là représentée par des Occidentaux ou des Sud-Africains en majorité [3]. Arizona distribution sortit cet été L’Indomptable feu du printemps (This is not a burial, it’s a resurrection), si vous l’aviez manqué en salles, dès à présent une édition vidéo [4] invite à vous immerger dans ce magnifique long-métrage sensoriel et son court-métrage expérimental.
Mantoa, 80 ans, est la doyenne d’un petit village niché dans les montagnes du Lesotho. Lorsque la construction d’un barrage menace de submerger la vallée, Mantoa décide d’en défendre l’héritage spirituel et ravive l’esprit de résistance de sa communauté. Dans les derniers moments de sa vie, la légende de Mantoa se construit et devient éternelle.
Migrations & errances
Par le truchement de sa vie personnelle, L’Indomptable feu du printemps est inspiré de la propre expérience de Lemohang Jeremiah Mosese et de celle de sa grand-mère dont le village fut déplacé [5]. Un lancinant sentiment d’être jeté sur les routes parcourt l’œuvre visuelle du cinéaste, tant en migrant contraint dès son enfance à changer de domiciles et d’amitiés fréquemment, qu’une fois adulte, c’est en exilé en Afrique du Sud [15] et en Allemagne qu’il chercha sa voie et lança sa carrière artistique au gré des échecs et d’opportunités plus fructueuses. Son attachement au Lesotho le motiva à faire de son pays natal le sujet politique, le décor fabuleux de son film, et pour lequel il revint tourner dans cette enclave montagneuse de l’Afrique australe, assez méconnue artistiquement, mais maintes fois filmée pour ses paysages majestueux [6]. Ici il est sublimé par le directeur de la photographie Pierre de Villiers [7] et tout un travail sur l’étalonnage fut effectué afin de donner un grain particulier à une image au format 4/3 judicieux, ne cédant pas à l’imagerie touristique du Scope.
Dans la narration du film, le fils de Mantoa incarne une autre facette de la migration, parti travailler dans les mines d’Afrique du Sud [8], pays cernant le Royaume du Lesotho, son retour est alors attendu avec fébrilité pour Noël. Mais en guise d’apparition providentielle d’un enfant, c’est sa disparition à jamais que Mantoa a en cadeau pour la Nativité, ainsi confrontée à une profonde solitude en cet ultime deuil, ayant perdu son mari, sa fille et son petit-fils auparavant. Prostrée dans un abîme de douleur pendant plusieurs mois, avant de renoncer à tout, c’est une nouvelle fatale qui la sort de son accablement, le chef du village lui annonce au détour de leur conversation sur l’état délabré du cimetière que leur vallée sera inondée suite à la construction prochaine d’un barrage hydraulique [9]. Sa colère sera dernier coup d’éclat.
Mythologie & mysticisme
Pays monarchique & majoritairement chrétien, la spiritualité infuse le cinéma de Lemohang Jeremiah Mosese par des éléments narratifs et historiques du Lesotho, mais il ne s’agit pas d’un manifeste religieux. Bien au contraire, son film prend la forme d’un conte rendant hommage à la tradition orale sotho [10]. Par la figure mythique présente dans toutes les civilisations du conteur aveugle, le film s’ouvre par son récit se révélant ainsi la mémoire vivante des hommes et éclaire par sa vision perçante et clairvoyante la trajectoire d’humains aux prises de leurs passions et tourments. La mise en scène reflète ce chaos dès l’ouverture du film par des images agitées, au ralenti, accompagnées de sons stridents. Ce conteur en est son fil rouge, ponctuant par sa voix sépulcrale et les notes de son lesiba [11] le cheminement introspectif de Mantoa, et qui souligne par là le sens du titre original “Ceci n’est pas une marche funèbre, ni un enterrement. Ceci est une résurrection.”
Telle une héroïne mystique, Mantoa se dresse alors contre des décisions arbitraires dans l’objectif de faire respecter les sépultures de sa communauté. À la sortie de sa solitude endeuillée, le cinéaste fait le choix de montrer son isolement social, Mantoa se fait rappeler à l’ordre par le chef du village la stigmatisant de sorcière [12] frappée par la folie. En la marginalisant ainsi, il compte sur les craintes qu’elle pourrait soulever en s’entêtant dans sa démarche afin de mettre fin à sa rébellion, mais c’est sans compter sur la pugnacité de Mantoa à faire valoir le besoin de conserver le lien avec les siens enterrés vers l’Est, vers un lieu d’eau et de roseaux. Si en France, le titre L’Indomptable feu du printemps fut choisi, c’est pour souligner cette dimension poétique et onirique d’une esthétique visuellement forte, sculptée aussi d’un travail précis du son par Pressure Cooker Studios [13] et la musique distordue de Yu Miyashita [14], brouillant alors nos repères afin de nous plonger dans une expérience sensorielle rejoignant les forces divines à l’œuvre.
Transformations & transmissions
Tout au long du film, Lemohang Jeremiah Mosese utilise la populaire actrice sud-africaine Mary Twala Mlongo [15] en Mantoa dont le corps est un miroir à son environnement, d’abord parée de ses vêtements hivernaux, un manteau rappelant le bleu éclatant du ciel et d’un foulard et d’un chapeau de feutre sombres comme la terre; ensuite sa frêle silhouette est enserrée dans le noir de sa robe de deuil augurant la calamité à venir sur le village, puis une robe somptueuse, présent d’amour de son défunt mari, arborée telle l’armure d’une reine prête au combat, pour finir nue, comme un retour aux sources de la Vallée des larmes, purifiée et allégée de toute affliction.
Sa lutte n’est pas le refus du progrès que plébiscitent le député et le chef du village afin de moderniser la région. Elle souligne plutôt que les besoins des villageois sont en décalage avec les décisions politiques prises bien loin d’eux. Alors qu’on leur vante d’être leur porte-parole, les villageois se préoccupent plus de leur vie rurale paisible et se tiennent ainsi éloignés des mirages citadins. Lemohang Jeremiah Mosese en prenant l’exemple de ce barrage qui inondera la vallée afin de fournir de l’eau à l’Afrique du Sud, met en exergue localement ce qui se passe à l’échelle mondiale en termes d’extractivisme, profits et impacts sociaux et écologiques. Malheureusement, le Lesotho figure encore parmi la longue liste des pays spoliés et exploités pour ses ressources de nos jours par des nations étrangères.
La révolte de Mantoa fait fi des figures patriarcales de son entourage et va jusqu’à mobiliser ses voisins à écrire leurs doléances au Roi afin de trouver un compromis. Le cinéaste ne choisit pas la vieillesse comme symbole de sagesse par l’entremise de Mantoa, ce rôle est plutôt dévolu à notre conteur aveugle, mais lui attribue ce que l’on doit faire avec cœur, à l’enfant elle dira que rien ne doit être oublié, ce qu’il ne sait pas de sa vallée lui doit être partagé afin qu’il la porte en lui, changement ou pas, progrès ou pas, car la marche du temps oublieuse est inéluctable.
Bien que les films ayant les faveurs des festivals tendent à rendre l’intime universel de façon systématique [15], nous poussant ainsi à approfondir notre lien à l’altérité et à être sensibilisés à d’autres problématiques que les nôtres, il est indéniable que ce film est un formidable représentant du Lesotho dans le patrimoine cinématographique mondial [16]. Ce premier long-métrage lesothan distribué en France est un émerveillement de chaque instant et nous ouvre la porte à d’autres rapports au monde et des cinématographies émergentes remarquables. Lemohang Jeremiah Mosese affine son esthétique dans diverses formes visuelles que vous pourrez visionner notamment en bonus. En étant désormais abondamment primé internationalement, la suite de son travail devrait trouver plus facilement, on l’espère, le public dans nos salles prochainement.
Edition vidéo au format DVD à commander sur le Site Arizona Distribution
Notes :
[1] Filmographie exhaustive :
2007 Tears of Blood (1er L.M. non distribué); Goodbye My White Bride (documentaire); Red Draught (2è L.M. non distribué)
2008 Loss of innocence (C.M. présenté à la Berlinale dans le cadre du programme Talent Campus 2012)
2013 For those whose God is dead
2014 Mosonngoa, the mocked one (C.M. soutenu par le programme Focus Features’ Africa First)
2016 Behemoth: or the game of God (C.M. sélectionné en compétition Labo du Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand)
2019 Mother, I am suffocating. This is my last film about you (documentaire sélectionné au Final Cut à la Mostra de Venise en 2018, Forum de la Berlinale & Étrange Festival en 2019)
2019 This is not a burial, it’s a resurrection
[2] Localisation du Lesotho :
[3] Goldwidows: women in Lesotho & The Color of gold de Don Edkins; Coming of age de Teboho Edkins; The Forgotten kingdom de Andrew Mudge…
[4] Commande chez www.arizonafilms.fr/boutique/dvd-indomptable-feu-du-printemps & réseaux habituels
[5] Déplacements forcés : displacement.iom.int/lesotho; www.amnesty.org/en/latest/news/2020/02/lesotho-polihali-dam-construction-puts-nearly-8000-people-at-risk-of-displacement; www.jstor.org/stable/2637564; journals.openedition.org/rga/3004
[6] Venant des hauteurs de Pierre Bisson; American ninja 4: the annihilation de Cedric Sundstrom; Elsewhere. Alone in Africa de Anselm Nathanael Pahnke; Forever young, forever free de Ashley Lazarus; Commando: adrift on the open veld de Stephen de Villiers; Dying for gold de Catherine Meyburgh & Richard Pakleppa; Afrika II. – Od rovníku ke Stolové hore de Jiri Hanzelka & Miroslav Zikmund; Meokgo and the stickfighter de Teboho Mahlatsi; Basuto boy de Aubrey Singer…
[7] Directeur de la photographie opérant essentiellement en Afrique du Sud : www.pierredevilliers.co.za
[8] Films évoquant cet exode industriel : Goldwidows: women in Lesotho & The Color of gold de Don Edkins; Dying for gold de Catherine Meyburgh & Richard Pakleppa …
[9] Lesotho Highlands Water Project : conçu en 1998, le plus grand programme de transfert hydraulique de la région
[10] le Sotho, langue bantoue : www.jstor.org/stable/1166566; www.sesotho.web.za/oralliterature.htm; www.britannica.com/art/African-literature/The-influence-of-oral-traditions-on-modern-writers
[11] le lesiba, instrument à vent à corde du Lesotho
[12] la sorcière est une autre figure utilisée dans toutes les civilisations, autant pour marquer la marginalisation que la capacité à manipuler des pouvoirs occultes. En Afrique on n’échappe pas à ces représentations, mais certains films africains en font un usage différent : La beauté du film Yaaba de Idrissa Ouedraogo réside dans la façon dont il utilise cette figure de la conquête de l’altérité pour en faire l’instrument d’une révélation du monde dans Le Cinéma africain, un continent à la recherche de son propre regard de Élisabeth Lequeret
[13] Pressure Cooker Studios : pressurecookerstudios.co.za/this-is-not-a-burial-its-a-resurrection
[14] Yu Miyashita : underarrow.com/THIS-IS-NOT-A-BURIAL-IT-S-A-RESURRECTION
[15] Malgré le travail admirable de quelques distributeurs français à nous permettre de connaître le cinéma africain, l’un des travers est de distribuer des films de patrimoine déjà primés & des films récents toujours labellisés par les logos de Prix de festivals à apposer sur les affiches afin d’apporter une caution qualitative & ainsi inciter le spectateur à découvrir le film en salles. Limitation des risques financiers, nécessité de coproductions internationales, circuits de festivals incontournables… Ces biais sont corroborés par quelques analyses qui demeurent toujours pertinentes en l’état actuel de la production/diffusion/distribution/exploitation de films africains nationalement et internationalement, dont voici des exemples cités à propos de la prépondérance de la TV vs le cinéma & de l’héritage postcolonial du système de production occidental en Afrique (étant donné la pauvreté du Lesotho, peu de productions locales, si bien que le pays est influencé par son voisin l’Afrique du Sud, cette dernière développa davantage son industrie télévisuelle que le cinéma, peu ou prou pour les mêmes raisons, mais surtout parce que la TV fut un excellent vecteur de propagande pour le parti de l’A.N.C. afin d’asseoir sa légitimité après l’Apartheid, ce qui eut pour effet entre autres que certaines vedettes sont plus populaires à la TV qu’au cinéma) :
* In South Africa, audiences’ preferences since the country’s 1994 independence have tended to favor merging television and classic cinema styled-films, thus cultivating the predominant popularity of soap-opera-like TV serials dans The African filmmaker and content of african films de Ganivu Olalekan Akashoro
* The popularity of this particular series Yizo Yizo demonstrates television’s ability to sustain « audience interest » more than classic cinema-styled films dans Yizo Yizo : sowing debate, reaping controversy de Litheko Modisane
* Since 1994, the African National Congress has viewed the power of television as highly useful for bolding a postapartheid society. Because television was not introduced to the country until 1976 and was never widely available to black South africans, the medium was particularly important as a postarpartheid symbolic tool for education dans South Africa says, Yizo Yizo ! de Mark Gevisser
[16] * « L’afropolitanisme » n’est pas la même chose que le panafricanisme ou la négritude. L’afropolitanisme est une stylistique, une esthétique et une certaine poétique du monde. C’est une manière d’être au monde qui refuse, par principe, toute forme d’identité victimaire – ce qui ne signifie pas qu’elle n’est pas consciente des injustices et de la violence que la loi du monde a infligé à ce continent et à ses gens. C’est également une prise de position politique et culturelle par rapport à la nation, à la race et à la question de la différence en général à propos de l’afropolitanisme par Achille Mbembe, à différencier de l’africanité & de la négritude (cité dans www.cairn.info/revue-politique-africaine-2014-4-page-105.htm & http://africultures.com/afropolitanisme-4248)
* La complexité de cette situation et l’extrême précarité des moyens matériels enserrent les cinéastes d’Afrique dans d’inextricables interrogations. Celles-ci concernent la nature même de leurs films (nationaux ou africains), questionnés par l’alternative : filmer pour le « Nord » (l’Europe, les festivals, la cinéphilie) ou filmer pour le « Sud » (un choix qui serait évidemment préférable si l’état des réseaux de distribution ne risquait de transformer cette option en : filmer pour personne) dans Projections africaines par Jean-Michel Frodon
* Le cinéma africain sur les écrans est une image fugace. Un cinéma fugace est un cinéma confidentiel, c’est un cinéma de sociologues, de cinéphilies intellos. […] Le cinéma africain n’a pas d’audience hors d’une certaine clientèle. Et en Afrique même, ce cinéma n’a pas d’audience, sauf peut-être quand les films sont diffusés à la télévision. Les Africains ne vont pas voir le cinéma africain, car il n’est pas fait pour eux. Pourquoi ? Parce que le cinéma n’est pas financé par l’Afrique, tout simplement. […] De cette espèce de réalité de confinement de cette réalité d’une Afrique marginalisée par rapport au reste du monde. Hybride : compte-tenu qu’il nécessite plusieurs contributions externes, dans sa fabrication, le cinéma africain est non seulement hybride, c’est un cinéma schizophrène dans Cinéma noir, public blanc de David-Pierre Fila
* No longer is African cinema concerned with promoting itself as « high art » or a as « le 7ème art », a popular french term that has been associated with the former french colonies of North and West Africa. The emergence of un « cinéma populaire » (mainstream but also a low-budget cinema), generated thanks to affordable video cameras, allowing for minimal budgets, has augmented the capacity for anyone to make films outside the traditional, national cinema frameworks originally established in postcolonial countries in the 1960s dans African cinemas : decolonizing the gaze de Olivier Bartlet
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