Membre éminent de la deuxième mouture du Rat Pack (celle des années 60, comprenant, entre autres, Frank Sinatra, Dean Martin ou Shirley MacLaine), Sammy Davis Jr. demeure un cas à part au sein de sa génération. Crooner, comédien, imitateur, l’homme est surtout un métisse afro-cubain, converti au judaïsme, profil pour le moins atypique dans une Amérique engluée dans un racisme d’état omniprésent. Six ans après le succès de L’Inconnu de Las Vegas, en compagnie de sa troupe, il écope de son premier rôle principal en solo et revêt le costume d’un jazzman ingérable et auto-destructeur à l’occasion du bien nommé A Man Called Adam, réalisé par Leo Penn. Père de Sean, mais avant tout, acteur ayant principalement œuvré pour le petit écran (il fit néanmoins une apparition dans Crossing Guard, devant la caméra de son fils), sa carrière fut freinée après avoir été blacklisté par le sénateur McCarthy. Exilé loin d’Hollywood, il devient metteur en scène pour le théâtre et tourne de nombreux épisodes de séries télévisées à succès (de Columbo à La Petite maison dans la prairie). Seul et unique long-métrage que ce dernier signe pour le cinéma, le film est désormais disponible en combo Blu-Ray / DVD dans la collection Make My Day ! éditée par Studiocanal. On y suit la descente aux enfers d’Adam Johnson (Davis Jr.), trompettiste de renom qui tente de rester au sommet de son art tout en luttant contre ses addictions et les réminiscences d’un passé traumatique.
Loin d’être un simple décor, le monde du jazz devient un moteur du récit et de la réalisation de Leo Penn. Dès son superbe générique d’ouverture, véritable court-métrage d’animation qui passe de l’abstraction symbolisant les notes d’une partition, à un portrait griffonné du protagoniste, le cinéaste adapte sa mise en scène au rythme de la musique. Dans un très beau noir et blanc extrêmement contrasté, ce dernier offre quelques images quasi expressionnistes (lorsque les ombres d’Adam et l’une de ses conquêtes se rejoignent) et accorde un soin tout particulier aux séquences musicales. Très dynamiques, alternant gros plans décadrés sur les spectateurs (parmi lesquels un tout jeune Morgan Freeman), plans larges sur le band, zooms et dezooms au tempo du trompettiste, elles sont l’un des centres d’intérêt du film. Dommage pourtant qu’elles ne dépassent jamais leur statut de « virgules », des parenthèses, certes très réussies, mais qui ne nourrissent nullement la narration (à l’exception de la toute dernière en forme de cauchemar éveillé). Néanmoins, la figure du jazzman et les relents politiques que charrie celui-ci, sont évidemment abordés. Ainsi, le légendaire Louis Armstrong (déjà apparu de nombreuses fois au cinéma, notamment dans Paris Blues de Martin Ritt) incarne Willie, un vieux musicien avec qui le héros a quelques frictions. Il est cocasse de constater que l’interprète de What a Wonderful World est ici ramené au statut « d’amuseur pour l’Amérique blanche », comme le nomme Thierry Jousse dans son interview présente en bonus. Inattaquable sur le plan de son art, il se retrouve en proie à un conflit de générations, critiqué par ceux qui ne comptent pas être aussi dociles que leurs aînés. Adam n’est pas un simple faire-valoir, une caution ethnique, il est une superstar comme en témoignent les nombreuses couvertures de magazines placardées dans son appartement. Respecté du milieu, il devient même le mentor et le professeur d’un jeune homme Blanc, Vincent (campé par Frank Sinatra Jr.), à qui il demande même s’il est « sûr de ne pas être Noir ? ». Malheureusement, ses démons et son expérience tragique (dont on comprend les détails au cours d’une très belle scène) l’empêchent de se construire pleinement, renvoyant au vécu de l’acteur, lui aussi connu pour son tempérament instable et ses addictions à l’alcool et à la cocaïne. Terriblement intime et introspectif, A Man Called Adam (joli titre qui fait de la vedette, un homme comme un autre) dessine également en creux la peinture peu reluisante d’une période de bouleversements pour les Etats-Unis.
Véritable antihéros en lutte contre lui-même et contre la société qui l’entoure, Adam se rebelle contre le monde de la musique, la police (au cours d’une séquence d’arrestation abusive) et les injustices. Acteur engagé, Sammy Davis Jr., soutenu par le reste du Rat pack, très proche de Kennedy, refusait de jouer dans des salles pratiquant la ségrégation raciale. Il met certainement beaucoup de sa propre expérience dans son rôle, notamment lors d’un concert dans un théâtre du Sud des Etats-Unis où, avec la complicité de Vincent, ils décident de se tourner pour jouer de la trompette au balcon réservé aux Noirs. Lorsque Claudia (Cicely Tyson, qui apparaît sur la pochette de Sorcerer de Miles Davis, comme le révèle Jousse) parle de son combat pour les droits civiques auprès de Martin Luther King, qui l’a menée en prison, Adam lui rétorque avec cynisme « Grâce à toi je peux acheter un hot-dog où je veux ». La lutte, qui a abouti au Civil Rights Act en 1964, n’est pas une finalité, le protagoniste considère que seule la politique a été impactée mais que tout reste à faire. Lui se bat contre les décideurs (Blancs) qui n’hésitent pas à l’envoyer en concert dans des états racistes, et prend conscience que seul son argent le tient (la plupart du temps) à l’écart des injustices. Il n’assume pas qu’on le renvoie à son statut de privilégié embourgeoisé, alors qu’il nargue lui-même les policiers qui l’ont arrêté sans raison, en payant sa caution en grosses coupures. Les lois ont changé, les mentalités non, et la discrimination a pris un nouveau visage, plus pervers et hypocrite. Dans son introduction, Jean-Baptiste Thoret, désigne le personnage principal comme étant à mi-chemin entre la figure du Noir accepté par la société, telle qu’incarnée par Sidney Poitier (que Davis Jr. a croisé dans Porgy and Bess), et le rebelle en opposition contre le pouvoir en place, comme va le porter Melvin Van Peebles quelques années plus tard. Ici, le climat n’est pas à la violence et à l’insurrection, la revanche sociale devra encore attendre, les yeux sont alors tournés vers le Viet Nam et ses horreurs. Ainsi, le poster Make Love Not War affiché au détour d’un plan en est la preuve : le mouvement hippie est en train de prendre de l’ampleur et l’amour est le mot d’ordre. La romance entamée avec la jeune activiste n’est d’ailleurs pas le point fort d’A Man Called Adam, qui accuse, en outre un traitement formel assez plat, presque télévisuel (rien d’étonnant compte tenu du CV de son réalisateur). Très éloigné des tendances et des canons qui ne tarderont pas à entrer en vigueur (le Nouvel Hollywood est sur le point d’émerger), malgré quelques scènes tournées en décors naturels dans les rues de New York, le long-métrage n’en demeure pas moins un instantané d’une période troublée. Porté par un excellent comédien principal et un casting majoritairement racisé (à l’instar de Shadows de John Cassavetes), traversé çà et là par de très bons dialogues (« On est arrivés ici par bateaux car le train nous était interdit »), il reste une intéressante curiosité à découvrir.
Comme toujours Make My Day ! propose un master parfait et des bonus passionnants, à savoir une courte présentation par Thoret (qui décrit A Man Called Adam comme un mix entre musique, et politique, à l’image du Rat Pack) et un entretien avec le critique et cinéaste Thierry Jousse, qui revient en détail sur l’histoire du jazz au cinéma. Des comédies musicales des années 30 et 40, au revival des 80’s/90’s, avec entre autres, Bird et Mo’ Better Blues (à noter qu’Ossie Davis, fidèle de Spike Lee tient un rôle dans le long-métrage), en passant par une décennie 50 marquée par les films de Shirley Clarke, le genre a suivi les problématiques et évolutions du XXème siècle.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studio Canal.
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Catherine
Merci pour cette belle analyse, j’ai l’intention de découvrir le film ce soir.
Jean-François DICKELI
AuthorMerci pour votre message et bonne découverte alors !