Toute mode, tout courant cinématographique entraîne son lot de sous-genres. Si le bis a donné naissance au vigilante et au rape and revenge, dérivés du classique récit de vengeance, le respectable film noir, dont la popularité a explosé au tout début des années 40, a aussi eu droit à ses variantes. C’est le cas du gaslight noir, soit la version victorienne du polar, impulsée par Hantise de George Cukor (Gaslight dans sa version originale). Les allées sombres des mégapoles américaines se changent en ruelles londoniennes, les femmes fatales citadines, en ladies aristocrates. Hal B. Wallis, producteur ayant donné ses lettres de noblesse au genre en finançant Casablanca et Le Faucon maltais, souhaite profiter de l’engouement et achète les droits du roman For Her to See écrit par Gabrielle Margaret Vere Long sous le pseudonyme de Joseph Searing. Fort d’un casting qui réunit Ray Milland (Lauréat d’un Oscar en 1945 pour Le Poison de Billy Wilder et futur réalisateur de Panique année zéro !) et Ann Todd (Le Mur du son), entre autres, Wallis jette son dévolu sur Lewis Allen et lui offre la poste de réalisateur. Cinéaste encore trop méconnu, il est pourtant l’auteur en 1944 de La Falaise mystérieuse (The Uninvited), premier long-métrage horrifique devenu référence dans le cœur de nombreux cinéphiles (parmi lesquels un certain Martin Scorsese) ainsi que de dix-huit films entre 1944 et 1954. Touche-à-tout talentueux, il débute au théâtre en tant que metteur en scène à Broadway avant de se tourner vers le cinéma puis, de finir sa carrière à la télévision. Pour le petit écran, il réalise notamment des épisodes de Mission : Impossible, La Petite maison dans la prairie et retrouve le septième art occasionnellement, comme pour Another Time, Another Place, un mélodrame avec Lana Turner et Sean Connery. Quatre ans après son coup d’essai réussi, Allen se voit donc confier par le mogul les rênes d’Une Âme perdue, première production Paramount à être tournée en Angleterre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À Londres dans les années 1890, Olivia Harwood (Ann Todd), une jeune veuve naïve, rencontre le charmant Mark Bellis (Ray Milland), artiste et escroc. Ce dernier devient rapidement son amant et va, malgré elle, embarquer cette dernière dans une ambitieuse arnaque… Longtemps invisible en France, So Evil My Love (de son titre original) est enfin disponible en combo Blu-ray / DVD chez Rimini Editions. L’occasion parfaite pour se pencher sur cette surprenante œuvre bien plus moderne qu’elle en a l’air.
Fidèle à son ancrage dans le film noir, le long-métrage en embrasse tous les codes et les tropes. Du criminel séduisant qui cache ses activités illicites et ses intentions derrière les atours de parfait gentleman, à la machination qui s’enraye jusqu’à perdre totalement les protagonistes qui voient leurs propres mensonges se retourner contre eux. Formellement superbe, Une Âme perdue multiplie les amples mouvements de caméra, isolant souvent ses personnages au milieu de figurants, les noyant dans de vastes décors (la séquence de la discussion sur les quais, le travelling à la grue qui suit l’héroïne d’étage en étage), jouant d’ombres portées ou de raie de lumière éclairant les regards. Il est amusant de constater à quel point Lewis Allen joue avec les attentes et les certitudes du spectateur, déjà conscient des gimmicks d’un genre qui n’existe pourtant que depuis quelques années. Ainsi, l’arnaque de Mark, individu évidemment louche (il se cache dès qu’il croise quelqu’un dans la rue, utilise des faux noms), ne consiste pas à profiter de la faiblesse de veuves éplorées, comme l’on peut s’y attendre, mais en un chantage parfaitement huilé. Une connivence quasiment méta avec les certitudes de son audience qui évoque par moments les twists narratifs d’Alfred Hitchcock. Nombreux sont d’ailleurs les membres du casting à avoir, auparavant ou par la suite, gravité autour de la galaxie filmique du maître du suspense : Ray Milland apparaît dans Le Crime était presque parfait, Ann Todd dans Le Procès Paradine, Leo G. Carroll (interprète de Jarvis) dans La Mort aux trousses et L’Inconnu du Nord Express, Gabrielle Margaret Vere Long travaille officieusement sur le script des Amants du Capricorne. Renouant avec l’ambiance gothique de The Uninvited, le cinéaste n’hésite pas à apporter une touche fantastique à son récit. Ainsi, le pacte faustien passé entre le criminel et Olivia, se voit illustré par la silhouette démoniaque de celui-ci pénétrant dans une église, quant à la scène de cambriolage, elle se déroule dans une demeure inquiétante dont la grande verrière évoque une toile d’araignée. Une manière d’utiliser l’environnement comme une matière vivante et symbolique qui réunit autant qu’elle divise les deux personnages principaux.
Une jeune et jolie infirmière qui vient de perdre son mari s’éprend d’un séduisant patient qu’elle a rencontré à bord d’un bateau qui les ramenait tous deux à Londres. L’introduction d’Une Âme perdue se pose en promesse de romance, de mélo classique, que le scénario va peu à peu égratigner, noircissant le portrait idyllique. Si Olivia accompagnait son époux missionnaire en Jamaïque, Mark, quant à lui, s’était exilé sur l’île caribéenne afin d’échapper à la justice. Deux individus esseulés, loin de chez eux, qui ne nourrissent pourtant pas les mêmes projets. Allen dresse néanmoins un portrait mesuré et nuancé de ses personnages. Son escroc se révèle un artiste frustré, prêt à tous les délits excepté celui de devenir faussaire, trop passionné de peinture et sûr de son talent. La relation qu’il entretient avec la veuve est également complexe, le réalisateur ne révélant jamais les sentiments profonds du criminel. Elle, follement amoureuse, découvre au contact de son amant, une liberté inattendue dans l’illégalité. Un couple de marginaux (un peintre avant-gardiste et une séduisante femme seule) en opposition avec leur univers sclérosé. Lors de la scène du musée, le propos devient limpide : tout le monde se surveille, s’épie, se juge, l’Angleterre guindée et corseté est une prison qui cloisonne, enferme les êtres via des règles strictes et contraignantes. Dans son entretien présent en bonus, l’historien du cinéma Florent Fourcart revient en détails sur les jeux de manipulations qui parcourent le récit. Comme une poupée gigogne, chaque personne sous influence se révèle, in fine, tenir une autre sous son joug, et ainsi de suite. Aussi l’héroïne trouve-t-elle un semblant de liberté dans une relation qui la maintient pourtant sous emprise. Cette passion impossible loin des diktats de la société, dévoile le cœur même du film : la peinture d’une femme et son émancipation illusoire.
Dès son carton d’ouverture, qui évoque l’inspiration d’une histoire vraie (le meurtre mystérieux de Charles Bravo en 1876), So Evil My Love tend à inscrire son intrigue dans un contexte réel. L’ère victorienne apparaît archaïque et sexiste. Susan (Geraldine Fitzgerald), une amie d’Olivia, a dû renoncer à épouser l’homme qu’elle aimait, l’Eglise souhaite remarier l’héroïne avec un autre prêtre anglican, sans son consentement… Veuve de missionnaire, son idylle avec un hors-la-loi ne peut être perçue que telle une chute morale, une décadence pour celle qui devrait éternellement porter le deuil de son époux. Dans cette romance perverse, elle va enfin briser les conventions, devenir elle-même, telle que Mark l’a peinte sur un tableau qu’elle s’interdit de regarder de peur d’y percevoir sa véritable nature. Fourcart évoque d’ailleurs cette scène comme symptomatique de la mode de la psychanalyse dans le cinéma hollywoodien impulsée par l’arrivée d’auteurs européens (Hitchcock et La Maison du docteur Edwardes, Fritz Lang avec Le Secret derrière la porte). Le portrait peu flatteur que dresse Lewis Allen des personnages masculins, dictant aux femmes ce qu’elle doivent dire ou faire (« Ce qu’elles veulent est une chose, ce qui est bon en est une autre ») renvoie à une vision féministe étonnante de la part d’un film de studio ayant vu le jour dans les années 40. Olivia se retrouve ainsi grisée par l’ascendant qu’elle prend sur Henry (Raymond Huntley), misogyne exécrable. Elle devient même l’instigatrice de l’arnaque, prenant les rênes et les devants. Si le long-métrage peut parfois faire preuve de transgression, Allen se refuse néanmoins à adopter pleinement la perception de sa protagoniste, et ne divulgue son geste fatal qu’à travers une ombre, maintenant sa caméra à distance, évitant de sombrer dans une immoralité totale. Bien que salutaire, cette pulsion libératrice aura, dans un ultime mouvement, des conséquences involontairement destructrices et la victime de l’escroquerie sera, comme toujours, une figure féminine. Un dernier acte tragique qui donne à voir une héroïne esseulée, détruite, à l’image de ces nombreux plans la montrant surcadrée par le montant d’une fenêtre ou dans un miroir. Pur film noir en même temps que touchante quête de liberté d’une femme qui ne veut plus subir, Une Âme perdue mérite amplement sa place au sein du panthéon du genre. Saluons le travail de Rimini et son superbe master proposé qui rend grâce à cette réussite incontestable d’un auteur qu’il ne faut décidément pas résumer au seul culte de The Uninvited.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Rimini Editions.
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