Le dernier film d’un cinéaste, qui plus est majeur, possède toujours une aura unique, l’impression pour le spectateur d’expérimenter la finitude d’une œuvre. Qu’elles soient teintées de malice (le « fuck » adressé par Nicole Kidman à la fin d’Eyes Wide shut), de connivence avec le spectateur (le clin d’œil de Complot de famille), ou de mélancolie (le plan final d’Il était une fois en Amérique), ces ultimes secondes remettent souvent en perspective toute une filmographie. L’Innocent, que Luchino Visconti réalise juste avant son décès durant sa phase de post-production, n’échappe pas à la règle. Fragilisé par des problèmes cardiaques, il décide pourtant de s’atteler à cette adaptation d’un roman de Gabriele d’Annunzio, auteur du Crime de Giovanni Episcopo, juste après avoir bouclé Violence et passion

© Archives du 7e Art – Rizzoli Film

Comme une prémonition, le long-métrage, écrit par le cinéaste lui-même accompagné par Suso Cecchi D’Amico (Le Guépard, Le Voleur de bicyclette, Salvatore Giuliano) et Enrico Medioli (Il était une fois en Amérique, Rocco et ses frères, La Fille à la valise), ne traite que de décrépitude et de mort. Plus encore, la volonté première du réalisateur d’engager Romy Schneider et Alain Delon dans les rôles principaux sonnait comme une volonté de boucler la boucle. Malheureusement ni l’une (enceinte), ni l’autre (qui réclamait un cachet trop élevé) ne figurent au casting, remplacées en lieu et place par Laura Antonelli et Giancarlo Giannini. On y suit Giuliana Hermil, épouse de Tullio, un grand bourgeois romain, qui s’éprend d’un jeune écrivain à succès. Cette relation ne tarde pas à chambouler la vie hypocrite de tous les protagonistes, qu’ils soient femmes, maris, amants ou maîtresses. Sortie événement de la collection Make My Day ! de Studiocanal, la tragédie romanesque, vilipendée lors de sa sortie, mérite que l’on s’y replonge et dissèque sa profonde puissance mortifère. 

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Le statut trompeur de « drame en chambre » de L’Innocent, certes beaucoup plus modeste que les grandes fresques qui ont composé la seconde moitié de carrière de Visconti (Le Guépard en tête) s’explique par la santé déclinante du cinéaste. Depuis le tournage mouvementé de Ludwig : Le crépuscule des dieux, au cours duquel il fut victime d’un AVC, le metteur en scène ne peut plus se lancer dans des projets de grande envergure. Dans son entretien présent en bonus, l’autrice Laurence Schifano relève que le film ne comporte par exemple aucun travelling ni mouvement d’appareil ample. Il s’inscrit pourtant pleinement dans les thématiques et obsessions du réalisateur. La même défiance vis-à-vis d’une aristocratie oisive et superficielle (milieu dont il est issu) parcourt le récit. La caste, qui fit le lit du fascisme européen comme le rappelle Jean-Baptiste Thoret dans son introduction, navigue ici entre concerts ennuyeux, bavardages futiles et cercles littéraires pédants. Lorsque Tullio (incarné par Giannini, vu dans Le Professeur et plus tard dans Hannibal ou Man on Fire) s’entretient avec son épouse, c’est en termes d’accords, de compromis et d’intérêts communs. Les sentiments n’ont pas le droit de citer dans un univers d’apparences où tous les rapports humains se limitent à des transactions. Teresa, le très beau personnage campé par Jennifer O’Neil (L’Emmurée vivante), maîtresse du mari, perçoit les relations tel un sport, une compétition, n’hésitant pas à parler de victoire, de défaite et de rivaux (le long-métrage s’ouvre d’ailleurs sur un duel d’escrime). Cette dernière se mue en personnification même de la passion et de la tentation, retranscrite à l’image par l’utilisation habile du rouge, fruit du travail du chef opérateur Pasqualino De Santis (Mort à Venise, L’Argent de Bresson ou encore Le Moment de la vérité de Rosi). Omniprésent lorsque la femme est à l’écran, la couleur disparaît lors des scènes entre le couple baignant quant à elle dans une atmosphère grise, symbole de la monotonie de leur quotidien. Mais sous le vernis distingué du drame bourgeois, brûle pourtant un feu inextinguible.

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Malgré son ouverture en forme conte de fée sur les pages du roman de D’Annunzio, ses scènes de Noël (une récurrence chez Visconti, comme le rappelle Thoret), L’Innocent s’inscrit quasiment dans le registre du film de fantômes. Les aristocrates ne sont que des cadavres en sursis, des spectres fiévreux, blafards, hantés par d’horribles cauchemars. Même la naissance d’un enfant, événement joyeux par essence, a lieu durant une nuit d’orage quasi horrifique. Filippo, l’amant interprété par Marc Porel (La Longue nuit de l’exorcisme) n’est par ailleurs qu’une ombre désincarnée qui n’existe presque qu’à travers ses écrits. Malgré l’attirance ambiguë qu’il exerce sur Tullio, à l’image d’une scène explicite de douche, son décès n’est évoqué qu’au détour de la une d’un journal, comme à jamais prisonnier des mots. Ces personnages au seuil de la mort, de la fin à la fois de leur propre existence et de celle de leur monde, sont aussi des projections du cinéaste qui savait sa dernière heure proche. Héritant de la force mélancolique du livre de D’Annunzio, pape du décadentisme que Schifano compare à Mann ou Proust, le récit  dresse le portrait peu flatteur d’une caste moribonde dont les membres ne se parlent que peu, et où tous les sentiments véritables passent par des regards (la séquence de la vente aux enchères). Cette dimension muséale comme la décrit l’autrice, qui valut au long-métrage une réception critique plus que mitigée, ne saurait néanmoins dissimuler le profond érotisme qui s’en dégage. Giuliana, bien que couvrant son visage par un voile pudique lorsqu’elle rend visite à son avant, incarne quasiment malgré elle la dimension charnelle inattendue du film. Antonelli apparaît souvent nue, la caméra s’attardant sur sa peau, unique individu encore vivant au milieu d’un au-delà luxueux. La conclusion hallucinée, accompagnée par cette réplique « Tu vas voir que je sais conclure », où la caméra nous emmène enfin en dehors du palais, résonne comme une épitaphe tragique mais étonnamment pleine d’espoir, pour un metteur en scène essentiel qui n’en finit pas de fasciner. 

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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