Luciano Ercoli compte parmi les artisans du cinéma italien à redécouvrir, tant son œuvre parait cohérente à l’aune d’une nouvelle approche, détachée d’une lecture superficielle. Il se distingue par sa courte filmographie ne comptant que 8 longs métrages réalisés entre 1970 et 1977, ce qui paraît peu au regard de ses compatriotes, de Sergio Marino à Umberto Lenzi en passant par Mario Caiano. Après avoir débuté comme assistant, il produit 12 films, entre 61 et 68, parmi lesquels on peut citer Fantômas et Furie à Bahia pour OSS 117 tous deux d’André Hunebelle, Un pistolet pour Ringo et le retour de Ringo de Duccio Tessari ou encore le formidable Chacun pour soi de Giorgio Capitani. Il passe à la mise en scène en 1970 avec Photo interdite d’une bourgeoise, premier giallo d’une trilogie tournée à la suite où l’on retrouve l’actrice Susan Scott, alias Nieves Navarro, la femme du réalisateur, Nahem Velasco et surtout Ernesto Gastaldi aux scénarios, le comédien espagnol Simon Andreu et le cinéaste en personne au montage. Les deux autres sont Nuit d’amour et d’épouvante et La mort caresse à minuit sans doute le plus abouti. Une évidente cohérence anime ces trois opus qui développent un univers commun et des thématiques proches.
Photo interdite d’une bourgeoise peut être considéré comme le film de machination ultime, dénué de superflu diégétique, dévoué à un récit qui ne s’autorise que très peu d’écarts et de fantaisies contrairement aux deux suivants. En ce sens, même si le succès de L’Oiseau au plumage de cristal, aurait pu inciter Ercoli à défricher de nouveaux territoires, le cinéaste préfère jouer la carte de l’épure, réduisant l’histoire à très peu d’éléments : Minou, femme délaissée d’un riche industriel, s’ennuie dans sa maison bourgeoise. A l’image de la première séquence générique, elle passe son temps à s’habiller, faire ses ongles, coincée dans un imaginaire défini par son mari. Elle rêve de s’encanailler, d’épouser l’image de sa meilleure amie, l’excentrique Dominique. Pas besoin d’être féru de psychanalyse pour comprendre que les deux femmes reflètent les facettes opposées d’un même personnage : Minou, la coincée, la frustrée, se sentant constamment persécutée par les figures masculines, et Dominique, la femme libérée, à l’appétit sexuelle assumée. Un soir Minou, alors qu’elle se promène sur la plage, est accostée par un homme mystérieux, dont la première réaction du spectateur est de douter de son existence réelle, tant il représente ce qu’attend Minou de son mari. Cet homme va exercer sur elle un chantage, prétendant que son mari est un assassin.
Toute l’ambivalence du film, conscient du caractère convenu d’une structure héritée des Diaboliques de Henri-Georges Clouzot, tient à la personnalité de l’héroïne dont on ne sait si sa raison vacille parce qu’elle est la seule à rencontrer le maitre chanteur ou si elle est victime d’une machination, orchestrée par ses proches. Des proches au nombre de deux qui réduisent les possibilités du dénouement. Tout le film est ramené à ce choix draconien, si complot il y a, de savoir si Dominique ou Pierre sont responsables, ou les deux. Sans dévoiler les ressorts de l’intrigue, le film se distingue des précédents films du genre par son approche plus moderne, plus progressiste, prenant en compte les changements idéologiques d’une époque en pleine mutation. Non pas que Photos interdites d’une bourgeoise soit un film politique, mais il se révèle une subtile charge contre une société bourgeoise imposant un modèle archaïque, où l’homme travaille et la femme dispose et s’ennuie, au point d’imaginer ou non des choses dans son environnement très installé.
Derrière le (faux) giallo, à l’épilogue réjouissant, le film dissémine timidement certes, ce qui va exploser dans les œuvres suivantes du réalisateur, à savoir une ironie constante, si ce n’est un burlesque assumé. Dans Nuit d’amour et d’épouvante, l’un des inspecteurs ne se nomme pas Bergson par hasard. Plus secret, l’humour dans son premier giallo ne saute pas aux yeux. Sa présence sert avant tout à jeter un trouble sur l’intrigue imaginée par un Ernesto Gastaldi en grande forme. Et pourtant, très peu de meurtres sont présents, l’érotisme se révèle discret et les rebondissements assez avares dans ce portait touchant d’une femme au bord de la crise de nerf où gravitent autour d’elle des individus louches, dont la bienveillance n’est parfois qu’une vitrine, un leurre. Les tourments intérieurs de Minou (quel drôle de nom infantilisant), sont matérialisés à l’écran par une esthétique surchargée et étouffante, presque irréelle, si l’on s’en tient à la demeure principale : tapis et rideaux rouges, fontaine extérieure, baies vitrées, toiles accrochées aux murs ornent cet environnement au luxe ostentatoire.
Photo interdite d’une bourgeoise sort du lot par sa dimension critique et son esthétique raffinée, des cadrages sophistiqués à la colorimétrie élégante, en passant par l’extraordinaire musique de Ennio Morricone, au nirvana de son talent. Si les interprètes masculins, Simon Andreu et surtout Pier Paolo Capponi, sont un peu falots, à la lisière de la caricature, les actrices, en revanche, sont magnifiques. Dagmar Lassander, douce et inquiète, telle une poupée fragile prête à se briser, n’a jamais été si crédible et surtout Nieves Navarro, égérie et muse du cinéaste, apporte beaucoup d’épaisseur à son personnage ambigu jusqu’à la dernière bobine. Luciano Ercoli dépasse le statut d’artisan en devenant un subtil peintre des névroses féminines dans un univers dominé par les hommes. Une lecture féministe que certains taxeront de révisionniste, parcourt toute la filmographie de l’auteur, à commencer par sa formidable version de l’histoire de Lucrèce Borghia, Lucrezia Giovane.
Exclusivement disponible jusqu’ici en import dvd, notamment chez Blue underground, le film de Luciano Ercoli sort pour la première fois en Blu ray en France. La copie est sublime, permettant d’apprécier le magnifique travail, notamment sur les couleurs, du chef opérateur, Allejandro Ulloa (Dans les griffes du manique, Perversion Story). Le Chat qui fume, fidèle à son exigence coutumière propose deux bonus passionnants. La première, de 19 mn, Ercoli interdit, permet, comme à l’accoutumée, à Jean-François Rauger de se livrer à une analyse pertinente et synthétique du film du cinéaste. Photos de famille (42 mn) est un passionnant entretien croisé entre Luciano Ercoli, Susan Scott et Ernesto Gastaldi, regroupant des interventions récentes (mais avant 2015, date de la mort de Luciano Ercoli).
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