« Fulci » rime et rimera toujours avec « zombie »… pour l’éternité. Et pourtant cette exploration du cimetière pourrissant de l’univers entamée en 1979 avec L’Enfer des zombies est loin d’être sa meilleure période, brillant plus par sa force macabre frontale, l’urgence d’une écriture du premier jet, que par sa préoccupation d’y mettre les formes. Pour tout dire, c’est entre 1969 et 1977 qu’il réalise ses meilleures œuvres avec notamment Beatrice Cenci (1966), A Lizard in a woman’s skin (1971), La longue nuit de l’exorcisme (1972) L’emmurée vivante (1977)… et ce Perversion Story (1969), surprenant chaînon manquant entre Mario Bava, Jess Franco et Brian de Palma. Tous portent la marque de leur scénariste, Roberto Gianviti. On connaît la difficulté de Fulci à travailler avec des scénaristes qui ne partageaient pas forcément sa perception d’une histoire ou du monde, créant parfois la sensation d’une inspiration schizophrène sur certaines de ses œuvres. Ainsi, sur le magnifique Les Quatre de L’apocalypse (1975), les bouleversantes trouées tragiques et romanesques dues à la sensibilité d’Ennio De Concini se confrontent aux pulsions morbides du cinéaste, donnant naissance à une splendeur désespérée inégalable. Son cinéma n’est peut-être jamais aussi bon que lorsque l’on y ressent ce flux d’énergies contradictoires. Il conserve une véritable élégance, une émotion que l’on ne retrouvera peut-être plus ensuite lorsque naîtra un créateur peut-être plus tourmenté, toujours puissant mais moins subtil.
A y regarder de plus près, l’intrigue de Perversion Story n’est pas des plus palpitantes. On y suit les pas d’un docteur novateur, George Dumurrier (Jean Sorel) qui connaît de gros problèmes financiers avec la clinique qu’il tient avec son frère. Il offre les soins d’une nouvelle infirmière à sa femme Susan (Marisa Mell), asthmatique et irascible, qui refuse les soins quotidiens dont elle a besoin et reproche à George de l’abandonner. Alors qu’il est avec sa maîtresse (Elsa Martinelli), il apprend la mort de sa femme… avec à la clé, une grosse assurance vie à toucher. Après avoir reçu une mystérieuse invitation, il se rend dans une boite de strip-tease où le spectacle le laisse muet : la Monica qui se déhanche lascivement devant lui n’est autre que le sosie de Susan, version cheveux blonds. George ne va pas être le seul à être troublé et fasciné par cette ravissante créature… Perversion Story c’est un peu le Vertigo de Lucio Fulci, dont il expose outrageusement l’inspiration dès l’apparition du pont de San Francisco, filmé du même endroit comme pour reproduire le plan. Bien moins pour les labyrinthes névrotiques que pour rappeler combien le cinéma stimule les vertiges de la perception et s’inscrit aussi dans une histoire iconique, l’ombre d’Hitchcock est bien là, par clins d’œil, dont le plus visible demeure cette dualité blonde /brune, le soupçon d’une seule et même personne qui l’accompagne, et l’idée d’une attirance sexuelle fétichiste qui, années 60 oblige, permet de passer de l’ellipse hitchcockienne à une illustration plus explicite chez Fulci.
L’obsession aliénante de James Stewart s’efface au profit d’une mécanique caractéristique de giallo de machination, dans laquelle d’habitude se précipitent les pauvres héroïnes naïves : le personnage si sûr de lui, incarnation de l’ambition et de la réussite, se croyant capable de tromper sa femme en toute sérénité, fait ici office d’ingénue tombant candidement dans le piège. Ce parti pris d’écorcher la virilité est empli d’une ironie que ne dissimule même plus l’élaboration du climax. Le scénario tient sur un faux suspense où le spectateur ne craint pas un seul instant pour la vie de ce mâle mis à mal. Après qu’on l’a soupçonné – c’est tout de même Jean Sorel, il pourrait bien avoir tué sa femme, voyons ! – pas un seul instant nous doutons qu’il s’en sorte. L’intrigue sert de prétexte à un exercice de style qui interroge l’image et ses mirages, ses labyrinthes, tels un agencement de poupées russes où se dissimulent la vérité et le sens. Perversion story organise avant tout un jeu de miroirs dans une forme virtuose qui expérimente et se renouvelle sans cesse, d’une élégance qui hérite de l’esthétique de Bava tout en regardant vers la modernité. Comme si une bonne partie du cinéma pouvait être contenue en un seul film, Perversion Story tient du glamour et du fétichisme d’un 6 femmes pour l’assassin, mais sa chorégraphie du corps jusqu’à l’abstraction préfigure les strip-tease alchimiques de Jess Franco (1) ; de même, son sens du voyeurisme et du split-screen annonce le cinéma de De Palma. Et par éclairs, Fulci révèle déjà son amour pour la mort : en particulier dans le spectacle d’un cadavre putréfié au visage défiguré, préfigurant le cinéaste à venir.
Si l’on peut considérer le Fulci des années zombies comme nihiliste jusqu’à atteindre une acmé étouffante dans L’Eventreur de New York, dans Perversion Story, on découvre un artiste très ludique dans sa construction du cadre et son sens de l’espace. Il cache avec malice les indices dans les arrière-plans. Régulièrement les plans serrés sur les visages, de profil ou de face, occupent une extrémité de l’écran, l’autre explorant parfois des éléments apparemment anodins – les fameux détails manquants essentiels, présents dès le départ mais que le héros ne perçoit pas ; ceux qui font des protagonistes de Blow Up ou Profondo Rosso les détenteurs de la vérité sans le savoir, les métamorphosant en personnages métaphysiques. « Tout est déjà là, mais nous n’avons pas su le reconnaître ».
L’utilisation d’un arrière-plan aussi net que le premier – méthode déjà utilisée par Hitchcock – fragmente l’écran en deux – n’est-ce pas finalement une forme de split screen ? Deux actions se jouent à l’intérieur d’une même image, qui a l’air pourtant si statique. En fuyant la perception usuelle, la dualité du plan se déréalise. Fulci associe à l’instant capté cette deuxième image dont la précision désoriente et s’apparente à une approche de l’inconscient, du ressenti, voire de l’inquiétude : ce que le spectateur voit – et ne sait peut-être pas non plus regarder – et auquel le héros – dommage pour lui – tourne le dos. Le flou s’avère quant à lui tout aussi efficace pour illustrer le sentiment d’interrogation, de malaise, de tourment des protagonistes.
Une esthétique de la déformation traduit cette distorsion de la perception : les couleurs pop et contre-plongées exubérantes nous livrent au monde du fantasme…. et du sexe. C’est là que Fulci anticipe le plus sur le cinéma de Jess Franco. L’intrigue se fige dans la contemplation d’un numéro, ritualisé, dont la mise en scène est sur-exposée. Le temps est distendu lorsqu’une photo se transforme en étreinte saphique lorsque les visages émergent de l’obscurité et que la caméra prend la place de celle qui est allongée sur le dos : le titre original nous avait prévenus, Una sull’altra signifiant littéralement « l’une sur l’autre ».
Si l’on ajoute à cela la partition easy listening de Riz Ortolani et l’emploi de la cithare indienne, il est difficile de ne pas repenser à l’effeuillage de Soledad Miranda dans Vampyros Lesbos. Le spectateur est pris dans le vertige des sens de ses protagonistes à cet instant libérées de l’espace et du temps. Fulci explore la sexualité telle une autre dimension lorsque Jean Sorel et Elsa Martinelli font l’amour. Prenant la place d’un voyeur caché sous le lit, devenu transparent et baigné dans la lumière rouge, le spectateur observe les corps s’ébattre. De fantastiques effets de voiles poursuivent la métamorphose en un moment psychédélique et onirique grisant. Les corps ne sont que fragments, dématérialisés, des essences.
Perversion story n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il abandonne la narration linéaire pour s’adonner aux variations hallucinatoires – cela donnera les meilleures séquences de A Lizard in a woman’s skin. On s’étonne à peine du clin d’œil à George Du Maurier, l’auteur de l’immense roman onirique « Peter Ibbetson » à travers le choix du nom de son héros.
Le climat érotique dans lequel baigne Perversion Story est pour beaucoup dans la fascination qu’il dégage, suggestif sans tomber dans la complaisance. Les deux actrices sont parfaites. Marisa Mell était déjà fabuleusement sexy dans Diabolik de Mario Bava. Là, elle expose les lignes de son corps dans un faux naturel fascinant, allongée négligemment nue sur le lit, se promenant dans la pièce, découvrant ses seins devant Elsa Martinelli. Ses mouvements, accompagnés par son inimitable regard – yeux en amande, prolongés au crayon – lui donnent une allure féline. Elle imprègne Perversion Story d’un érotisme affolant. Neuf ans après Et mourir de plaisir, l’excellente Elsa Martinelli, tout en cheveux courts, dégage un charme différent. Elle incarne la brune Jane, photographe, à la fois sensuelle et réfléchie, suffisamment ingénieuse pour déjouer les pièges tendus à son malheureux amant – quitte à donner de sa personne – et tenter d’inverser la mécanique. Perversion Story donne le beau rôle aux femmes. Qu’elles soient bienfaisantes ou diaboliques face à des hommes inconsistants, tandis que Jean Sorel endosse son rôle un peu falot, presque passif, elles vampirisent l’écran. Et nous hypnotisent.
Technique et suppléments
La copie proposée le Chat qui fume, la même que le Mondo Macabro, tirée du négatif 35 mm original, fait tout autant exploser les couleurs pop qu’elle met en valeur l’obscurité d’où émergent les personnages. Jamais la beauté abstraite de Perversion Story n’avait été autant visible. Trois entretiens sont proposés. Jean Sorel reste toujours l’intervenant idéal pour évoquer toujours avec autant de respect et d’intelligence son expérience dans le cinéma de genre. Elsa Martinelli avoue d’emblée détester le cinéma de genre (et ne jamais avoir vu un Dario Argento) mais se souvient avec une certaine émotion de sa rencontre avec Fulci. Enfin, l’intervention de l’indispensable Jean-François Rauger remplace celle de Stephen Thrower sur le Mondo Macabro. Il commence par s’intéresser au sous-genre du giallo qu’est le giallo de machination, avant d’analyser le film lui-même, en soulignant, la sensualité du film, les influences hitchockiennes, la critique anti-bourgeoise sous jacente, sa folie formelle, son exotisme – au delà de la référence à Vertigo – quand il s’agit pour un cinéaste italien de prendre pour décor San Francisco. Il rappelle combien le giallo est un « cinéma de la sensation pure, de la stimulation ». Néanmoins c’est un supplément à regarder après avoir vu le film car J.F. Rauger ne se prive pas de spoiler le film. Enfin, ultime cerise sur le gâteau, le cd de la magnifique musique de Riz Ortolani.
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(1) Même si Jess Franco, avant ses folies colorées, a déjà commencé depuis 1966 avec Miss Muerte.
Perversion Story (Una sull’altra, Italie, France, Espagne 1969) de Lucio Fulci avec Jean Sorel, Marisa Mell, Elsa Martinelli, Alberto de Mendoza, John Ireland.
Blu-ray édité par Le Chat qui fume.
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