Luigi Comencini – "Les aventures de Pinocchio" (1972)

 

© Le Pacte

L’histoire de Pinocchio appartient bien à la mythologie des contes pour enfants, mais le plus souvent pour de mauvaises raisons. Celles-ci proviennent de ses innombrables adaptations édulcorées (traductions, films, etc.). Les plus grands torts perpétrés envers cette œuvre littéraire de Carlo Collodi sont hollywoodiens ; et la palme revient à Walt Disney. Inutile de s’appesantir sur son entreprise manichéenne de « mise au pas » des jeunes W.A.S.P. et consorts ; heureusement, l’histoire est passée sur ce personnage plus que douteux… Il n’empêche qu’en 1940, il s’est attaqué à ce livre pour le pire.

Les aventures de Pinocchio de Comencini pourrait  être vu comme une réparation posthume faite à Collodi, même si le film est bien plus que cela. Le livre adapté, retrouve enfin de sa richesse et de sa complexité sous-jacente. Car l’œuvre, mondialement connue, n’a valu la postérité qu’à son petit personnage. Collodi (un pseudonyme du nom du village toscan de sa mère) est tombé dans les oubliettes de l’histoire ; même dans celles de son propre conte !

Pourtant, il est bien là à l’œuvre déjà vieux, revenu dans sa Toscane natale et de la « Grande Histoire de la naissance de l’Italie », dont il fût un acteur. En 1881, sa vie passée l’a rendu suffisamment misanthrope, au point de ne plus s’adresser qu’aux enfants. Grâce aux aventures de Pinocchio, une commande et un hasard, Collodi règle quelques (autres) comptes : avec ses utopies de jeunesse, il a été révolutionnaire et journaliste au côté de Garibaldi ; avec ses engagements politiques, il s’est battu comme jeune soldat contre les Habsbourg (en 1848), puis contre les Autrichiens (en 1859) ; avec son action politique, il a connu la censure puis il s’est résigné à faire partie des fonctionnaires en charge de l’éducation des enfants de la toute jeune Italie; et enfin de manière déguisée, il fait le constat cruel de ses désillusions, de la vanité de (vouloir faire) l’histoire avec un grand H…

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En 1972, Comencini pose un regard aigu et naturaliste sur le « décor » quotidien de Collodi ; sur la rude et pauvre  campagne Toscane de la toute fin du XIXème siècle. Il s’entoure de grands artistes et techniciens avec qui il a déjà travaillé : Armando Nannunzi, chef opérateur (Le bel Antonio, L’incompris,  Les Damnés… parmi presque cent films), Piero Gherardi, décorateur et costumier (Les nuits de Cabiria, Huit et demi, Casanova, un enfant à Venise…), Fiorenzo Carpi, compositeur (Le grand embouteillage, La Storia, L’homme blessé…). Tous venus du cinéma néo réaliste, ils unissent leur talent pour servir la vision de Comencini : réaliser une adaptation insolite du conte, tellement réaliste et si peu fantastique.

D’abord filmé dans un format long (plus de trois cent cinquante minutes) pour la télévision, sa version cinéma ne paraît pas souffrir de son nouveau montage. Nino Baragli (Accatone, Mama Roma, Le bon, la brute et le truand) fait preuve de génie en alliant les scènes narratives, oniriques et organiques du film.  Contrairement à ce que laisseraient penser certaines critiques de l’époque, Comencini fait toujours du cinéma, le sien…

Tout en collant aux thématiques (sociales, politiques et philosophiques) abordées dans le roman (à multiples entrées), Comencini, artiste mais (lui aussi) homme engagé, propose avec son adaptation, une sorte de miroir à l’Italie contemporaine des « années de plomb ». Les classes sociales existent toujours, le pouvoir s’exerce encore d’une manière brutale et arbitraire, l’éducation pour tous est inlassablement un échec, la corruption et la violence restent des exemples indépassables, etc. Comencini, lucide, ne cède à aucune idéologie, même si son « cœur » reste à gauche.  

Tout conte a une morale. Comencini insuffle à son film une vision nouvelle, par rapport à celle « cachée » dans le livre de Collodi. Plus frontale et plus réelle, comme affranchie de la crainte de la censure (et pourtant réalisée dans un contexte extrême où la République vacille, à feu et à sang !), l’adaptation libère les amertumes contenues dans le livre. Plus encore, elle les donne à voir du point de vue des années soixante-dix. Les valeurs de Comencini sont hors norme(s) pour cette époque troublée ; elles le sont encore aujourd’hui. 

La morale du film est toujours ailleurs ! Elle n’est certainement pas du côté de la « fée bleue » de Pinocchio. Si elle réussit à lui apprendre à lire, à franchir ce premier fossé vers la liberté de pouvoir élever sa pensée, c’est toujours dans l’injonction, la litanie et le jugement. Même sa magie est accessoire. Entre elle et une sorcière, la différence reste ténue ; sa servante en est bien une sorte… La fée réincarne la mère que Pinocchio n’a jamais connue, pourtant elle le punit cruellement (en se faisant passer pour morte !). Elle se trouve toujours du côté de l’ordre, de l’obéissance, de la sévérité. Sentencieuse, toute puissante, elle est une fée bourgeoise !  

Du même coup, la morale de l’histoire ne passe pas non plus par les bourgeois et leur hypocrisie. S’ils font la charité devant une église, en distribuant de la soupe aux pauvres (en compagnie de la fée), c’est pour mieux assener leurs jugements à la : « ce n’est pas bien ! ». Ils traversent parfois l’image en calèche, indifférents. Leurs familles restent d’étranges inconnus aux yeux de Pinocchio, qui n’a ni papa ni maman, au sens où eux l’entendent.

Que dire des institutions de la jeune monarchie constitutionnelle italienne? Elles sont du côté des privilégiés et il n’y a rien à en attendre. Elles ne rendent pas justice ; elles naviguent entre arbitraire (délire) et corruption ; elles sont engraissées et blasées ! La morale ne passe pas non plus par l’école. L’école laïque est le fondement de la bêtise, de la soumission, de l’ennui, etc. « L’homme est né pour travailler », « Celui qui ne gagne pas…, il finit un jour ou l’autre, à l’hôpital ou en prison. » répètent en cœur les enfants, comme des moutons, devant un instituteur bête et méchant. L’école humilie et exclut ceux qui ne se soumettent pas. Pinocchio, premier de la classe, choisit de la fuir pour suivre Luciniolo un jeune délinquant.

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Les petits mensonges et rapines amusent Pinocchio, curieux d’apprendre de son nouveau complice, la transgression et la rébellion. Comencini filme les deux enfants livrés à eux-mêmes, avec une profonde tendresse, comme une parenthèse (un passage) indispensable et émouvante avant la liberté. Ce jeu de « cache-cache » avec la morale semble plus palpitant que jamais : elle semble si proche… Mais c’est la faim (un enfant est aussi un ventre) qui détermine leurs aventures sans règle et sans limite. Elles deviennent un danger, un piège dramatique qui se referme sur eux : ils se transforment en ânes.

Dieu est aussi absent du film que son idée même. Comme dans le conte de Collodi, la morale de l’histoire se fera sans lui. S’il est invoqué une ou deux fois, c’est plus par habitude ou par superstition que par conviction. Presque tous les personnages que croise Pinocchio vivent avec une sorte de résignation face à leur dure condition. Ils savent bien que la « pensée magique » ne peut rien contre la faim et le froid.

La morale de l’histoire du film de Comencini, c’est Gepetto qui la détient, sans le savoir. Son humilité le porte ailleurs. Le personnage de ce grand-père doux-dingue, un peu artiste et un peu gâteux (Nino Manfredi, pourtant trop jeune pour le rôle et assez mal grimé), traverse le film en transgressant avec obstination et patience, les règles de sa condition et de son monde. Il choisit puis assume de renaître à une nouvelle vie ; il renonce à renoncer, alors que la vieillesse le pousse à s’éteindre doucement. Librement, Gepetto donne à sa création un amour inconditionnel, jamais entamé par une morale parasite. Observateur des aventures de Pinocchio, il sait qu’elles le transforment. Pinocchio n’est pas un enfant roi, mais un être en devenir que tout construit, le pire comme le meilleur. Sa confiance en lui est sage et constante. Il accompagne bienveillant les errances de l’enfance. Il sait que la liberté est à chercher partout et à apprivoiser.     

Comencini aimait (filmer) l’enfance. Andrea Balestri qui joue Pinocchio est prodigieux, le mot est faible. Sa bouille, son naturel, sa candeur, sa malice, sa sens de la répartie, son jeu finalement, portent le film de bout en bout. À son très jeune âge, il est (comme par magie !) toujours juste, qu’il soit affamé, transi de froid, apeuré, triste, joyeux…

Comencini aimait aussi (filmer) l’enfance pour mieux nous aider à comprendre les adultes que nous sommes devenus. Son film agit comme une piqure de rappel : de notre apprentissage, de nos choix, de nos expériences ratées, réussies et du chemin parcouru.

Suppléments :

Entretien avec l’acteur Andrea Balestri (2019, 17′)
Entretien avec l’historien Italo Moscati (2019, 23′)
Entretien avec les filles du réalisateur Luigi Comencini (exclusivité Blu-ray – 2019, 38′)
Bande-annonce
Livret de 24 pages

Version restaurée, Edition Mediabook collector éditée par Le Pacte

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A propos de Christophe SEGUIN

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