En quoi ce Bloodshock se distingue des innombrables torture porn qui ont inondé le marché dvd durant ces 15 dernières années, même si cette mode semble se tarir ? Pourquoi s’infliger durant 87 minutes le calvaire d’un homme kidnappé, séquestré et violenté aux mains d’un groupe de tortionnaires sadiques ? Sans doute parce que Marcus Koch dépasse le cadre étroit d’un genre souvent racoleur, uniquement destiné à satisfaire le voyeurisme de quelques amateurs avides de sensations ultimes. Aucun jugement moral n’est proféré en énonçant cette évidence, le cinéma jouant souvent un rôle libérateur, cathartique en matière de représentation de sexe et de violence. Mais si l’attente est autre, on ne peut se délecter d’un traitement brut, sans distance, d’immondices graphiques. Il est intéressant néanmoins de rappeler que Bloodshock s’inspire à la base des Guinea Pig, petites bandes japonaises extrêmes réalisées à la fin des années 80. Des horreurs pelliculées tentant de s’approcher de l’esthétique des « snuff movies », produits underground dont l’existence reste encore à prouver.

Le film de Marcus Koch en est la version américaine, ou plutôt la relecture, après un premier titre, Bouquet of guts and gore, déjà édité chez Uncut. Les biens nommés American Guinea Pig (quatre opus pour le moment) se démarquent de la franchise originale japonaise par une approche expérimentale, par une volonté aussi de s’emparer d’une esthétique cinématographique incarnée et surtout de développer des scénarios plus étoffés qu’à l’accoutumé.

Ecrit par Stephen Biro (réalisateur de Bouquet of guts and gore), Bloodshock nous embarque au tréfonds d’un voyage au pays de l’horreur d’une noirceur absolue : un homme se réveille dans une pièce immaculée, ressemblant à la chambre aseptisée d’un hôpital psychiatrique. Kidnappé par un groupe de cinglés vêtus de blouses blanches, il va subir les pires exactions inimaginables durant plus d’une heure avant que le film ne prenne un virage étonnant. Bien sûr, l’horreur dans sa stricte littéralité est présente, étalée à l’écran complaisamment. Dès la première séquence où le personnage principal se fait arracher la langue, le doute n’est pas permis. Le film est réservé à un public averti. Dès lors que l’on accepte pleinement le concept d’exploitation de ces Guinea pig yankee, Bloosdshock révèle de vraies qualités formelles au service d’une histoire finalement plus complexe que prévue.

Tourné initialement en couleur, le film sera finalement converti en noir et blanc, un choix judicieux et intelligent de la part d’un réalisateur qui souhaite sans doute accentuer le nihilisme de cette descente aux enfers, tout en instaurant, par ce dispositif esthétique, une distance nécessaire pour supporter l’ignominie de certaines séquences. Surtout, le film renvoie à un passé trouble, en l’occurrence au nazisme ou à certaines dictatures en Amérique du sud, où des prisonniers servaient de cobayes pour des expériences inhumaines. Les tortionnaires de Bloodshock agissent comme les médecins sous les ordres d’Hitler : ils semblent appliquer un programme mécanique, logique, avec une absence d’affect troublante. En effet, loin d’observer une bande de cinglés jouissant de leurs crimes, les bourreaux se comportent comme des professionnels, ne laissant jamais transparaître leurs émotions. Comme s’ils cherchaient une solution, un remède d’ordre scientifique à travers leurs sévices. Le spectre du docteur Mengele n’est pas loin dans ses horreurs commises sans anesthésies locales.

On cherche alors une explication rationnelle à cette succession de chairs lacérées, d’arrachages de dents, de mutilations.  La victime s’aperçoit qu’elle n’est pas seule. Dans une pièce contiguë, une femme chauve sur un fauteuil roulant a souffert des mêmes impudicités à un état plus avancé. Qui est-elle ? Quel est le lien finalement entre ses deux personnages ?

Alternant gros plans, caméra à l’épaule et montage cut dans un noir et blanc soigné et granuleux, proche de l’esthétique du documentaire, Marcus Koch, ancien spécialiste des effets spéciaux, s’érige en cinéaste talentueux, sachant filmer la souffrance des corps meurtris, provoquant tour à tour révulsion et fascination, figeant le spectateur dans une position inconfortable. Position accentuée par le traitement sonore angoissant, partition bruitiste accentuant le malaise de ce huis-clos étouffant.

L’ambition de Koch ne vire pas à la prétention, il n’opère pas un virage métaphysique et philosophique sur la transcendance de la douleur physique à l’instar du Martyrs de Pascal Laugier. En revanche, il procède, lors du dernier quart d’heure, à un virage intéressant, éclairant en parti le point de vue d’un réalisateur ne signant par un torture porn conventionnel.

La réflexion concernant les atrocités d’une histoire récente comme possible interprétation bascule alors vers un trip fantasmagorique et introspectif, une sorte de film cerveau matérialisant le sentiment de culpabilité.

La dimension clinique est alors transcendée par une fusion corporelle des deux martyrs, qui s’enlacent, s’embrassent, se mordent, se pénètrent dans une transe opératique où se confondent cannibalisme et sexualité bestiale.  La couleur (rouge surtout) revient dans cette scène sanglante d’amour et de chair que n’auraient pas reniée David Cronenberg et Brian Yuzna. Eros et Thanatos sont alors conviés dans cet ultime acte pulsionnel. C’est à la fois beau et repoussant, mélancolique et trash.

L’épilogue ouvre également une nouvelle perspective vertigineuse, d’ordre plus psychanalytique, laissant augurer que les victimes ne sont pas innocentes, coupables elles-mêmes de crimes atroces. Et le film peut se lire alors comme l’exploration de l’espace psychique de deux déséquilibrés.

Si cette expérience traumatique, extrême, n’est pas à conseiller aux âmes les plus délicates, force est de constater que le film mérite d’être vu, malgré quelques longueurs et répétitions, se situant largement au-dessus du panier d’un genre exploitant habituellement la barbarie sans la moindre réflexion. Marcus Koch réussit une œuvre dérangeante et habitée, dépassant le cadre strict du cinéma d’exploitation en y insérant une vision viscérale et personnelle de la franchise japonaise.

Le DVD luxueux de Uncut Movies est accompagné d’un livret explicatif et intéressant sur l’origine des American Guinea pig constitués de 4 films. Parmi les bonus de choix, à noter une intéressante interview du scénariste Stephen Biro et du cinéaste Marcus Koch (mais aussi du comédien Andy Winton). Dissection d’un film est un documentaire sur le tournage ressemblant davantage à un making of amélioré. Les bandes annonces, une galerie de photos et un poster complètent cette belle édition destinée à un public ciblé, mais qui pourrait s’élargir étant donné la qualité de cette production.

 

 

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