Dans sa demeure de R’lyeh la morte Cthulhu rêve et attend

Une île, la mer, une religion antédiluvienne et l’empire d’une hallucination constante. Avec sa narration poétique et son imaginaire suintant, Dark Waters traduit à la perfection l’indicible et de l’innommable lovecraftien.

Puis je vis la lueur tremblotante d’une lumière pâle, et j’entendis le clapotis insidieux d’eaux ténébreuses (…) J’eusse souhaité n’avoir jamais été invité par mes ancêtres à ce rite primitif. Comme les marches et le passage s’élargissaient, j’entendis un autre son, comme une flûte faible et plaintive, et soudain s’étendit devant moi le spectacle d’un monde souterrain – un rivage vaste et fangeux, couvert de champignons, éclairé par une colonne qui vomissait des flammes verdâtres et malsaines, baigné par un large fleuve huileux issu des abysses terrifiants et insoupçonnés pour se joindre aux golfes les plus noirs de l’océan immémorial. Oppressé et haletant (…) je vis que les formes enveloppées de capes formaient un demi-cercle autour de la colonne flamboyante.

Il paraît impossible d’évoquer Dark Waters sans commencer par  citer H.P. Lovecraft tant l’univers de Mariano Baïno épouse celui de l’écrivain. Rarement l’oeuvre de Lovecraft n’aura été si bien transposée à l’écran, sans doute parce que n’adaptant aucune de ses nouvelles, il en retranscrit parfaitement le climat, restituant plus la sensation qu’il ne suit une intrigue, nous aspirant dans un autre monde de divinités immémoriales et occultes, de soleils brûlants ou de cultes souterrains qui nous coupent radicalement du réel. Si le « poème fantastique » était un genre cinématographique à part entière au même titre que le « poème symphonique en musique Dark Waters y tiendrait  une place privilégie. Ce jeune cinéaste italien installé au Royaume Uni a tourné Dark Waters en Ukraine. Ce creuset de trois cultures engendre un curieux syncrétisme. Le carrefour d’influences qui préside à Dark Waters n’en fait nullement une entreprise de mimétisme mais l’inscrit au sein d’une histoire du cinéma et d’un éclectisme qui, se refusant à mettre des barrières entre les genres, lui donne un statut tout à fait particulier. Certes Mariano Baïno ne fait pas fi du passé mais le relit et le relie, le réemploie à des fins novatrices. Dark Waters ne peut renier ce qu’il sacrifie au cinéma de genre italien : les meurtres graphiques mêlant le sang à l’eau évoquent Suspiria, l’atmosphère tout à la fois sacrée et blasphématoire nous rapproche de La Chiesa de Soavi, sans compter ce que la poésie vénéneuse puise dans l’univers de Mario Bava. Plus étonnantes paraissent réminiscences de Dreyer avec ses silhouettes noires qui se découpent sur le ciel (Vampyr) ou de Tarkovski avec ses étendues de fin du monde (Stalker).

Pour apprécier Dark Waters, il faudra renoncer au fil d’une histoire et se laisser porter, accepter de déambuler dans ces paysages oniriques, ces grottes enfouies où sourd l’humidité et jaillissent les cris. A l’instar de Lovecraft, la perception brouillée engendre la synestésie, l’éveil des sens et l’incertitude, la fuite du monde et du réel : tout semble flouté et entraîne le spectateur/lecteur dans un vertige qui le contraint individuellement à l’élaboration d’une construction mentale à laquelle il puisse se raccrocher. Dans Lovecraft comme dans Baïno, l’écriture est suffisamment poétique autour de la zone d’ombre qu’elle ménage pour que chacun remplisse cette obscurité à son insu afin de la traduire selon sa personnalité. Les monstres lovecraftiens sont ce que chacun en fera et n’ont jamais le même visage pour tous.

Ce que je vis – ou crus voir – c’était l’inquiétante impression d’un mouvement sinueux, loin vers le Sud, qui me donna à penser qu’une immense troupe pouvait se déverser hors de la cité sur la route d’Ipswich. La distance était grande et je ne distinguais aucun détail ; mais cette colonne mouvante me fit horreur. Elle serpentait trop et brillait d’un éclat trop vif sous les rayons de la lune qui maintenant déclinait à l’ouest. On devinait un bruit, aussi, bien que bestial et un mugissement pire que le grognement des hordes que j’avais surprises récemment.

L’indistinct devient fantasme. Le narrateur « devine », « croit voir », ne peut « à peine lire ou formuler consciemment » et la perception « s’efface » dressant un catalogue d’impressions d’autant plus angoissées qu’elles ne reposent sur aucun événement, aucune notion factuelle. Qu’on se souvienne de Max Von Sydow dans L’Heure du loup, assailli sur une île isolée par les créatures de son imagination, les personnages que son inspiration d’écrivain a couché sur le papier. Dans cette descente aux enfers métaphysique, Bergman montrait comment l’imagination matérialise le fantasme pour verser dans le cauchemar. Un enfant cannibale sorti de nulle part sautait sur le héros pour le mordre, avant que ce dernier ne lui fracasse la tête sur les rochers… Autant chez Baïno que Bergman la peur omniprésente grandit d’autant que l’incapacité à la comprendre l’amplifie.

Explorer les contrées de l’imaginaire libère Baïno des règles de la raison. A la manière d’un visiteur qui, prisonnier de son regard, aurait pénétré par delà le cadre du tableau dans le Jugement dernier de Bosch, déambulant entre les personnages, longeant les murs au hasard, ouvrant les portes, cherchant ce qui se cache derrière, Dark Waters procure la sensation de perte de repères et d’errance dans un labyrinthe : des hurlements pour écouter, des suintements pour toucher, des odeurs marécageuses pour sentir. Avec son église engloutie sous les eaux, ses processions nocturnes, la fascination et le malaise constants laissent l’impression de pénétrer dans les rêves d’un autre. Cet art de la déstabilisation (ou est-on ? que regarde t’on ?), quasiment sans dialogue, où les sensations priment sur l’explication, envoie à une esthétique primale, pulsionnelle, à une réception primitive de l’art, tel qu’Antonin Artaud la définit dans Le Théâtre et son double : plus directe, elle fait intervenir l’inconscient plus que la raison ou la réflexion et prend le risque, soit d’entraîner l’adhésion instinctive du spectateur, soit au contraire de le laisser totalement en dehors et de l’ennuyer s’il n’y est pas réceptif. Il faut un temps soit peu se soumettre à l’hypnose de l’oeuvre pour l’apprécier, se laisser porter par elle quand elle s’affranchit de toute règle et agence les scènes comme on tisse les fils d’un cauchemar. Presque musicale, sa structure opère par mouvements, par vagues. On l’appréhende comme le Requiem de Ligeti ou le Utrenja de Penderecki, en se laissant gagner progressivement par les marées d’angoisse.

Puis soudain, toute idée de temps s’effaça devant une image fulgurante d’une extrême intensité et d’une horreur inexplicable, qui me saisit avant même que j’aie pu l’identifier. La porte du sous-sol était ouverte sur un rectangle de ténèbres. Et au moment où je la regardais, quelque chose passa ou sembla passer sur ce fond obscur, gravant dans mon esprit une impression de cauchemar d’autant plus affolante que l’analyse n’y pouvait déceler le moindre caractère cauchemardesque.

La curieuse interaction de la littérature et du cinéma fait qu’en relisant Lovecraft les images de Baïno refluent intérieurement, telles cette vision d’une créature mi-humaine, mi aquatique, à la fois protectrice et terrifiante, dévorant un poisson en pleine tempête, devant les yeux écarquillés de l’héroïne.

Je m’aperçus que les eaux éclairées par la lune entre le récif et le rivage étaient loin d’être vides. Elles fourmillaient d’une horde grouillantes de formes qui y nageaient en direction de la ville ; même à cette distance et en un seul regard j’avais compris que les têtes qui dansaient sur l’eau et les bras qui battaient dans l’air étaient étrangers et anormaux au point qu’on pouvait à peine le dire ou le formuler consciemment.

C’est un imaginaire « élémentaire » et cosmique qu’établissent les deux auteurs dans lesquels l’eau, le soleil, la lune régissent jusqu’au monde inanimé qui se meut et prend vie… et quelle vie ! L’observateur devient l’intrus, celui qui regarde et découvre cette contrée interdite de vertige métaphysique dans laquelle l’être se dissout au même rythme que les convictions.

Baïno délaisse la narration linéaire et ne s’embarrasse pas de progression dramatique, réduisant l’avancée à une déambulation au sein d’un nouveau monde : dans cette conception lovecraftienne de l’intrigue les héros pénètrent dans un lieu inconnu et se retrouvent plongés dans un maelström de visions plus que de véritables événements, un abîme d’où il ne peuvent plus sortir. La résolution du mystère importe moins que la promenade dans de nouveaux paysages ; il s’agit avant tout de retranscrire par une poésie noire, la sensation d’être seul au monde face à l’inconnu, une solitude qui figure le gouffre intérieur, le vertige de son moi. Lovecraft appartient à cette veine de fantastique existentiel ou pathologique qui récrée les cauchemars vécus, les hallucinations fiévreuses, ou les voyages par la drogue, dans lequel le monstre figure bien souvent la peur des profondeurs du moi. L’imaginaire traduit l’angoisse humaine. La terreur individuelle se matérialise autant dans des paysages infinis que dans la viscosité des créatures ou l’odeur de putréfaction de poissons morts dans un village perdu.

Nous ne rencontrâmes personne sur la route, mais bientôt nous passâmes devant des fermes désertes plus ou moins en ruines. Puis je remarquais quelques maisons habitées aux fenêtres brisées bourrées de chiffons, aux cours jonchées de coquillages et de poissons morts. Une ou deux fois je vis des individus à l’air apathique travailler dans des jardins ingrats, ou chercher des clams sur la plage qui empestait le poisson et des enfants sales au visage simiesque qui jouaient devant les seuils envahis de mauvaise herbe.

Dark Waters regorge de scènes visionnaires : l’eau ruisselle le long des murs, le long d’un Christ unique vestige d’une religion abandonnée vaincue par celle d’une divinité immémoriale qui a pris sa revanche ; les petites filles sourient innocemment de leurs bouches ensanglantées ; les humains avancent à tâtons, rendus aveugles pour avoir regardé le Mal ; en des fresques rougeoyantes, les peintres « voyants» représentent sur les murs les événements abominables avant même qu’il ne se produisent. Cette atmosphère de fin de monde, ce vertige de l’incapacité à appréhender avec les yeux  de la raison le spectacle d’une terre où s’accumulent la pourriture, les décombres et les holocaustes, comme cette beauté même du déchet, du vestige, ramènent directement à Stalker de Tarkovski : notre monde à son terme, où le temps s’arrête, de retour au point zéro, dans laquelle le règne de notre espèce, malgré d’illusoires sursauts ne peut plus être évoqué qu’en terme d’histoire ancienne. Mais cette histoire révolue aura-t-elle un sens sans quiconque pour l’écouter, la raconter ? Tarkovski comme Baïno pressentent ces temps ultimes des derniers hommes. Cette vision est génératrice d’un fantastique mystique, celui de la quête désespérée et de la prophétie. Malgré la dimension sacrilège et antéchristique selon les monothéismes de cette croyance païenne parallèle, avec ses bonnes sœurs crucifiées et ses nonnes meurtrières, on a aboutit à un monde débarrassé de toute dimension chrétienne dans lequel l’objet chrétien (croix, habit, etc.) est détourné pour célébrer le rite maléfique. Cette inversion symbolique se mue en victoire satanique. Plus encore qu’iconoclaste, Baïno exploite toute la dimension funèbre et fantasmagorique du décorum religieux.

L’absence de narration, loin d’être le signe d’une indigence est le moyen audacieux de s’acheminer vers une perte des repères spatio-temporelle usels de notre entendement. D’ailleurs, dès que le scénario essaie d’expliquer et de retrouver sa linéarité pour conclure, le charme est rompu. Toute la magie de Dark Waters consistait, justement en un monde de l’interrogation constante. Par conséquent, l’explication finale tranche avec l’ensemble et frustre plus qu’elle ne convainc. Quand nous accompagnons pas à pas l’errance de l’héroïne et la découverte de son destin : ça n’est qu’une chimère, soit, suivons-là. C’est un monde des sens et de leur réseau de correspondances où l’ouïe, la vue et l’odorat s’entremêlent : la putrescence par la vue de murs de pierre, l’humidité d’un lieu par l’écoute de l’eau. Cette tentative d’écriture automatique par les moyens du cinéma – le son et l’image -, est une expérience périlleuse si l’on veut rester accessible et éviter l’hermétisme. Et pourtant, les horribles rêves que nous offrent Baïno parviennent à faire jaillir avec lyrisme la peur de l’inconnu (de sons, de flammes, de cris, de lumières) par le plaisir, de se laisser perdre, de s’enfoncer de plus en plus profondément, de s’y noyer. Pour distiller la peur, le dispositif qui recourt à un processus d’ellipse, du non dit, de la dissimulation, se retrouve dans une bande son extrêmement travaillée qui obéit aux principes évoqués par Michel Chion concernant l’acousmatique. Dark Waters utilise en effet les acousmates que Chion définit comme un « cas de fantôme sensoriel constitué par un son à source invisible qui, soit émane d’une cause située dans le champ, mais est dissimulée d’une façon ou d’une autre, soit émane d’une source hors-champ, mais existe dans le champ comme personnage invisible » et qui lie l’entendu et le non-montré pour brouiller les repères. « Le cinéma de terreur récent a beaucoup utilisé les acousmates en “hors-champ réel”, qu’on entend voyager dans l’espace de la salle (…) Certains sons symboliques, traces invisibles de la présence ou de l’activité d’un être, marquent certains films. » Là encore, c’est une démarche très lovecraftienne que cette exploration de la peur qui découle non pas de la découverte du mystère, mais justement de l’irrésolu.

Ces « eaux sombres » du titre font écho fidèlement à cette plongée en apnée dans les ténèbres des images et seule la lumière rallumée permet d’émerger la tête et de reprendre conscience, de toucher à nouveau la réalité après l’avoir totalement abandonnée. Ce savant mélange d’influences gothiques, latines et de baroque d’Europe centrale fonctionne comme le bouillonnement d’un chaudron de sorcières. Une chose est sûre, grâce à Mariano Baïno nous avons éprouvé l’indicible.

N’est pas mort ce qui à jamais dort
Et au long des siècles peut mourir même la mort

 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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