Si l’on en croit bon nombre de films d’Ozploitation, l’Australie comprend son joli lot de dégénérés buveurs de bières, tueurs, violeurs et autres tueurs de kangourous. Le traumatisant Wake in fright (Ted Kotcheff, 1971), le clippesque Razorback (Russel Mulcahy, 1985), les survoltés Mad Max 1 et 2 (Georges Miller, 1979 et 1982) et ou encore le délirant Turkey Shoot (Brian Trenchard-Smith, 1982) illustrent la même typologie de personnages patibulaires, gesticulant, hurlant, avec des regards malsains et des sourires débiles, faisant rapidement glisser le portrait du pays au cauchemar. Même dans un registre plus léger et « fréquentable », l’avant-dernier long métrage de Michael Powell They’re a Weird Mob (1966) décrivait combien il est dangereux de refuser une bière en Australie. Ils esquissent de manière assez frappante un équivalant du redneck du Sud des Etats-Unis, les créatures du bush boostées par leur testostérone et leur bêtise. Fair Game s’inscrit donc pleinement dans cette tradition et expose bruyamment ses modèles. Avec quatre fois moins de moyens (comme le signale Eric Peretti dans son supplément) que le film de Russel Mulcahy, Mario Andreacchio installe une ambiance poisseuse et tendue, avec ses gros plans et plans inclinés reprenant les codes du western, saisissant la sueur du visage mal rasé, les bouches beuglantes, le regard bestial écarquillé ou caché sous des Ray-Ban. Et qu’est-ce qu’il fait chaud !
Les codes esthétiques des années 80 sont là. La photo reprend beaucoup de la texture de Razorback, à la fois criarde, avec ses couleurs brûlées sous le soleil, et très bleutée dans les scènes nocturnes où font irruption les phares éblouissants des voitures. Pour ce qui est des poursuites dans la voiture customisée avec ses tuyaux à cornes maléfiques, l’influence de Georges Miller résonne comme un clin d’oeil. Voilà donc une pure série-b, d’une sincérité absolue, extrêmement nerveuse qui entraîne le spectateur dans un rythme effréné sans temps mort. Fair Game ne s’arrête cependant pas à ses modèles et réussit à installer sa propre ambiance dans une quasi unité de lieu, un huis-clos à ciel ouvert à enjeu scénaristique unique – une femme contre trois hommes – qu’il serait facile tant il tient sur une ligne, mais qui s’avère un modèle d’épure et d’efficacité.
Pur produit d’exploitation, Fair Game échappe pourtant suffisamment aux stéréotypes pour surprendre l’amateur du genre. Il déjoue adroitement les attentes et les craintes. Dans la plupart de ce type de production, calqué sur le modèle du rape and revenge, il y a longtemps que le passage à l’acte irréversible aurait eu lieu. L’héroïne se retrouve rapidement isolée dans un monde de misogynes très soudés entre eux comme en témoigne la réaction plus que douteuse du policier lorsqu’elle tente de déposer une plainte. Il faut se rendre à l’évidence, Jessica est bien seule. Mais en mettant en scène une violence sans effusion de sang donc plus pernicieuse, en passant subrepticement de la normalité à l’excès, constamment sur le fil, Fair Game questionne le moment où le palier va être atteint. La traque de l’héroïne ne vise pas à la tuer, mais justement à s’amuser avec elle, ce qui rend le déroulement parfaitement crédible. Le pire pour Jessica sera donc d’être humiliée baladée seins nus sur leur voiture et de voir son cheval abattu. Voici donc 3 crétins, 3 prototypes de mâles persuadés de leur supériorité phallique, voulant s’amuser avec une nana. La situation entre parfaitement en résonance avec l’actualité : si la justice demande à ces mecs le pourquoi de leur action, ils pourront parfaitement répondre par un « nous voulions juste nous amuser ». Ils seraient sans doute allés plus loin, mais mais elle ne se laisse pas faire la bougresse ! Engrenage de jeu masculin, donc. Harceler une femme, que c’est rigolo ! Sous ses dehors de petit film bourrin, Fair Game apparaît comme beaucoup plus subtil qu’il en a l’air ; Qui est à même de juger l’humiliation que subit cette héroïne, qui est à même de juger ce que ressent une femme ? Conspué à l’époque par les ligues féministes, pourtant bien plus pertinent et intelligent que ne le sera Revenge de Coralie Fargeat trente ans plus tard, Fair Game fut donc lu totalement à contresens.
Jessica va totalement à l’encontre des schémas attendus de fille apeurée, fuyante, piégée. Sa peur est bien là pourtant, palpable dans le moindre de ses mouvements, mais sans céder à la panique. Le film n’opte pas pour un mode survival tant elle est offensive, répondant aux attaques de ses agresseurs en redoublant de désir de se venger. Portée de manière impressionnante par l’interprétation de Cassandra Delaney à la fois terrifiée, pugnace et sexy, Jessica n’est pas l’héroïne de La Traque de Serge Leroy, elle appartient plus à la trempe des anti-victimes absolues, des Ripley ou des Sarah Connor, mais largement moins dans une virilisation guerrière du personnage féminin. Non seulement elle ne se laisse pas faire, mais elle rend coup pour coup. Un méfait non puni est pour elle inenvisageable. Ce genre d’héroïne du cinéma de genre se compte sur les doigts d’une main. Elle défend son territoire, le bon droit, son éthique écologique, sa vie, l’estime de soi, sa féminité.
Au-delà de l’ironie de son titre, Fair Game possède une vraie dimension ludique, la narration étant en réduite à son simple appareil : une partie de ping pong retord, où chaque nouvelle manche constitue une escalade vers le pire, avec impossibilité de retour en arrière. Ce qui commence par une agression d’automobilistes beaufs voulant éprouver leur instinct de domination par leur gros véhicule, se termine en cataclysme. Un jeu viril qui vire au chaos, une mécanique de loi du talion qui enchaîne les coups bas sans mort d’homme jusqu’à la bascule…Fair Game ressemble à un dialogue où les phrases seraient des enchaînements d’uppercuts toujours rendus. Car ce qu’il faut retenir c’est bien le mot « fair », « équitable » : destruction pour destruction, humiliation pour humiliation. L’héroïne se refuse à se soumettre, à se laisser dominer, déclarant à la face du spectateur sa folle énergie et sa soif d’égalité. Fair Game pourra peut-être vous paraître très premier degré, mais il a quelque chose de profondément cathartique et salvateur. Prenez ça dans vos gueules, immondes connards : vive les réserves naturelles, les femmes, et les kangourous !
L’édition proposée par Le Chat qui fume est très belle. La copie fait péter les couleurs et respecte le grain d’origine. Peu de suppléments, en revanche, mais l’intervention d’Eric Peretti (« La traque par Eric Peretti ») est amplement suffisante. Comme à son habitude, il est toujours particulièrement éclairant sur les méthodes de production, la manière dont s’est monté le film, son accueil et les différentes réceptions qu’il obtint. Son intervention est précise et passionnante. Sont également disponibles quelques minutes de tournage du film (« Sur le tournage ») ainsi que 8 minutes d’exposition du storyboard. Enfin, la bande annonce du film ainsi que d’autres éditions à venir du Chat qui fume. Bref, un bon gros plaisir que ce Fair Game, absolument pas coupable, mais totalement jouissif.
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