Modeste, discret et éternel insatisfait, Mario Bava n’a jamais été tendre envers sa filmographie, pourtant c’est toujours avec une certaine fierté qu’il évoquait La Baie Sanglante et ses victimes tombant comme des quilles : « 13 personnages, 13 meurtres » avait-il coutume de lancer. En 1971, Bava s’est déjà illustré dans de multiples genres : giallo, contes fantastiques, adaptation de fumetti, westerns ou science fiction, avec le cinéma populaire comme vaste champ de recherche formelle et d’exploration intime. Mais avec ce jeu de massacre cathartique, Bava va encore avancer d’un cran dans l’expérimentation, bousculant les conventions et les attentes du genre. Finies les ambiances gothiques hantées du Corps et le Fouet ou les spirales colorées abstraites d’Operazione Paura, terminé le sadisme esthétisé de 6 femmes pour l’assassin, le pop art de Diabolik ou les zooms discos de L’île de l’épouvante. A première vue c’est pourtant à une simple déclinaison de ce dernier que nous convie Bava : une variation autour des 10 petits nègres mettant en scène des personnages coincés sur une baie éliminés les uns après les autres, dans un univers ou chacun peut se révéler l’assassin potentiel. Au contraire, La Baie sanglante est une œuvre charnière, qui ouvre une dernière période crue, tourmentée et féroce.
La Baie Sanglante entremêle sensualité de la chair et corruption du corps. Les couples finissent cloués l’un à l’autre en plein ébat, tandis qu’une Brigitte Skay bien en chair nage dans le plus simple appareil, touchée d’abord par la main d’un cadavre flottant, s’enfuyant les fesses à l’air, avant d’avoir le cou rattrapé par une serpe. La chair ne fait qu’une entre la sexualité et le sang. Avec Bava, le meurtre reste charnel et la nudité côtoie la mutilation – voire la décomposition. Bava fait cohabiter l’érotisme et le macabre, avec la mort comme orgasme ultime.C’est bien d’une « réaction en chaîne » qu’il s’agit, comme le soulignait le titre originel du film, et d’une version criminelle de la « maison que Pierre a bâtie » dans lequel A tue B qui tue C qui tue D… L’intrigue mime avec ironie la tragédie grecque, rappelant combien les ambitions humaines sont ridicules à l’orée d’une issue où chacun finit dévoré par des vers. Le machiavélisme des protagonistes – il n’y en a pas un pour racheter l’autre – n’est qu’une baudruche qui se dégonfle lorsqu’ils agonisent. Tous coupables et victimes, égaux dans le Mal, avec l’illusion de maîtriser les rouages de leur existence, ils ne sont que de pitoyables instruments gesticulant, enfermés en vase clos, à l’image des trophées chassés puis emprisonnés par Paolo avant qu’il ne leur perce le corps. Le premier plan furtif d’une mouche faisant un « floc » dans l’eau pour s’y noyer livre peut-être la meilleure clé d ‘interprétation possible d’une œuvre autant expansive et extériorisée dans sa représentation que profonde dans ses thèmes. Bava file jusqu’à l’abstraction cette métaphore et, à la manière d’un entomologiste, étudie ses cobayes. Nul ne peut échapper au fatum, tout étant écrit d’avance. Avec un sens inné du grotesque, Bava illustre l’avenir dérisoire de ses marionnettes par l’accumulation d’images, de parallélismes morbides et d’associations d’idées d’une cruauté peu commune, qu’elles soient symboliques (les insectes tournants dans leur bocal ou épinglé sur une planche), psychanalytiques (le coït interrompu par un embrochement) ou mythologiques (Laura Betti décapitée et son allure de nouvelle Méduse).
« L’homme n’est pas un insecte, il est civilisé depuis des siècles » lance l’un des protagonistes, parfaite antiphrase du spectacle qui s’offre à nous : le cinéaste s’interroge sur l’opposition entre le primitif et le civilisé, sur les origines d’un Mal inhérent à l’humain. Aveuglé par la sensation de puissance, convaincu de la supériorité de l’intelligence, l’individu oublie qu’il n’est qu’un être vivant parmi d’autres, intégré au cycle biologique. Ce visage déjà putréfié sur lequel s’ébattent les tentacules visqueuses du poulpe est symptomatique d’un univers conçu comme un cercle, où le prédateur devient proie, où le tueur est tué, où le carnivore retourne à la terre, la nourrit, et se décompose comme un vulgaire déchet. Le vieux dancing à l’abandon, couvert de végétation et de moisissures, témoigne d’une nature qui a repris ses droits après avoir été violée. L’étrange et splendide titre italien, « Ecologia del dellito » (littéralement « écologie du crime ») définit toute une conception panthéiste du monde dans lequel la nature demeure l’ordonnateur suprême : silencieuse, sereine, mais toute puissante… et revancharde.Déjà apparaît l’obsession du cinéaste pour les ravages du temps (voir pour cela son Lisa et le diable). Seuls resteront les pierres et le lierre. Bava, cinéaste nocturne fasciné par l’intérieur et la nuit – à travers des couleurs et des ombres travaillées dans d’étranges demeures – capte enfin les lumières diurnes de l’extérieur. On assiste ici à une pleine métamorphose de son cinéma qui va se poursuivre avec des œuvres de plus en plus noires telles Rabid Dogs ou Schock, en un cinéma de plus en plus porté vers la folie et la fin de toute chose, sans issue, gardant toujours en réserve un rire sardonique et protecteur. Invitée permanente de son œuvre, la mort va désormais l’envahir, la contaminer et devenir sa muse.
La Baie Sanglante
de Mario Bava (Italie, 1971) avec Claudine Auger, Luigi Pistilli, Claudio Volonte. DVD édité par Carlotta.
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