Suite à son premier grand succès, Le Masque du démon, Mario Bava délaisse le fantastique et multiplie les films d’aventures : Les Mille et une nuits coréalisé avec Henry Levin, Hercule contre les vampires, La Ruée des Vikings. Après avoir terminé sa relecture du classique de Richard Fleischer, il s’octroie un congé de quelques mois durant lequel il lit énormément de récits policiers et d’épouvante. Alors qu’il songe à arrêter de réaliser pour se consacrer uniquement aux effets spéciaux, il est convaincu de revenir aux affaires par Samuel Arkoff et Jim Nicholson, les fondateurs d’AIP qui avaient commencé à coproduire des métrages italiens afin de les sortir aux États-Unis (ils distribuèrent auparavant Le Masque du démon). Débuté sous le titre de travail Incubo, nettement plus inquiétant de prime abord, le cinéaste se verra finalement imposer La Fille qui en savait trop, référence explicite à L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock. Il retrouve le scénariste Ennio De Concini (Le Masque du démon) aux côtés d’Eliana De Sabata et Sergio Corbucci (sous le pseudo d’Enzo) pour les premières versions du script avant d’opérer des réécritures en compagnie de Mino Guerrini et Franco Prosperi (également assistant réalisateur, il mettra plus tard en scène l’excellent La Dernière maison sur la plage). La distribution réunit Letícia Román (actrice à la carrière éclair qui s’arrêtera en 1968 pour devenir courtière à Beverly Hills), John Saxon (remarqué auparavant chez Vincent Minnelli, John Huston et Blake Edwards) et la déjà très chevronnée Valentina Cortese (La Comtesse aux pieds nus puis plus tard La Nuit américaine, Les Aventures du baron Münchhausen, Juliette des Esprits). Il retrouve le producteur Massimo De Rita et surtout Roberto Nicolosi, compositeur des bandes-originales du Masque du démon et de La Ruée des Vikings. Giallo fondateur, La Fille qui en savait trop intègre la collection Mario Bava concoctée par Sidonis Calysta, proposant un combo Blu-Ray/DVD avec master haute-définition (image et son restaurés) ainsi qu’un livret de vingt-quatre pages, le tout dans un digibook limité. Nora (Letícia Román), une jeune américaine en séjour à Rome, est victime d’une agression nocturne et voit avant de s’évanouir une femme se faire assassiner. À son réveil, toute trace du meurtre a disparu, et personne ne croit à son histoire. Nora découvre alors qu’un serial killer a déjà sévi au même endroit, et qu’elle pourrait être la prochaine victime…
Le parcours de Nora est révélateur du projet de Mario Bava. En contant l’histoire d’une Américaine en vacances à Rome et en introduisant son héroïne à bord d’un avion à destination de la capitale transalpine, le cinéaste expose son ambition : importer un genre traditionnellement hollywoodien – le thriller à rebondissements – en Italie. L’inspiration est claire dès le titre en forme d’hommage au film britannique d’Alfred Hitchcock de 1936 remaké par ses propres soins aux Etats-Unis en 1957. Si ce dernier avait lui-même transposé son cinéma européen au cœur des studios californiens, Bava compte bien effectuer le parcours inverse, à savoir injecter des aspirations et des obsessions purement italiennes aux codes yankees. À Hitchcock, le metteur en scène emprunte une maîtrise absolue de son médium et de sa grammaire, ainsi qu’une approche psychanalytique de l’intrigue criminelle. Ainsi, un simple plan sur un verre parvient à générer l’angoisse, quant à la clé du mystère, elle réside derrière une porte qui ne doit jamais être ouverte, motif essentiel de la littérature gothique mais également du cinéma inspiré par la pensée freudienne, La Maison du docteur Edwardes en tête. Dans son entretien présent en bonus, Olivier Père évoque par ailleurs la puissance pulsionnelle des images du réalisateur au travers de l’utilisation du zoom, entre autres. Les clins d’œil sont également légion : John Saxon, interprète de Marcello Bassi, présente un look qui ne dénoterait pas dans un film réalisé par l’auteur de Psychose, et le plan final renvoie à l’ironie mordante chère à ce dernier. De ce postulat de relecture respectueuse, Bava parvient à tirer un rendu hautement personnel. S’essayant au tournage en extérieur, alors que ses précédents projets étaient majoritairement filmés en studio, il fait de Rome un personnage à part entière qui présente différents visages. Au détour d’un long travelling latéral, il inscrit Nora dans le décor. L’étrangère (le genre traité) est englobé dans un univers à l’identité forte (l’Italie et ses codes), qui s’impose dès le générique et la chanson d’Adriano Celentano. Le regard railleur sur la religion (la façade imposante de l’église de la Piazza di Spagna qui n’est d’aucun secours à l’héroïne, au contraire) et une certaine truculence dans la peinture de divers rôles secondaires (le gérant antipathique de l’hôtel) finissent de trahir l’ombre tutélaire du maître du suspense pour imposer un style singulier et très ancré dans une culture méditerranéenne.
L’un des changements les plus notables vis-à-vis des ressorts du thriller hitchcockien est ici la figure féminine principale. Héroïne active, intelligente, débrouillarde, telle la Grace Kelly de Fenêtre sur cour mais cette fois débarrassée de son tuteur, Nora mène elle-même une enquête que les personnages masculins freinent malgré eux. Inspirée par les romans qu’elle adore, Agatha Christie en tête, elle adopte des méthodes d’investigation issues des ouvrages, finalement mises à mal par les hommes qui l’entourent. Marcello devient ainsi un élément presque comique, maladroit et entêté, parfaitement inutile quant à la résolution de l’intrigue. La romance qui se dessine entre eux se retrouve d’ailleurs contrariée par le montage (du moins dans la version italienne), leur premier baiser étant brutalement interrompu par une ellipse. Cette approche, probablement due à la scénariste Eliana De Sabata, se double même d’un certain mordant satirique lorsque la protagoniste, témoin d’un meurtre, est sermonnée par un policier qui lui reproche d’être soûle et nue sous son manteau, voire accusée de mythomanie. La peinture du « sexe fort » se révèle guère reluisante, à l’image de ce dragueur balourd lors de la scène d’introduction, qui s’avère être un dealer minable. Il est étonnant dès lors, de constater que la voix off omniprésente qui exprime les pensées de la jeune Américaine est masculine, comme si elle demeurait en incapacité de s’exprimer pleinement et que ses pensées étaient interprétables à loisir par les mâles.
La distance prise par Mario Bava quant à ses influences est également perceptible dans le rapport au genre qui l’a fait connaître : le fantastique. Après avoir durablement marqué le registre avec Les Vampires (qu’il coréalise avec Riccardo Freda) et surtout Le Masque du démon, le cinéaste s’attelle à en déconstruire les codes tout en conservant certains motifs. La photographie, comme toujours signée par le réalisateur lui-même et magnifiée par le superbe master HD proposé par Sidonis-Calysta, fait la part belle aux jeux d’ombres et de lumière, écho à son amour pour l’expressionnisme. Pour son dernier film en noir et blanc, il joue avec les contrastes, créé des univers presque abstraits, mentaux (la pièce abandonnée où Nora découvre le magnétophone), et réinvesti tout un folklore du gothique. Les décors à l’architecture tortueuse, sont explorés par sa caméra mobile, et se parent de fils censés piéger l’assassin comme dans une toile d’araignée. La rencontre avec la vieille dame chez qui l’héroïne est logée est assez parlante. Passé une introduction à la sobriété et à l’épure quasi bressonienne (la mise en scène des gestes et des actions « simples », précise et méticuleuse), celle-ci est présentée tel un fantôme, cachée sous un drap blanc, un chat noir à ses côtés alors qu’un violent orage provoque une coupure de courant, elle synthétise à elle seule tous les gimmicks que le cinéma d’épouvante affectionne. Le lit qui se met à trembler et la silhouette spectrale perçue en ombre chinoise, préfiguration évidente de la séquence du dortoir dans Suspiria de Dario Argento, font ensuite figure de marqueur résiduel d’un surnaturel qui n’a, in fine, plus sa place ici. Peu à peu, la protagoniste qui tente de se convaincre d’avoir vécu une expérience médiumnique, d’avoir eu affaire au monde de l’imaginaire et de l’extraordinaire, va réaliser que l’enquête est bien plus terre à terre. Les apparences demeurent trompeuses, telle cette rue propice au cauchemar plongé dans la nuit, qui se révèle, en plein jour, d’une banalité absolue. Comme l’évoque Olivier Père, le cinéaste confronte ici, en une même vue sur la Piazza di Spagna, le monde éveillé, au monde du rêve, de l’inconscient.
Si Bava s’éloigne du fantastique c’est pour mieux modeler, presque malgré lui, un genre à part entière qui fera les grandes heures du cinéma horrifique italien : le giallo. Les fondations stylistiques et thématiques sont ainsi posées dans La Ragazza che Sapeva Troppo et ce, dès l’un des premiers plans qui voient Nora plongée dans un roman de gare, source d’inspiration littéraire à tout ce courant initié ici. Certains personnages reprochent d’ailleurs à la jeune femme la lecture de ces polars, jugée dangereuse. Œuvre charnière dans la carrière de son auteur et dans l’histoire de l’épouvante transalpine, création d’un véritable langage cinématographique, de procédés narratifs, le long-métrage inaugure un rapport trompeur aux images. Ainsi, la séquence de meurtre à laquelle assiste l’héroïne, contient une double perception. Si cette dernière n’a nullement la possibilité de percevoir le visage du tueur (maintenu dans l’obscurité), le cinéaste le cadre en gros plan puis insiste longuement sur une photo de son portrait encadré. Le spectateur est persuadé d’avoir une longueur d’avance sur cette « fille qui en savait trop », mais se retrouve finalement dupé par le vernis des choses. Elle ne voit, pour ainsi dire rien, nous ne voyons que des illusions. Une idée de mirage et de jeu avec les sens, qui infusent l’entièreté du film, de ce plan sur des coiffes de religieuses, semblable à une corolle qui s’ouvre, à ce son de machine à écrire censé témoigner de la présence d’un personnage. En s’attardant sur le regard de sa protagoniste lors de l’élément déclencheur, le réalisateur nous offre une véritable profession de foi. Que la perception soit altérée (flou, décadrage), troublée par le poids des années (le traitement visuel des souvenirs en vue subjective), elle demeure au centre de toutes ses attentions. Revenir au point de départ, au trauma initial, pour y apporter un regard neuf, pour voir au-delà des apparences, devient la clef pour résoudre le mystère et inaugure un passage obligé du giallo. Il est d’ailleurs amusant de repérer les éléments qui trouveront un écho dans la suite de la filmographie du metteur en scène, de cette charge assumée contre la bourgeoisie dont l’acmé est à chercher du côté de La Baie sanglante, à cette voix menaçante au téléphone, préfiguration de l’un des sketchs des Trois visages de la peur.
Réussite majeure pour son cinéaste qui se réinvente dans la continuité de ses travaux passés, et film précurseur annonciateur d’un véritable âge d’or du cinéma de genre italien, La Fille qui en savait trop, bénéficie désormais d’une édition française haut de gamme lui rendant pleinement justice. The Evil Eyes, le montage américain étonnamment plus long (d’autant qu’il prend le soin de supprimer toutes les références liées à la drogue), est disponible en anglais sous-titré tandis que viennent s’ajouter divers suppléments, dont deux exclusivités : une présentation d’Olivier Père, un commentaire autour des différentes versions du film par Bruno Terrier. Le document All About the Girl : Memories of A Giallo Gem (2014) avec, entre autres, des interventions de Richard Stanley et Mikel Koven ainsi qu’une interview de John Saxon datant de 2007 et la bande-annonce américaine complètent un contenu fourni, auquel s’ajoute enfin un livret signé Marc Toullec.
Disponible en Médiabook Blu-Ray / DVD chez Sidonis-Calysta.
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