Après plus de vingt ans à travailler en coulisses, en tant que directeur de la photographie (pour Mario Monicelli ou Dino Risi, entre autres) puis responsable des effets spéciaux, Mario Bava passe à la mise en scène, d’abord en tant que coréalisateur officieux de projets internationaux tournés en Italie. Il apprend alors le métier aux côtés de Jacques Tourneur (La Bataille de Marathon), Raoul Walsh (Esther et le roi) ou encore Riccardo Freda. C’est lors de la production de l’un des films de ce dernier, Les Vampires, qu’il est propulsé en urgence derrière la caméra suite à une dispute entre Freda et son producteur. En 1960, Massimo De Rita et Lionello Santi souhaitent surfer sur le succès du Cauchemar de Dracula de la Hammer. Pour ce faire, ils font appel à Bava afin de porter à l’écran un script signé Ennio De Concini, auteur de Meurtre à l’italienne qui retrouvera le cinéaste pour La Fille qui en savait trop, et Mario Serandrei, également monteur, à l’œuvre sur Le Guépard, La Bataille d’Alger, ainsi que La Ruée des Vikings ou Six femmes pour l’assassin. Librement adapté d’une nouvelle de Nicolas Gogol intitulée Vij (le récit donnera naissance à une transposition russe beaucoup plus fidèle sept ans plus tard), Le Masque du démon débute en Moldavie, au XVIème siècle. La princesse Asa Vajda (campée par la toute jeune Barbara Steele), soupçonnée de sorcellerie, est condamnée par l’Inquisition et meurt en maudissant sa propre famille, responsable de son sort. Au XIXème siècle, les docteurs Kruvajan (le vétéran Andrea Checchi) et Gorobec (John Richardson), en route pour un congrès médical, découvrent le cercueil de la jeune femme et la réveillent par inadvertance. Celle-ci entreprend alors méthodiquement de se venger… Jusqu’alors disponible dans l’Hexagone dans une version DVD déplorable, Sidonis-Calysta corrige le tir et propose un superbe combo Blu-Ray / DVD agrémenté de nombreux bonus et d’un livret signé Marc Toullec. Le moment est venu de se pencher sur ce chef-d’œuvre fondateur de l’horreur.
Réalisateur débutant, quoique déjà rôdé à la technique, Mario Bava offre une démonstration de son hallucinant talent graphique. Fils d’un sculpteur et chef opérateur légendaire en Italie prénommé Eugenio, le metteur en scène se destine à devenir peintre avant de finalement se tourner vers le cinéma, où il fait d’abord preuve de son génie en concevant de nombreux matte paintings. Cette approche picturale, hérité de ses années aux Beaux-Arts, est déjà palpable dans Le Masque du Démon. Les tableaux ont par exemple une place prédominante. Objets de fascination et d’effroi pour la jeune Katia (Steele), ils deviennent également révélateurs de secrets enfouis et annonciateurs de périls, comme empli d’un pouvoir mystique. L’attrait du cinéaste pour une esthétique gothique et brumeuse se perçoit dès ce coup d’essai, tout comme son affection pour les jeux d’ombres et de lumière inspirés de l’expressionnisme allemand. Il signe lui-même une photographie au noir et blanc très contrasté et affiche une artificialité fièrement assumée, véritable profession de foi dans la puissance évocatrice des images et leur pouvoir ludique de fascination. Ainsi, des toiles d’araignées ornant les recoins d’un caveau, aux scorpions sortant des orbites d’un cadavre, en passant par une chauve-souris agressive, nombreux sont les éléments renvoyant aux origines foraines du septième art. Sorte de train fantôme sur pellicule, le long-métrage joue constamment de son lien très fort au spectacle vivant. Ainsi, l’arrivée du surnaturel (la renaissance de Javutich) se fait au travers d’un surcadrage, un plan dans le plan qui renvoie à une dimension purement théâtrale. De même, la présence de chausse-trappes dans le château gothique ou ce carton d’introduction ajouté dans le montage américain (retitré Black Sunday et présent en bonus) sont des échos évidents aux truchements de prestidigitateur et aux annonces des bonimenteurs de foires. La contre-plongée sur un cocher en pleine course sera d’ailleurs reprise dans Les Trois visages de la peur lors d’un final on ne peut plus explicite quant au rapport à l’illusion inhérente au septième art. Conscient de cela, Bava affirme clairement son intention lors d’une séquence où des hurlements lugubres se révèlent n’être que le bruit du vent qui s’engouffre dans les tuyaux d’un orgue. Plus encore, comme le signale Christophe Gans dans son interview présente en bonus, le réalisateur rend sa mise en scène visible, ostentatoire, en brusquant le rythme d’un mouvement de caméra ou en cadrant à travers des branches. Non seulement l’artifice ne se cache jamais mais l’auteur entretient même une complicité avec le spectateur en nous prenant directement à témoin, à l’instar de ce bourreau fixant un masque funeste sur l’objectif. Le voyeur est amené à devenir acteur de la scène, à pénétrer directement dans le cauchemar.
Bien que puisant dans une Europe du XVIème siècle en proie à l’obscurantisme et tourmentée par une Inquisition toute-puissante, Le Masque du démon ne cherche nullement à être réaliste. Au contraire, le cinéaste tend à s’écarter de toute vraisemblance historique pour mieux façonner son propre univers. Peu importe que la mythologie soit quelque peu confuse, que vampires, sorcières, et rites sataniques se télescopent, le tout est de créer un monde imaginaire délesté des règles tangibles. Cette recherche préfigure certains longs-métrages de Dario Argento (Suspiria et Inferno en tête) ou Lucio Fulci (L’Au-delà, Frayeurs). La légende qui entoure la tragédie des Vajda relève ainsi de la fable racontée aux enfants. Des représentations de dragons et griffons ornent les bas-reliefs, une princesse dont la mère est morte, vit dans un château avec son père, autant de lieux communs propres aux contes de fées. Il n’est pas anodin que, dans ce contexte, lorsque le fantastique surgit, il soit perçu à travers les yeux d’une jeune fille. Comme tout bon mythe, le long-métrage se double d’une seconde lecture psychanalytique où le sexe et la mort se mêlent : une goutte de sang redonne sa jeunesse à une créature démoniaque, un tableau représentant cette dernière entièrement nue, ouvre sur un passage secret et étroit, ou encore la beauté d’Asa ramenée à la vie qui cache un corps en décomposition. Ce mariage d’Eros et Thanatos, thématique récurrente du cinéaste, trouvera sa représentation la plus macabre lors du très SM Le Corps et le fouet, en 1963. L’environnement, fait de superstition, où un simple crucifix protège des forces du mal, recèle en son sein une vision pour le moins viciée des rapports humains et familiaux. La « malédiction consanguine » (selon les termes de Gans) dévoile des liens incestueux que la version américaine a d’ailleurs censurés. Il en va de même pour la romance entre Katia et Gorobec, étonnamment tronquée aux Etats-Unis, elle demeure pourtant l’élément le plus positif, littéralement le plus « merveilleux » du film, en témoigne cet ultime plan tout droit sorti d’un écrit des Frères Grimm. La vérité la plus terrible se camoufle pourtant sous des aspects enchanteurs, que seuls d’autres apparences peuvent paradoxalement révéler. Les masques terrifiants, loin de contenir les créatures infernales, dévoilent leurs vrais visages. Comme l’écrivent Romain Vandestichele et Gérald Duchaussoy : « Le masque donne à voir la vraie nature des protagonistes en leur permettant d’extérioriser des tendances ignobles, négatives alors qu’il est censé les juguler ou les cacher » (1). Le jeu de faux-semblants devient visible, la fiction fait surgir la vérité et le cinéma met à jour la vérité profonde des choses.
Long-métrage précurseur sur bien des aspects, La Maschera del Demonio (de son titre original), étonne par la brutalité de ses images. Un gros plan sur une peau marquée au fer rouge, des pics s’enfonçant dans la chair, un visage en train de brûler, autant de visions impactantes et inoubliables permises par l’usage du noir et blanc. La censure interdisait les représentations sanglantes en couleurs comme le révèle Olivier Père dans son entretien. Fort de son expérience dans les effets spéciaux, Bava recycle un trucage déjà aperçu dans Les Vampires (lui-même hérité du Docteur Jekyll et M. Hyde de Rouben Mamoulian) et bricole un véritable tour d’illusionniste pour symboliser le retour à la vie d’Asa. Sa science du cadre est déjà perceptible et offre quelques instants de pure beauté tel ce travelling en contre-plongée sur le visage d’une enfant, la silhouette de Katia tenant ses chiens à l’entrée de la crypte, ou cette carriole maudite filmée au ralenti. Ce plan emprunté à La Belle et la bête permet d’ailleurs à Christophe Gans de créer un pont entre Bava et Jean Cocteau, que le critique considère comme des cinéastes jumeaux (mêmes recherches esthétiques confinant à l’expérimentation, même culture littéraire). À l’instar du réalisateur d’Orphée, les décors ont une place prépondérante, le château se change un organisme vivant dissimulant un autre monde entre ses murs dont l’accès secret doit être mis à jour. Véritable préfiguration de l’école de danse de Suspiria, il n’est que l’un des exemples d’inspiration que d’innombrables metteurs en scène se sont approprié au cours des décennies. Tim Burton (Sleepy Hollow), Guillermo Del Toro (Crimson Peak) Francis Ford Coppola (Dracula) ou Rob Zombie (la condamnation au bûcher reprise telle quelle dans Lords of Salem) font partie de ses auteurs qui revendiquent avoir puisé dans le film la matière pour façonner leurs propres visions de l’horreur. Difficile également de ne pas percevoir dans cette séquence d’énucléation, la source des obsessions oculaires de Lucio Fulci. Le réalisateur est aussi le premier à donner sa chance à la débutante Barbara Steele (créditée en tant que Barbara Steel), véritable muse du cinéma d’épouvante et scream queen primordiale qui a traversé toutes les époques et les courants du cinéma de genre, de Frissons à Lost River. Repérée, selon la légende, sur une couverture d’un numéro de Life Magazine, elle incarne une fascinante Asa / Katia, à la fois séduisante et terrifiante. Classique absolu du gothique italien, aussi essentiel que matriciel, Le Masque du démon fut en son temps plébiscité par une critique jusque-là peu versée dans le fantastique. Preuve supplémentaire que son influence a rapidement dépassé le cadre des amoureux de série B et a permis de propulser le réalisateur au panthéon des maîtres du frisson.
Sidonis-Calysta propose un superbe master HD du film et accompagne son édition luxueuse de pléthore de bonus parmi lesquels les entretiens avec Olivier Père et Christophe Gans, mais également une comparaison détaillée entre les montages italiens et américains par Bruno Terrier. Enfin une interview, dans la langue de Dante, de Barbara Steele datant de 1995 vient compléter le tout. L’actrice revient sur son expérience, parfois difficile, devant la caméra de Mario Bava et évoque même le souvenir de Federico Fellini, qui a rendu hommage au long-métrage en prénommant le personnage qu’elle incarne dans 8 ½, Ava. Un incontournable pour tout fan du maestro de l’horreur, en somme, qui constitue, avec La Fille qui en savait trop, la première salve de ressorties des œuvres du cinéaste.
(1) Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele, Mario Bava, le magicien des couleurs, Lobster, 2019, p. 66.
Disponible en Médiabook Blu-Ray / DVD chez Sidonis-Calysta.
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