Mario Bava – « Les chiens enragés / Cani arrabbiati » (1974)

Après une décennie 60 incroyablement prolifique (au cours de laquelle il signa seize longs-métrages), marquée par de nombreux succès et réussites majeures (Le Masque du démon, La Fille qui en savait trop, Le Corps et le fouet, Six femmes pour l’assassin), Mario Bava ne tarda pas à essuyer quelques déconvenues à l’orée des années 70. Il signa toutefois un nouveau coup de maître en 1971 avec le très inspiré La Baie Sanglante qui s’éloignait du giallo (auquel il a donné naissance) en posant les bases du slasher et marquait une bascule vers un style plus réaliste et un pessimisme terrible. Cependant, en 1972, s’il put, au bénéfice de la réussite commerciale de Baron Vampire, mettre en scène Lisa et le diable, il dut rapidement faire face à divers problèmes de productions et surtout à un deuxième montage effectué à ses dépens. En effet, son producteur Alfredo Leone, désireux de surfer sur le carton de L’Exorciste, décida de le remonter entièrement en modifiant sa trame et en ajoutant de nombreuses scènes pour le ressortir totalement dénaturé en 1975 sous le titre La Maison de l’exorcisme. Toutefois, le malentendu relatif à cette période de sa carrière et la difficulté partielle au moment de l’appréhender, semble intimement lié au sort tragique que connu Les chiens enragés (Cani arrabbiati). Tourné en 1974, le film demeura invisible plus de vingt ans et ne commença à être découvert qu’à partir de 1996. Entre-temps, le cinéaste est décédé avec l’idée qu’il ne sortirait peut-être jamais. Cette œuvre qui aurait dû être celle d’un nouveau départ dévoilant une autre facette de la personnalité de son auteur, se lit a posteriori comme la clef des derniers mouvements de sa filmographie.

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Petite remise en contexte, s’il avait largement donné ses lettres de noblesse au fantastique et à l’horreur italienne, en plus de véritablement lancer, inventer des courants en leur sein, le cinéaste eut envie d’autres horizons. Il voulut notamment s’essayer à une tendance en pleine effervescence dans le cinéma transalpin, le poliziottesco. Genre populaire et avatar cinématographique des années de plomb, dérivé du film noir saupoudré de violence et d’action (deux notions fréquemment exacerbées), prenant pour décor principal le milieu urbain. Après la lecture d’un recueil de nouvelles, le réalisateur décide d’adapter l’un de ces courts récits (cinq pages), L’homme et l’enfant de Michael J. Carrol. Si Alfredo Leone ne parvient pas à obtenir les droits, le projet se lance sous la houlette de Roberto Loyola (futur producteur de Libera, amore mio ! de Mauro Bolognini). Les choses se gâtent lorsqu’à la suite du décès d’un de ses investisseurs, la société de production fait faillite tandis que Mario Bava est en train de mettre les derniers coups de pinceau à son long-métrage. Il se retrouve dans une situation d’impasse : les négatifs sont saisis par la justice et il lui est impossible de terminer son ouvrage. Vingt ans plus tard, alors que la trace du film a été miraculeusement retrouvée, l’actrice Lea Lander (interprète de Maria) se démène pour racheter les droits et le matériel disponible afin de permettre son montage ainsi que sa post-synchronisation. Montré en festivals, il fait dès lors l’objet d’une exploitation vidéo. Alfredo Leone, qui n’en est pas à son premier coup bas en la matière (cf. Lisa et le Diable/La Maison de l’exorcisme), trouve, avec la complicité coupable de Lamberto Bava, le moyen de s’en emparer. Des scènes sont retournées et l’ensemble remonté (la bande-originale est même remplacée par un score totalement hors de propos) en vue d’investir le marché américain, Cani arrabbiati devient Kidnapped. Inédit en France, il intègre aujourd’hui la collection Mario Bava conçue par Sidonis Calysta en Combo Blu-Ray/DVD/Livret qui en propose les deux versions, la plus légitime et la plus contestable. La première se voit précédée d’un carton nous informant qu’elle est issue des notes de travail de Mario Bava, qu’elle provient des meilleures sources actuellement disponibles mais que certains passages n’ont pu être restaurés en haute-définition, engendrant de fait des variations de qualité. Un modeste prix à payer pour enfin pouvoir visionner et posséder dans des conditions décentes, un métrage précieux et fondamental.

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En possession de l’argent volé à un transport de fonds dont ils éliminent l’un des convoyeurs, quatre braqueurs prennent la fuite devant la police. Si l’un d’eux est tué, les trois autres se couvrent en prenant en otage une femme mais aussi un automobiliste qui affirme conduire son garçonnet malade à l’hôpital. Commence alors une cavale où, à chaque instant, le pire peut arriver…

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Démarrage à toute allure, le monstrueux thème de Stelvio Cipriani, immédiatement entêtant, lance un générique aux réminiscences de celui du Bon, la brute et le truand et sa bichromie, revisité tel un de croisement séduisant entre le pop art et la bande-dessinée (la typographie et les couleurs semblent avoir inspiré l’affiche de Reservoir Dogs, sans parler de la filiation évidente entre les deux titres, Rabid Dogs en anglais). Sentiment de vitesse conforté par une ouverture sans dialogues, où se succèdent les gros plans de personnages (mains et visages sont les figures privilégiées) en mouvements (véhicules en marche ou à l’arrêt). Contextualisation minimale, l’action dicte le récit, les cadres larges se font rares. Des échanges de tirs intronisent une violence qui sera dès lors omniprésente, tantôt graphique, tantôt psychologique, parfois les deux simultanément. Des premières répliques se font entendre, elles coïncident avec la découverte des braqueurs au naturel, une fois le masque tombé. On ne sait rien d’eux (ni même leurs noms, tout juste leurs surnoms) si ce n’est qu’ils courent après l’argent (« enfin riches ! » lâche Trentadue). Un déluge de coups de feu dans un parking, climax sanglant et meurtrier, scelle cette introduction et le postulat : les trois braqueurs quittent la ville avec trois otages, un homme qui tient le volant, une femme et un enfant malade. Riccardo conducteur étrangement serein ainsi que Maria (« le prénom de la Madone ») vulnérable et sans défense sont les témoins d’une odyssée à l’issue incertaine. Mise en images sèche et crue, en rupture définitive avec le Bava esthète des années 60, prolongeant un virage réaliste et brutal amorcé sur La Baie Sanglante qui atteint ici son paroxysme. Les Chiens enragés prend la forme d’un road-movie claustro tendu, d’un thriller psychologique en huis-clos, où le calme de façade est régulièrement trahi par les impulsions incontrôlables de Bistouri et Trentadue. La sidération filmique d’antan a cédé sa place à la sensation pure : les cadrages resserrés et étouffants écrasent les personnages dans un espace déjà restreint par nature, la transpiration visible sur leurs visages exprime une chaleur insoutenable mais sans cesse palpable.

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Comme enfermés à ciel ouvert, les antihéros sillonnent une Italie repliée sur elle-même, qu’il n’est aucunement question de contempler : chaque sortie du véhicule relève de l’accident, au sens propre ou figuré. Les problèmes se règlent par l’argent ou par la violence, la discussion n’est plus d’aucune utilité. Le cinéaste dépeint des individualités désespérées et sans perspectives, croyant naïvement que leur richesse passagère pourra les extraire de leur condition, leur offrir une illusoire liberté. Bistouri et Trentadue, chiens fous sur lesquels Doc peine à avoir une emprise véritable, symbolisent la déliquescence d’une partie du pays. Dénués de valeurs morales et de repères, incultes et ignorants, ils sont guidés par des instincts primaires tels que la consommation (les stations-services lieu de pauses temporaires répondent à ce besoin), le sexe et la violence, auxquels s’ajoute un sadisme sans limites. Les citations prestigieuses (la référence à Greta Garbo) sont salies et dégradées, les allusions régressives affleurent, Maria est à la merci des pulsions et déviances de ces deux ravisseurs les plus inquiétants. Une séquence de fuite la conduit dans un village reculé, désertique et à l’abandon, pourchassée par les deux hommes qui lui infligent en représailles une éprouvante humiliation filmée comme une agression sexuelle. Impuissante, la jeune femme se voit forcée à uriner sous leurs yeux, debout, habillée et en détresse. Un passage qui rappelle furieusement au lynchage de Florinda Bolkan (jusque dans l’utilisation de la musique, ici décontractée, en rupture avec l’horreur à venir) dans La Longue nuit de l’exorcisme / Non si Sevizia un Paperino de Lucio Fulci dont Cani arrabbiati serait le pendant poliziottesco. Plus tard, Trentadue fait tomber de la mayonnaise sur ses seins qu’il s’empresse de vouloir lécher, cet incident scelle son destin : il est abattu froidement hors-champ (un choix audacieux réduisant l’action au son). Il n’est pourtant nullement question d’éthique, le viol préoccupe moins le tireur, Doc, que la possibilité que l’acte s’effectue à la vue de tous et puisse alerter les autres automobilistes. La récurrence de motifs « sales » (urine, sang, vomi) symbolise un stade désormais terminal quant à la contamination esthétique d’une nation autrefois célébrée pour ses splendeurs. Cette auscultation d’une laideur intérieure et extérieure nourrie une vision du monde dominée par une misanthropie et un nihilisme criants, traduit une démarche jusqu’au boutiste, un point de non-retour que le sort du film a réduit au silence. Bava n’épargne rien ni personne, des médias totalement à côté de la plaque, à une société d’apparences où chacun reste cantonné à sa condition sociale d’origine. Il montre des individus lâches et mesquins ne cherchant qu’à conserver leurs maigres acquis, à l’image de ce pompiste conscient que quelque chose de louche se déroule devant, préféreront rester inactif afin que sa tranquillité ne soit pas troublée.

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Un ultime rebondissement pousse la noirceur du récit dans ses retranchements, lorsque l’on découvre que le pire se dissimule derrière des airs respectables. Une conclusion en bain de sang dans un décor en ruine où innocents et coupables sont réduits au même sort. Constat impitoyable : le mal est partout à l’intérieur du pays, il se niche au sein de chacune de ses strates. Ce point final frontal nous privant du moindre recul s’abat telle une onde de choc, illustrant l’humeur définitivement pessimiste de son auteur. Paradoxalement, ses Chiens enragés, témoignent d’une santé filmique et d’une inspiration pleinement régénérée bien qu’elle s’exerce au profit d’un dessin glauque et quasi morbide. L’efficacité première de sa mise en scène et sa faculté à lui apposer d’autres vertus pour l’hybrider vers quelque chose plus proche de l’expérience pure, lui confèrent une singularité accentuée par l’incursion d’essais expérimentaux bien sentis (ce court passage où les pensées confuses de Bistouri, lorsque le collectif se met à voler en éclats, sont retranscrites par un montage mental, fuyant brièvement la narration linéaire). Surtout, Mario Bava à l’inverse de ses cadres étroits, voit large, il regarde autant du côté de ses compatriotes (le Giallo rural de Fulci évoqué précédemment) qu’outre-Atlantique, on pense notamment aux Chiens de Paille de Sam Peckinpah et évidemment à La Dernière maison sur la gauche de Wes Craven. Loin de se reposer sur ses acquis, il continue de se nourrir des évolutions des genres et sous-genres de tous les horizons pour mieux se les approprier. Si le destin funeste qui s’est abattu sur le film ne lui aura pas permis de creuser cette veine par la suite, il aura pourtant fait des émules, en Italie mais pas seulement. Comme des chiens enragés (Come cani arrabbiati) de Mario Imperioli sorti en 1976 en aurait revendiqué l’influence tandis qu’un remake officiel franco-canadien a vu le jour en 2015, Enragés. Ce dernier, certes fidèle dans les grandes lignes, se révélait grossier et embarrassant, à des années-lumières de son modèle car totalement vidé de sa sève politique et incapable de digérer son essence bisseuse, au point de devenir un produit formaté bas de gamme. Deux héritiers plus libres méritent davantage de considération, le Canicule d’Yves Boisset, qui pourrait faire office à plusieurs égards de relecture française, et, cité plus haut, le mythique coup d’essai de Quentin Tarantino, Reservoir Dogs, qui synthétise certaines de ses caractéristiques à l’intérieur d’un projet nettement plus vaste. Dans une moindre mesure, Killing Zoe de Roger Avary et son braquage masqué ultra violent au cœur de Paris peut venir se joindre à ce diptyque.

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Série B poisseuse et crasseuse dont on ressort difficilement indemne, Les Chiens enragés a enfin droit à une édition prestigieuse, lui restaurant un statut de référence qui tend encore à lui faire défaut malgré un culte progressif au fil des années. Le combo de Sidonis Calysta, outre les deux montages (on recommande aux spectateurs les plus déviants de jeter un œil à Kidnapped, afin de mesurer le décalage avec la version « normale »), s’accompagne de nombreux suppléments. Con la Bava a la boca, tiré d’un précédent DVD, invite plusieurs personnalités (dont les acteurs Maurice Poli et Don Backy) ayant participé au film à relater leur expérience. Une présentation complète et passionnante d’Olivier Père, évoque en long et en large la gestation douloureuse que fut son tournage puis sa post-production avortée jusqu’à sa résurrection miraculeuse. Ce document trouve son pendant analytique à la faveur d’une conversation entre Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele, auteurs de Mario Bava, le magicien des couleurs en 2019. Ils reviennent, entre autres, sur l’utilisation de la musique, qui constitue un personnage à part entière (un procédé déjà en vigueur sur L’île de l’épouvante et La Baie sanglante) différents d’une majeure partie de la filmographie du cinéaste, mais aussi sur la nature double du film et sa dimension politique sous-jacente. Une bande-annonce originale et un générique de début alternatif complètent un Digibook d’ores-et-déjà incontournable, autant pour les fans de Bava, que les amateurs de cinéma sans fioritures, où l’efficacité maximale n’exclut pas un discours fort et impactant.

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