Lannée 1963 marque un tournant dans la carrière de Mario Bava. Jusqu’alors exécutant pour les studios (La Ruée des Vikings, relecture du succès de Richard Fleischer), voire non crédité au générique de grosses productions (Hercule et la reine de Lydie), seul Le Masque du démon (1960) avait posé les jalons très personnels dune carrière en devenir. En plus doffrir à la scream queen Barbara Steele son premier rôle marquant, il infusait un sentiment de mélancolie et une beauté formelle évidente à un récit dhorreur sur fond de sorcellerie. En un an, le cinéaste va donc enfoncer le clou par lintermédiaire de trois œuvres : La Fille qui en savait trop, hommage à Alfred Hitchcock et matrice du giallo, Le Corps et le fouet, drame aristocratique en costumes, à mi-chemin entre fantastique et érotisme, ainsi que le film à sketchs Les Trois visages de la peur, qui va nous intéresser ici. Premier thriller italien tourné en couleurs, ce dernier synthétise les différents genres de prédilection de la filmographie du maître, ainsi que ses thématiques, et ce, en seulement quatre-vingt-dix minutes. Cette « note dintention filmique » entreprend dausculter les divers mécanismes de la terreur et de langoisse à travers trois segments. Après sa ressortie dans les salles en 2017 en copie restaurée par le Théâtre du Temple, I Tre Volti della Paura est désormais disponible en Blu-Ray et Ultra HD chez lindispensable Chat Qui Fume. Loccasion de se pencher sur cet opus essentiel du maestro.

(© Copyright Théâtre du Temple)

Réalisateur érudit dont les fulgurances visuelles ne sauraient éclipser les racines littéraires, Mario Bava nen demeure pas moins le digne héritier d’un cinéma pensé comme une attraction foraine. Aussi, tous les moyens sont bons pour attirer le spectateur, y compris le tromper sur la marchandise. Si Les Trois visages de la peur se présente comme une transposition d’écrits de grands auteurs tels que Guy de Maupassant ou Anton Tchekhov, il nen est rien. Simple effet dannonce afin de se donner une légitimité culturelle dont le cinéma de genre était dépourvu dans linconscient collectif dalors. Seul le nom de Tolstoï est avéré, mais Les Wurdalaks (deuxième sketch ici présent) savère en réalité une nouvelle dAlekseï, cousin de Léon. Cette logique de bonimenteur est clairement matérialisée à l’écran dès lintroduction qui voit Boris Karloff himself haranguer le spectateur en véritable Monsieur Loyal, bateleur qui invite le chaland à pénétrer dans ce train fantôme projeté sur grand écran en annonçant que « les esprits, les vampires sont partout ». Le film érige donc son artificialité comme un pur plaisir enfantin qui sappuie sur des motifs archétypaux empruntés aux contes de fées et aux cauchemars tels que des chats noirs, de superbes forêts enneigées et lugubres, ou des poupées terrifiantes. La peur est constamment source d’éblouissement, de sidération visuelle, au fil des trois segments. Loin dune quelconque outrance gore ou dun glauque malaisant, le cinéaste sublime chacun de ses plans afin de faire surgir la beauté au cœur même de lhorreur. Dans Le Téléphone, premier acte du triptyque, la caméra caresse ainsi lintérieur dun appartement (unique lieu du récit), dévoilant de multiples sources de lumière feutrée en même temps que le corps de la belle Michèle Mercier (un avant sa starification dans Angélique, marquise des anges) dans une ambiance gentiment érotique sur fond de musique jazzy. Cette mise en scène de langoisse claustrophobique, donne lieu à un scénario réaliste, dénué de tout fantastique, préfigurant dans sa mécanique des thrillers comme Terreur sur la ligne ou autres Scream. À linverse, Les Wurdalaks et La Goutte deau (respectivement deuxième et ultime chapitre) sont des histoires surnaturelles et macabres, prenant les oripeaux dun film en costumes aux relents gothiques et vampiriques pour lun, ou du conte moral sur fond de spiritisme, qui trouve des échos jusque dans le très référencé Amer de Cattet et Forzani, pour lautre. Le long-métrage se pose donc en véritable autopsie des mécaniques de la peur, graphiquement certes superbe (notons lalternance entre couleurs chaudes et froides), mais qui noublie jamais de questionner son sujet et ses racines profondes.

(© Copyright Théâtre du Temple)

Sous ses atours de grand-huit horrifique, le film explore (comme son titre lindique) trois facettes de la terreur, aussi diverses que reliées entre elles par un point commun : leur personnage féminin central. À l’écran, langoisse se traduit de multiples manières : du huis clos paranoïaque faisant naître le malaise à partir des effets quune voix provoque sur l’héroïne (Le Téléphone), à une ancienne malédiction entraînant la suspicion à propos de lidentité de ses proches (Les Wurdalaks) ou à l’abstraction pure transformant chaque élément de décor en un danger potentiel (La Goutte deau). Si la peur se matérialise parfois concrètement, à linstar du visage grotesque et terrifiant dun cadavre (en réalité un masque fabriqué par le père du réalisateur, Eugénio, comme le précise Lamberto Bava dans son interview présente en bonus), souligné par un double travelling avant sur la morte et la vivante qui lobserve, le mal na, au final, pas de forme propre. Il flotte sur lentièreté du métrage, plane au-dessus de ses protagonistes, jusqu’à sinsinuer dans une maison isolée et lugubre, tel le bruit entêtant du vent dans le deuxième segment. Au cœur de ce dispositif, trois femmes, trois victimes qui tentent de survivre tout en se débarrassant dun environnement hostile, véritable source dangoisse. Que ce soit danciennes relations toxiques (les références à la bisexualité de Rosy -Michèle Mercier – furent dailleurs censurées du montage américain comme le soulignent Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele dans leur entretien), dune famille aux traditions oppressantes ou dune solitude macabre, chacune essaye de se sortir de son triste quotidien. Le mythe du vampire devient ici la métaphore dun déterminisme familial inévitable et mortifère. Cette idée prouve, si besoin était, que le cinéaste n’était pas quun simple formaliste talentueux et visionnaire, mais bien un auteur aux thématiques plus politiques quil ny paraît. Les deux écrivains derrière Mario Bava : le magicien des couleurs évoquent, à juste titre, labsence de symboles religieux dans le long-métrage, comme si Dieu était absent de l’équation, et prennent en exemple Danger : Diabolik, que le metteur en scène signe en 1968, véritable brûlot anarchiste sous ses apparences despionnage pop. Dans Les Trois visages de la peur, un village mystérieux dans lequel pénètre un étranger (échos à la Transylvanie chère aux productions Hammer) se voit baigné dune ambiance funèbre lorsque la silhouette dun enfant vient hanter un décor embrumé, préfigurant ainsi le sublime Opération Peur. Une mélancolie présente également dans le dernier sketch, où la culpabilité ressentie par une femme esseulée, la tourmente par lintermédiaire dun simple bruit, obsédant et anxiogène. Dans le premier chapitre, si un gros plan sur une main gantée de cuir, tenant un couteau, préfigure un gimmick célèbre du giallo, cest surtout le visage terrifié de son héroïne, victime dune machination hitchcockienne, qui impactent durablement le spectateur. Comme un dernier geste fort, Bava conclut son ultime acte par le regard glaçant de la mort, face caméra, comme braqué sur le spectateur, avant de clore par un épilogue en forme de mise en abyme ludique et réjouissante.

(© Copyright Théâtre du Temple)

I Tre Volti della Paura constitue, avec La Ruée des Vikings, lautre sortie événement centrée sur Mario Bava, concoctée par Le Chat qui Fume. Comme toujours la copie est impeccable et saccompagne de nombreux bonus, parmi lesquelles une interview dEdgar Blatzer, traducteur et spécialiste du cinéaste qui révèle notamment que le montage américain du film chamboulait lordre des sketchs et contenait une intervention de Boris Karloff entre chacun dentre eux, ou encore quun quatrième segment avait été tourné mais jamais intégré au long-métrage. Une édition indispensable donc, pour une œuvre majeure et visuellement sublime, dont l’héritage est perceptible chez des réalisateurs tels que Francis Ford Coppola (via son flamboyant Dracula) ou Tim Burton (Sleepy Hollow).

Disponible en Blu-Ray chez Le Chat Qui Fume.

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A propos de Jean-François DICKELI

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