Mario Bava – « L’île de l’épouvante / Cinque bambole per la luna d’agosto » (1970)

À son apogée critique et commercial lors des années 60, Mario Bava collabore en 1967 avec Dino de Laurentiis qui lui confie alors le plus gros budget de sa carrière (on parle de deux cent millions de lires) pour mettre en scène Danger : Diabolik !, adaptation d’un fumetto culte crée par ls sœurs Giussani. Les résultats déçoivent les attentes du producteur qui abandonne l’idée d’une suite, tandis que le cinéaste doit s’orienter vers des projets de moindre envergure. Il revient au giallo avec Une Hache pour la lune de miel, une production fauchée qui se soldera par un échec, puis un film érotique, Une Nuit Mouvementée, bloqué par la censure et privé de sortie en salles. En pleine impasse, il accepte de mettre en scène un script qu’il avait pourtant refusé quelques mois auparavant (Jean-François Rauger raconte en détails cet épisode dans les suppléments) et remplacer au pied levé le réalisateur initialement pressenti. Il a pour mission de sauver l’entreprise du naufrage. S’il effectue quelques modifications sur le scénario, sa marge de manœuvre est faible (casting, décors et autres sont déjà prêts et choisis) et le tournage doit débuter à peine deux jours plus tard. C’est dans ces conditions très particulières que naît L’île de l’épouvante (Cinque bambole per la luna d’agosto en version originale, cinq poupées pour la lune d’août, si l’on traduit littéralement) qu’il désignera ultérieurement, ni plus ni moins que comme son moins bon long-métrage. Longtemps tapi dans l’ombre en raison d’une mauvaise réputation, cet objet mal aimé gagne néanmoins en considération au fur et à mesure des années. Il n’était donc pas illogique que dans la progressive réhabilitation de son auteur au rang de maître, ses œuvres, y compris les prétendument plus mineures, refassent surface et puissent bénéficier d’un nouveau regard. C’est le cas aujourd’hui grâce à Sidonis Calysta qui l’intègre à sa collection Mario Bava en le proposant dans un beau Combo Blu-Ray/DVD/Livre. L’occasion de se pencher d’un peu plus près sur un métrage à la fois bancal et stimulant, impersonnel et incarné, dont les seuls paradoxes suffisent à évacuer un éventuel jugement à la va-vite. Le temps d’un week-end, un industriel invite sur une île méditerranéenne plusieurs relations d’affaires, dont un brillant scientifique. Le séjour ne devait être consacré qu’à la détente, mais les affaires reprennent vite le dessus, chacun essayant d’être le premier à signer un contrat avec le chercheur. Le séjour tourne au cauchemar lorsque les invités sont assassinés les uns après les autres. Et l’assassin est forcément l’un d’entre eux…

© Copyright Sidonis-Calysta 2022

Musique décontractée (signée Piero Umiliani, compositeur de la bande-originale du Pigeon de Mario Monicelli) et décor paradisiaque (une plage isolée) constituent les premiers motifs dont s’imprègne L’île de l’épouvante. Il s’agit d’un leurre, Mario Bava ne tarde pas à confiner ses personnages dans une luxueuse propriété et installer une mécanique de huis clos. La séquence suivante nous plonge au cœur d’une soirée, amorcée par un protagoniste annexe en position de voyeur observant à la fenêtre. Chaque individualité est alors introduite à coups de multiples zooms et dézooms (dont l’un à connotation très sexuelle aux airs de pénétration sur Juana campé par Edwige Fenech) focalisant l’attention sur leurs visages et regards, à l’aide de gros plans insistants et de mouvements de caméra ostentatoires. Ces effets visuels anti-naturels placent ce microcosme sous le signe du simulacre, du factice, un indice quant à la charge délibérée que prépare le cinéaste. Ces festivités inaugurales laissent place à un jeu sadique pris à la rigolade, où la montée de l’intensité se voit désamorcée par une mort simulée. Rien n’a d’importance pour ces gens, si ce n’est l’argent, comme nous ne tarderons pas à le découvrir. Bava ne fait preuve d’aucune empathie ni de complaisance à l’égard d’une bourgeoisie qu’il ne feint pas de mépriser viscéralement. Il contemple l’effondrement d’une caste de privilégiés voué à s’entretuer par pure avidité, sur la base d’une trame de whodunit rappelant aux récits d’Agatha Christie. Ce matériau standard intéresse moins par son éventuelle originalité, que la façon dont il se raccroche à des obsessions autrement plus personnelles et préfigure en substance un discours qui va imprégner la suite de sa carrière. À l’image du prologue, il préfère l’ironie mordante à la tension, quitte à désarçonner et fragiliser le rythme de son film. Ses « héros », campés par des acteurs et actrices aléatoirement convaincants (Edwige Fenech encore à ses débuts, retrouvailles avec Howard Ross après Les Dollars du Nebraska, première collaboration avec Maurice Poli avant Baron Vampire et Les Chiens enragés), apparaissent dès lors tels les pantins passifs d’un marionnettiste mal intentionné et très au fait de son dessein. Contrastes saisissants entre un cadre lumineux et la noirceur sous-jacente du propos, entre la présentation superficiellement avantageuse des personnages et leur profonde laideur morale, même dans des conditions défavorables, le réalisateur impose ses vues. Il transforme les limites et carences de son script, en arguments visant à nourrir ses sous-textes. Cependant, la charge critique de L’île de l’épouvante n’est pas seulement théorique, elle s’exprime aussi grâce aux aux talents de formalistes de son auteur, toujours prompt à expérimenter et créer le sens par ses choix graphiques même au sein d’une entreprise d’envergure limitée.

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Deux images succinctes, faussement anecdotiques, clarifient si besoin est, l’approche du cinéaste. Lorsque la caméra contemple une plantation de nénuphars jusqu’à dévoiler le reflet de l’une des héroïnes déformé par les ondulations de l’eau, quelque chose détonne quant à cette communion factice entre l’homme et la nature. Comme si ce plan était un authentique mirage, la jeune femme est rapidement ramenée à sa caste sociale d’origine : au fond elle ne mérite aucunement de s’en extraire, de s’en émanciper. Plus tard, une mise est point est effectué sur le viseur d’un fusil à lunettes, l’arme apparaît alors littéralement tel le miroir de l’objectif, traduisant les pulsions offensives voir carrément meurtrières de Mario Bava à l’égard de ses personnages, confirmant une bonne fois pour toute l’hypothèse d’un jeu de massacre filmique sciemment réfléchi. Surtout, si le réalisateur, montre armes et cadavres à l’écran, les meurtres en eux-mêmes sont systématiquement relégué hors champ, ils font presque figure d’ellipse dans le récit. Cette particularité témoigne d’une aversion définitive à l’encontre d’une population à laquelle il refuse toute compassion, tandis que leurs cadavres finissent cellophanés dans une chambre froide aux côtés de carcasses de viandes. Stade ultime de leur déshumanisation, ils sont ramenés à l’état primitif de banale nourriture. Au détour d’un dézoom débutant sur la silhouette de Nick (Maurice Poli), s’immisce dans le cadre un élément de décor inspirant l’emprisonnement des pensionnaires de la propriété, avant qu’une bagarre ne débute. Moins que la résolution du conflit, qui désintéresse le metteur en scène, l’attention se focalise progressivement sur une chute de billes tombant dans un escalier circulaire (observée à l’usage d’un grand angle se voulant au plus près de la perception du spectateur) et révélant en fin de parcours un corps inerte dans une baignoire accompagné d’une inscription relative à son suicide. Exemple typique d’une propension à multiplier les fausses pistes au sein d’une même séquence et d’un même geste, fréquemment digresser tout en façonnant une cohérence esthétique (l’eau, les escaliers, l’enfermement) et s’émanciper d’un scénario schématique et balisé. Aussi, par ses choix de focales, il interpelle en confondant malicieusement, points de vue subjectifs et objectifs, confondant pensées viscérales et neutralité de façade, afin de désorienter son audience ou plutôt l’inviter brutalement à partager ses considérations quasi nihilistes sur la bourgeoise.

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Si mis à côté de La Fille qui en savait trop, Le Masque du Démon, ou Les Chiens Enragés, prestigieux prédécesseurs dans la collection Mario Bava de Sidonis Calysta, d’évidence, L’île de l’épouvante ne soutient pas la comparaison, il n’est pas pour autant dénué d’intérêt. Objet mineur élevé par à la capacité de son auteur à le transformer en charge virulente, il contient également plusieurs trouvailles formelles stimulant la rétine et en mesure d’élargir ponctuellement ses perspectives au-delà de sa nature de commande bancale. Fort d’une copie de qualité, l’édition s’accompagne d’une bande-annonce ainsi que trois suppléments analytiques évitant la redite entre eux et s’avérant finalement assez complémentaires. Alice Laguarda, auteur de L’Ultima Maniera, ouvrage consacré au Giallo propose un commentaire approfondi le resituant dans la continuité de gialli parodiques (La saison des sens et Les Allumeuses) mais aussi comme possible relecture déviante de L’aventura d’Antonioni. Elle opère également un surprenant et intriguant rapprochement (emprunté à Roberto Curti) avec En Attendant Godot de Samuel Beckett. La conversation autour du film entre Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele, auteurs de Mario Bava, le magicien des couleurs, insiste sur la capacité du cinéaste à sentir l’époque à travers son cinéma, avant d’invoquer Le Coup de l’escalier de Robert Wise ainsi que Federico Fellini ou Claude Sautet. Jean-François Rauger sans exclure l’analyse de son intervention, se fait davantage factuel et offre de précieuses informations afin d’appréhender le contexte dans lequel Bava tourna le film et la situation du cinéma italien de l’époque. Assurément, un métrage qui engendre autant de discussions passionnantes ne peut être totalement anecdotique !

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A propos de Vincent Nicolet

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