La sortie de Six femmes pour l’assassin en combo DVD/ Blu-Ray chez Studio canal s’impose comme un des événements majeurs de cette rentrée, le film n’étant pas disponible en France, si l’on excepte une antédiluvienne VHS éditée par fil à film dans les années 80. Bien sûr, à l’étranger, il en est tout autrement puisque l’amateur pouvait se procurer le film chez VCI en DVD avec une piste française ou chez Arrow en blu ray dans une superbe restauration, suscitant néanmoins la colère des puristes puisque transférée dans un mauvais format rognant quelques centimètres d’images sur les côtés.
Cette édition, initiée par Jean-Baptiste Thoret, va-t-elle satisfaire son monde ? Pas sûr étant donné que la version française est absente du combo. A vos abris sur les forums ou autre plateforme où l’intransigeance de geek en furie ou de vieux de la vieille ronchons va se déchaîner, oubliant alors l’essentiel. Mais l’intervention passionnante autour du film de Christophe Gans demeure une raison supplémentaire de se procurer le film.
Six femmes pour l’assassin bénéficie d’une splendide copie, cependant toujours dans ce même format 1 :66 (contre le 1 :85 d’origine) imposé par Arrow. Le travail est donc perfectible mais ne boudons pas notre plaisir et apprécions comme il se doit, le giallo de référence, véritable œuvre matrice dont on n’a pas fini de décortiquer les fulgurances esthétiques et narratives.
Le scénario pose les bases d’un genre qui deviendra à la mode quelques années plus tard suite au succès de L’Oiseau au plumage de cristal en 1970.
Isabella, mannequin dans une maison de couture dirigée par Cristina et son amant Morlachi, est retrouvée étranglée. Un mystérieux assassin affublé d’un masque sans visage rôde aux alentours. Le commissaire chargé de l’enquête interroge le personnel – directrice, mannequins, couturiers – mais tous possèdent un alibi. Et pourtant, chacun d’entre eux semble dissimuler un secret les rendant suspects. Les crimes se poursuivent…
Mario Bava, en pleine possession de ses moyens artistiques, livre son chef-d’œuvre, le titre de référence de toute une génération de futurs cinéastes et cinéphiles. Et pourtant, le film fut considéré pendant très longtemps comme une aimable plaisanterie.
Le génie de l’auteur s’impose dès le prologue, quintessence d’une certaine modernité dissimulée derrière la modestie du cinéma de genre. Le dispositif clinquant, tout en trompe l’œil, scandé par une partition mambo-jazzy sublime de Carlo Rustichelli, ouvre les festivités morbides : d’ingénieux mouvements de caméra explorent l’intérieur d’un institut de couture peuplé de mannequins. Des travellings avants et latéraux, des rotations de la caméra caressent les contours des mannequins, éclairés de façon quasi expressionniste, tels des personnages prisonniers de leur sort. Mario Bava creuse le sillon d’une des thématiques essentielles de son parcours : la réflexion autour de la présence/absence des comédiens. Ces derniers deviennent alors des éléments de décors, valorisés par une plastique irréprochable, une toilette impeccable et une démarche élégante. Ils incarnent les archétypes des héros sophistiqués des romans photos pris dans la tourmente d’intrigues diaboliques, cocktails assumés de sadisme, érotisme, violence et perversité. Joli programme. Bava, tel un sculpteur sur pellicule, fétichise le moindre objet, érotise le moindre corps. Le refus du psychologisme, de conférer une densité à ses silhouettes les rendent paradoxalement bien plus fascinants, jusque dans leur comportement fielleux.
Les nombreux meurtres posent les jalons de presque tous les gialli qui suivront : un tueur masqué vêtu d’un imperméable et de gants noirs, des jeunes filles (surtout) innocentes en apparence, l’utilisation des armes blanches ou de la strangulation. Surtout, cette ritualisation fétichiste du crime se démarque par sa durée. Bava sait que le cinéma est en train de changer et prend en compte certaines mutations. Une modernité s’impose par la dilatation du temps. Comme Sergio Leone pour le western ou Michelangelo Antonioni pour la dérive des sentiments, Bava prend soin de suspendre la durée, d’isoler les moments de bravoure, purs fantasmes graphiques divinement éclairés et découpés avec un sens inouï du tempo. Dans le cinéma dit de grande consommation, il était le seul à aller aussi dans l’expérimentation. Loin de toute moral, il a filmé le meurtre comme un artiste peint une toile. Les dominantes bleues rouges et vertes d’une colorimétrie picturale sont soigneusement agencées dans le cadre pour former une multitude de cadres possibles. On reconnaît la patte du grand chef opérateur qu’a été Mario Bava. Et ainsi, cet arsenal visuel permet de valoriser les points de détail: une lame qui scintille, les yeux grands ouverts de la victime, un sac à main qui devient un objet de toutes les convoitises etc. A contrario des lieux communs érigés à son encontre, Bava n’est pas un formaliste dont le talent tournerait à vide. La puissance graphique de son cinéma, est une manière d’humaniser ou d’atténuer quelque peu la noirceur de son propos.
L’épisode du sac à main est par ailleurs symptomatique de l’esprit ironique et alerte de l’auteur du Masque du démon. Le sac devient pendant 10 bonnes minutes, un enjeu esthétique et un objet de tension grâce à un travail minutieux de mise en scène. Bava manie un sens du suspense que n’aurait pas renié Alfred Hitchcock ainsi qu’une acuité mordante à décortiquer la cupidité naturelle de tous les personnages sans exception. Personne ne fait confiance à personne, tout le monde s’épie et visiblement aucun protagoniste ne semble tout à fait innocent dans cette étrange affaire. De ce jeu du chat et de la souris, Mario Bava se délecte à en tirer les ficelles pour mieux mettre en exergue la nature humaine dans ce qu’elle a de plus hypocrite. Que ne ferait-on pas pour l’appât du gain et pour préserver les apparences ? Toute la mécanique narrative est organisée autour de ce manque de confiance mutuelle.
Si Mario Bava situe son film dans le milieu de la mode, ce n’est pas simplement une posture esthétisante. Il s’agit pour le cinéaste de capter l’essence même d’un monde d’apparence, étincelant à la surface et un peu pourri à l’intérieur. L’éternel histoire du ver dans la pomme recommence. Tiens Bava précurseur de l’univers de David Lynch ? Une piste à suivre en tout cas.
Théorique, ludique et poétique, Six femmes pour l’assassin stimule la cohabitation entre la glace et le feu, le trivial et le raffiné, l’élégance plastique de la mise en scène et la sauvagerie insensée des meurtres (pour l’époque cela va sans dire !). Ce giallo, structuré comme un film noir adoptant le point de vue des victimes, s’amuse avec ses (nombreuses) fausses pistes, se délecte de sa misanthropie plus mélancolique que cynique, culminant lors d’un épilogue particulièrement désespéré. In extremis, cette machination diabolique est transfigurée par une émotion inattendue, perceptible sur le visage meurtri et épuisé de la belle Eva Bartok, actrice sublime qui parvient à donner chair à son personnage en un regard.
Le maestro radicalisera sa vision désenchantée de l’humanité 80 ans plus tard dans La Baie sanglante, slasher avant l’heure, d’un nihilisme et d’une agressivité encore inégalés aujourd’hui.
6 femmes pour l’assassin de Mario Bava (ITA/FRA/ALL-1964) avec Eva Bartok, Cameron Mitchell, Thomas Reiner, Ariana Gorinni. Blu-Ray édité par Studio Canal.
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