Mathieu Amalric – « Serre-moi fort »

Le cinéma est peuplé de morts. Beaucoup meurent dans l’indifférence, relégués à l’état de corps qui souvent entravent l’avancée d’un protagoniste violent. Des corps sans histoire, sans passé, sans proches pour les pleurer. D’autres nous semblent si familiers que nous ressentons un sentiment de deuil à leur disparition. Ces sentiments de détachement et d’attachement, nous les ressentons pleinement dans la série Six Feet Under qui raconte la vie de famille Fisher, gérante d’une entreprise de pompes funèbres. La quasi-totalité des épisodes débute par la mort de personnages que nous ne connaissons pas mais dont la destinée fatale est certaine. Puis c’est au tour de Nate, le fils ainé de la famille Fisher, dont nous avons partagé les joies et les peines durant six saisons. C’est un proche de fiction que nous perdons et notre premier réflexe est le déni. Nous ne voulons pas y croire.

Serre-moi fort est librement inspiré de la pièce de Claudine Galéa, Je reviens de loin, qui suit les pensées d’une femme qui semble avoir quitté son compagnon et ses enfants. Le lecteur découvre à la fin qu’ils sont morts dans un accident. Cette histoire est née d’un songe : Claudine Galéa s’était vue, en rêve, poser la main sur une poignée de porte sans savoir si elle rentrait ou si elle sortait[1]. Serre-moi fort est l’histoire d’un deuil en suspens en l’absence de corps et de la force vitale d’une femme puisée dans la création fictionnelle. Une histoire qui nous est adressée, nous, spectateurs de cinéma qui voulons aussi continuer à croire.

Clarisse (lumineuse Vicky Krieps) quitte au petit matin la maison où elle vit avec Marc, son mari (Arieh Worthalter), et ses deux enfants. Elle les regarde dormir, semble préparer le petit-déjeuner et rédiger un mot à leur intention. Mathieu Amalric dévoile des indices[2] qui devraient nous faire pressentir qu’il ne s’agit pas seulement d’une femme qui s’en va : un petit garçon raide comme un cadavre que Clarisse déplace et borde sous un drap blanc comme neige ou une vielle voiture sous un linceul. Ce début reprend celui du film de Francis Ford Coppola, Les gens de la pluie (1969), où une femme, Nathalie, quitte le domicile conjugal afin de retrouver un peu de liberté et réfléchir à son début de grossesse. Nathalie se réveille et se délivre du bras de son mari qui l’emprisonne durant son sommeil. Serre moins fort. Elle part sur les routes en break et imperméable marron, sœur jumelle de Clarisse. Mathieu Amalric a tourné une scène où Clarisse sortait d’un cinéma qui jouait ce film[3].

Copyright Les Films du Poisson

 

 

Avant de partir sur les routes, Clarisse fait une pause dans une station-service où elle dit à son amie qui y travaille : « Tu sais, je les vois ». « I see dead people[4] », pourrait nous revenir à l’esprit mais comme le suggère Mathieu Amalric, tout est dit mais on ne l’entend pas. Dans sa voiture vintage, Clarisse écoute une cassette d’enregistrement des gammes de sa fille. Elle vitupère et l’encourage à faire mieux : on voit alors sa fille jouer des morceaux avec plus de fluidité. C’est Clarisse dorénavant qui fera la musique de son film intérieur. Mathieu Amalric réalise un film de sensations comme autant de prémonitions. Des décors et des objets : un cheval à bascule et un manège de chevaux de bois à l’arrêt, un loquet qui s’ouvre et se ferme sur des lieux et des personnes différentes comme des « fracas de réalité qui préparent à l’horreur[5] ».

Nous, spectateurs, sommes donc entrainés dans une fiction créée par le personnage, elle-même inspirée par un film, alors que le « réel » s’infiltre dans cette projection et dans notre esprit par une série d’indices qui se multiplient et s’accélèrent comme des flashs : le fils s’enfonce dans le bain moussant, Clarisse plonge sa tête dans la glace de l’étal du poissonnier, tous les deux se retrouvent enveloppés dans une serviette blanche. Au bout d’une trentaine de minutes, un flash-back nous dévoile le drame : son mari et ses enfants ont été ensevelis par une avalanche. Clarisse devra attendre le printemps et la fonte des neiges qui libèrera les corps. Elle est d’abord confrontée à la disparition et l’absence des corps suspend le temps du deuil qui va être comblé par des fictions dont Clarisse n’est pas dupe : « C’est pas moi qui suis partie, j’ai inventé, comme ça, vous êtes là. ».

Serre Moi Fort: Vicky Krieps

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Après sa première tentative de projection dans un road-movie où elle quitte sa famille plutôt que l’inverse, Clarisse repart du début. « Ca marche plus mon truc ». Les scènes reprennent celles du départ et sont jouées dans le même ordre mais le décor a changé : les enfants ne sont pas dans leurs lits et les housses de couette ont changé. Clarisse va imaginer sa famille quelques années plus tard avec tous les subterfuges à sa disposition et joue « le jeu de l’invention[6] ». Elle partira d’une mélodie interprétée par une pianiste prometteuse dans laquelle elle verra sa fille adolescente par l’entremise d’un chouchou rose. Clarisse va poursuivre la jeune fille jusqu’à se confronter à son rejet (« Il faut tout faire tout seul ») et la réapparition des corps.

Vinciane Despret évoque le terme de plurivers pour décrire deux mondes parallèles de fiction[7]: « chacun de ces mondes « tient », est altéré autrement par les modes d’existence des êtres qui le composent, suit ses propres règles, chemine sur son propre parcours d’existence, et honore ses propres conditions de véridiction. Et tout choix interprétatif du lecteur apparaîtra dès lors pour ce qu’il est : une préférence pour un monde [8] ». Elle relate la remarque du réalisateur Japonais Kiyoshi Kurosawa à propos de Sous le sable de François Ozon (2000) : les Japonais y ont vu une véritable affaire de fantômes, là où la critique française a unanimement décrété qu’il s’agissait d’une veuve souffrant d’un déni de deuil et s’enfonçant dans la folie.

 

Sous le sable raconte la vie de Marie après la disparition de son mari (Bruno Cremer) sur la plage alors qu’elle s’était endormie. Il continue à vivre auprès d’elle et, même après de la découverte de son corps putréfié, Marie ne peut s’empêcher d’espérer son retour. Dans le lit conjugal, Marie demande à son mari disparu : « Serre-moi fort ». L’année de la sortie du film, Daho chante Nage indienne : « N’aie pas peur je viens te chercher, En nage indienne ou en brasse coulée, À la surface je vais te hisser, Serre-moi fort, si ton corps se fait plus léger. Nous pourrons remonter ». Un écho à Sous le sable, notamment dans une scène tragi-comique où Marie pouffe de rire sous le corps (trop) « léger » de son amant, en référence au corps puissant de Bruno Crémer.  Mathieu Amalric se réfère à cette chanson pour le titre de son film. La chanson se termine par « Serre-moi fort si ton cœur se fait plus léger, Je pourrai nous sauver. » L’amour plus fort que la mort.

Mathieu Amalric donne une longue liste de ses inspirations pour ce film de Gertrud de Dreyer à Totoro de Miyasaki en passant par Douglas Sirk[9]. On pense également à Bleu de Krzysztof Kieslowski (1993), où Julie (Juliette Binoche) perd son mari et sa fille dans un accident de voiture. Le film se termine alors qu’elle décide de terminer le concerto inachevé de son mari, célèbre compositeur, qui était peut-être sa création dès le départ. Comme l’analyse Tammy Dewell, Kieslowski poursuit dans ce film une longue histoire d’art élégiaque[10] où le deuil est lié à la création artistique. « Dans l’élégie traditionnelle (…), le travail de deuil est réalisé par la maitrise symbolique de l’artiste et la réalisation du poème comme une consolation rédemptrice du deuil. Les protocoles élégiaques consolent le poète (et le lecteur) car la perte a été niée et un système linguistique a été accepté comme une compensation adéquate[11] ». Clarisse, par l’entremise de Mathieu Amalric (ou l’inverse), créé son élégie par le biais de l’art : le cinéma, mais aussi la musique et la peinture. Sa fille, pianiste débutante qui apprend la « Lettre à Elise » finit par se prendre pour Martha Argerich, célèbre pianiste découverte par Clarisse dans un documentaire. On voit également un tableau très réaliste de Robert Bechtle représentant une mère et ses deux enfants dans la chambre de sa fille. Amalric dit que le travail du peintre, qui ressemble à celui de Clarisse « s’apparente à un rituel, à quelque chose de très proche de la prière. Et qui ressemble à ce qui se passe dans une salle de cinéma[12] ».

Au début et plus tard dans le film, Clarisse joue au memory[13] avec des polaroïds de photos de famille et tente de les assembler comme autant d’images manquantes. Selon Frédéric Worms, « l’image de l’absence, du deuil ou de crime extrêmes » est le « somment de l’image manquante ». Il ajoute : « Les images présentes ou manquantes peuvent en effet les unes et les autres devenir des « hantises », harcelantes, paralysantes, revenantes ; les unes par leur présence, les autres par leur absence et même leur manque, peuvent devenir créatrices, bienfaitrices ou réparatrices[14]». Il conclut en affirmant que seule une image peut lutter contre une image. On pense alors à cette scène où Clarisse prend une photographie de la table familiale vide et découvre un polaroïd regroupant toute la famille autour de cette même table. Ophélie Méchin rattache la hantise à la revenance : « Si l’observation clinique repère la hantise en tant que mode de présence teinté d’angoisse, elle met également en évidence la quiétude, voire la joie, dans lesquelles nos revenants peuvent advenir. Le sens originel de la hantise : le hameau, ou ce qui habite, avec toutes les connotations identitaires que la maison ou le domicile comporte, s’avère finalement plus que pertinent pour décrire la clinique de la revenance. Il serait alors plus juste de dire : le fantôme habite le vivant[15] ». Serre-moi fort se termine sur le départ de Clarisse qui laisse le spectateur seul dans la maison d’où nous la voyons partir, « enfermé avec les morts [16] », avant de la rejoindre dans sa voiture devenue familière[17].

Serre-moi fort est un palimpseste de figures de femmes endeuillées, de Marie (Sous le sable) à Julie (Bleu), qui luttent contre le désespoir par le biais de l’imagination et la création. On pense aussi à Ponette (Victoire Thivisol) de Jacques Doillon qui déterre littéralement sa mère défunte (Marie Trintignant) alors que son père lui assure qu’elle ne fera pas partir le chagrin en se racontant des histoires. C’est une question de survie pour ceux qui restent. « Il nous faut croiser bien des revenants, dissoudre bien des fantômes, converser avec bien des morts, donner la parole à bien des muets, à commencer par l’infans que nous sommes encore, nous devons traverser bien des ombres pour enfin, peut-être, trouver une identité qui, si vacillante soit-elle, tienne et nous tienne[18]». Le cinéma aussi nous raconte des histoires et, en guise de consolation, le spectateur adhère au déni de l’absence de réalité qui se déroule sous ses yeux.

Serre Moi Fort: Vicky Krieps

Copyright Les Films du Poisson

 

Le cinéma est hanté par les morts. Dans une mise en abyme ultime, nous assistons dans Le Jeu de la mort (Bruce Lee, 1978) aux vraies funérailles de l’acteur principal, Bruce Lee. Des morts de fiction rejoignent la réalité comme de bouleversantes prémonitions. Plus couramment, les visages des acteurs et actrices qui ne sont plus continuent à habiter l’écran dans une éternité figée. Nos vies de spectateurs sont également hantées de personnages qui nous ont marqués et continuent à imprégner notre quotidien. Dans Les mêmes yeux que Lost, Pacôme Thiellement évoque la fin de la série Lost et invite le spectateur à « passer à autre chose (sa propre vie), laisser partir (le récit) et se souvenir à son tour, également, de sa nature divine. Cette vie-dans-la-mort, c’est notre vie de spectateur[19].

Disponible en DVD sur ARTE Boutique (https://boutique.arte.tv/detail/serre-moi-fort)

[1] Transfuge, n° 150, septembre 2021. Entretien de Mathieu Amalric par Jean-Christophe Ferrari et Frédéric Mercier. La pièce n’a jamais mise en scène.

[2] DVD Serre-moi fort, version commentée du film par Mathieu Amalric

[3] Transfuge, op. cit.

[4] Le Sixième sens, M. Night Shyamalan, 2000. Le protagoniste révèle qu’il voit des gens morts.

[5] DVD du film

[6] Transfuge, op. cit.

[7] Ici, à propos du Tour d’écrou d’Henry James

[8] Despret, Vinciane. « Etudes sur la mort : Penser par les effets, des morts équivoques ». Études sur la mort, 2012/2 n° 142.

[9] Transfuge, op. cit.

[10] Etymologiquement, « chant de mort »

[11] Clewell, Tammy, “The shades of modern mourning in Three Colours trilogy”. Literature/Film Quarterly, 2000, 28, 3.

[12] Transfuge, op. cit.

[13] Entre mémoire et me(mento) mori

[14] Worms, Frédéric, « Vivre avec ou sans images : quelle différence ? », Les Carnets du BAL, 2012, n°3.

[15] Méchin, Ophélie, « Destin des identifications dans la perte : le fantôme », Conserveries mémorielles, n° 18, 2016

[16] DVD du film

[17] Comme la fin de la série Six Feet Under où Claire prend sur la route avec le corbillard familial.

[18] Pontalis, J.B., La Traversée des ombres, 2003, cité par Ophélie Méchin, op.cit.

[19] Thiellement, Pacôme, Les mêmes yeux que Lost, L. Scheer, 2011.

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A propos de Sandra Blachon

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