Étoile filante du cinéma indépendant bizarroïde, Matthew Chapman débute avec un drôle d’objet en 83, Strangers Kiss, (faux) biopic fantasmé d’un épisode de la vie de Stanley Kubrick interprété par Peter Coyote sur le tournage du Baiser du tueur. Après un téléfilm plutôt réussi avec Eric Roberts, Mort en eaux troubles, il enchaîne avec Heart Of Midnight, aussi inclassable que bancal, sélectionné en 89 au festival d’Avoriaz sans grand succès avant de sortir en VHS chez Delta Vidéo. Depuis Niet, ce titre est tombé dans les limbes de l’oubli, malgré la présence de Jennifer Jason Leigh, encore peu connue, ses apparitions se limitant à des seconds rôles comme dans La Chair et le sang et The Hitcher. Sa carrière va réellement décoller dès le début des années 90 avec des rôles sulfureux et border line sous le regard de cinéastes prestigieux comme Cronenberg, Altman, Schroeder. Elle incarne Carol, une jeune paumée qui hérite d’une boite de nuit, le Midnight après le décès de son oncle. A peine rétablie d’une dépression nerveuse, elle décide de s’installer dans ce lieu étrange chargé d’un passé trouble pour le rénover. Dès son arrivée, elle se sent épiée par une présence inquiétante. En explorant l’endroit, elle apprend que son oncle s’adonnait à des vices cachés impliquant des histoires d’argent sales. L’immeuble n’était pas seulement un night-club, mais un lieu de passe pour une clientèle très spéciale, en recherche de sensations fortes et d’appétits sexuels déviants et mortifères. Pour une personne névrosée et seule, passer une nuit toute seule dans cet espace anxiogène n’est pas la meilleure des thérapies. D’autant que gravitent autour d’elle des personnages libidineux et violents.
Un soir, les ouvriers du coin, dont un Steve Buscemi débutant et bien vicieux, interprétant un geste anodin comme une invitation explicite, rentrent par effraction dans la boite pour agresser et violer la jeune femme qui parvient néanmoins à se défendre. Déjà perturbée par des antécédents, Carol se voit malmenée par un flic qui doute de sa déposition, ne prenant pas en considération son statut de victime : rien de très nouveau, mais on peut saluer la lucidité d’un scénario qui met un peu d’ordre dans cet univers fantasmagorique et parfois illogique. La justesse ironique des scènes de commissariat contraste avec l’atmosphère onirique et surnaturelle qui infuse le film. Quand Carole reçoit la visite d’un inspecteur plus compréhensible, mais dont les motivations réelles sont ambiguës, le film ne cesse d’interroger la personnalité de Carol, réinventant habilement la mécanique du cinéma gothique ou de machination, toujours entre le réel et l’imaginaire, l’objectivité et la subjectivité. Carol est-elle en train de sombrer littéralement du côté obscur. Ou alors quelqu’un – un fantôme – erre-t-il dans ce labyrinthe de perversions ? Et dans quel but ? Le cinéaste n’a d’yeux que pour son actrice, qui ose beaucoup à l’écran. Quel que soit son état psychique ou la résolution de l’intrigue – forcément décevante –, Carole est innocente, agneau égaré au milieu de bêtes sauvages. Elle est filmée comme une proie facile, mais une proie qui doute, agit, tente de comprendre ce qui se passe, toujours dans l’action et non dans la passivité. Rien que de rénover un lieu de perdition résonne comme un petit indice quant à la personnalité de cette fille perturbée mais attachante dès sa première apparition devant le Midnight. Il ne s’agit pas de relier le film à une quelconque lecture féministe, les enjeux étant ailleurs, même si les personnages masculins ne sont pas très reluisants dans ce cauchemar éveillé, tout en chausse trappe et secret bien gardé.
Considérée par une poignée de cinéphiles comme une sorte de Blue Velvet sans le glamour, Heart of Midnight baigne dans une esthétique colorée et chargée, entre clip undergroud et mauvais goût publicitaire, rappelant certains pornos déviants et chics de Francis Delia et Stephen Sayadian comme les formidables Night dreams et Café Flesh. La mise en scène, hélas, n’est pas toujours à la hauteur des ambitions du sujet, se contentant trop souvent de filmer les personnages – et surtout son héroïne – en plans moyens, banalisant son étrangeté. Dans les meilleurs moments, d’inspiration expressionniste, le décor prend vie, devenant un personnage à part entière, mouvant et instable, qui amène progressivement Carol à la vérité sur son passé, terni par un trauma en lien avec sa famille.
En filmant un environnement poreux et organique qui participe à la structure narrative d’un film co-écrit par Everett De Roche, Matthew Chapman décale le thriller érotique du côté du fantastique, des films de maisons hantées sans jamais être explicite. Certes, le dénouement ne peut que décevoir par sa résolution mécanique et rationnelle, par peur de transgresser les règles de la logique installées dans les tropes de la série B classique. Néanmoins, Heart of Midnight ne cède pas aux facilités du slasher de base ni au grand guignol et parvient à élever un genre mineur au rang de réussite grâce à sa mélancolie diffuse, sa tristesse un peu décalée. Rien que pour la profondeur du regard de Jennifer Jason Leigh, le film mérite d’être réévalué et de figurer au rayon des œuvres inclassables et atypiques qui jalonnent l’histoire du cinéma.
Le film, édité par le Chat qui fume en Blu-Ray simple, incluant des scènes coupées, bénéficie d’une très belle définition de l’image. Une aubaine pour ceux qui ont encore en tête la VHS plein cadre aux couleurs délavées, étant donné que le film n’était jamais sorti en France en support numérique.
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