Maurizio Lucidi – « La Victime désignée »

Jean-François Rauger a raison lorsqu’il souligne que La Victime désignée est un accident de parcours au sein de la filmographie de Maurizio Lucidi, une réussite imputable non au réalisateur mais à tous les collaborateurs talentueux qui ont mis chacun une pierre à l’édifice pour un résultat passionnant à défaut d’être parfait. Néanmoins, je serai plus nuancé sur le cas Lucidi qui a prouvé à quelques reprises qu’il n’était pas un manchot, notamment en signant un bon western européen, Mon nom est Pécos, et surtout un remarquable film noir désenchanté, avec la sublime musique de Luis Bacalov, La Dernière chance, qui réunit Eli Wallach, Fabio Testi, Barbara Bach et Ursula Andress. Il incarne l’artisan classique dans toute sa modestie abordant tous les genres populaires en vogue. Il passe au porno dans les années 80 sous le pseudonyme de Mark Lander, un moyen de gagner sa vie tout en continuant à être derrière la caméra. Après tout, la plupart de ses petits camarades ont préféré céder aux sirènes de la petite lucarne sous l’ère de Berlusconi. Est-ce plus glorieux ? Pas forcément, à chacun sa vision.

La victime désignée (1971) | MUBI

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Ne pas toujours se fier aux apparences, à la luxuriance plastique de La Victime désignée, qui pourrait se poser en digne héritier du cinéma raffiné de Luchino Visconti. Or, il s’agit au départ d’un pur film d’exploitation, mais miné de l’intérieur par de véritables aspérités artistiques, des thématiques passionnantes dont certaines se contredisent, et des comédiens aussi impliqués que chez les grands auteurs. Pierre Clémenti et Tomás Milián, à contre-emploi, sont magnifiques. Cette ambition souterraine crée une drôle d’alchimie pour ce qui devait être au départ un (faux) giallo parmi tant d’autres. Sans le citer, le film s’inspire du premier roman de Patricia Highsmith écrit en 1949, L’Inconnu du Nord-Express, officiellement adapté par Alfred Hitchcock deux ans plus tard. Mais curieusement, Aldo Lado, la tête pensante en amont, sur un scénario retravaillé par la suite à plusieurs mains, réfute la parenté sans pour autant nier la part d’inspiration inconsciente.  Pour tout cinéphile, il demeure impossible de ne pas penser au film d’Alfred Hitchcock, même si les enjeux thématiques et stylistiques sont de nature différente voire opposée. La sensibilité d’Aldo Lado déteint le film de la première à la dernière image, son implication n’étant pas seulement liée à l’écriture mais aussi à la réalisation, notamment dans la peinture décadente d’une Venise aussi envoûtante que mélancolique. Sa vision de Prague dans Je suis vivant était envisagée sous le même angle, diffusant cette même inquiétante étrangeté. Autre point commun : la dimension politique des deux films, peinture assez sombre des élites sociales, noyées dans leurs ambitions funestes. Cette approche politique reste sans doute ce qui relie le plus le cinéma rageur d’Aldo Lado à celui de Maurizo Lucidi, qui retourne l’idéologie conservatrice de la version d’Hitchcock conçue sur un modèle très américain marqué par le puritanisme.  Mais ce prisme politique de lutte de classes entre l’aristocrate et le parvenu nouveau bourgeois n’est pas suffisant pour expliquer la réussite du film. Trop évident, trop rassurant et déjà maintes fois traité, notamment chez Joseph Losey. Tout comme la piste homosexuelle ne mène pas très loin, sinon dans des représentations un peu figées. Ce n’est pas parce que Pierre Clémenti est efféminé et de plus en plus proche de Tomás Milián dans le cadre que cette interprétation sexuée s’avère pertinente et surtout originale. La beauté secrète du film est ailleurs, au cœur de sa vénéneuse dimension fantastique et onirique.

La vittima designata un film di Maurizio Lucidi, con Tomas Milian

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De quoi s’agit-il en réalité ? D’un homme, Stefano, publicitaire à la tête d’une entreprise lucrative, rencontrant Matteo, son double maléfique qui lui propose lors d’une soirée de commettre le crime parfait, un pacte faustien où ils échangeraient leur problème : Stefano tuerait le frère de Matteo et ce dernier s’occuperait de sa femme. Une manière de résoudre une situation sans que ni l’un ni l’autre ne puissent être soupçonnés, chacun ayant un alibi. Inconsciemment séduit, Matteo ne peut l’accepter moralement… sauf que le mystérieux dandy va passer à l’acte. Il se retrouve pris au piège d’un dilemme moral impossible à résoudre. D’autant que les dés sont pipés : cet ancien dessinateur de bandes dessinées ayant succombé au dieu tout-puissant du capitalisme a déjà vendu son âme au diable avant de rencontrer son ami de circonstance. Il est déjà corrompu, ex-artiste aujourd’hui nourri par l’appât du gain, capable de trahir sa femme pour vivre avec sa maîtresse. Finalement, La Victime désignée est l’histoire d’une chute, contée sous la forme d’une fable morale qui prend tout son sens dans son final tragique qui justifie la présence symbolique de Matteo. Le film peut se lire comme le suicide annoncé du capitalisme, le trajet d’un homme forcé à passer du côté obscur pour sa survie. Il s’agit bien d’un jeu de dupes, d’une duplicité mais dans un sens unique.

Féroce satire sur l’ambition d’un arriviste frustré qui a perdu toute dignité au point de ne jamais regarder les gens en face, cette œuvre méconnue bénéficie d’une mise en scène élégante, à des années-lumière d’une production fauchée, grâce notamment à la sublime photographie du vétéran Aldo Tonti qui travailla pour Pietro Germi, Federico Fellini, Roberto Rossellini ou encore Mauro Bolognini. Il a accompli un travail sidérant, articulant dans une même séquence les couleurs très contrastées avec les teintes brumeuses de Venise comme dans un conte gothique où le vert, le bleu et surtout le rouge s’incrustent dans des tonalités plus monochromes tirant vers le noir et blanc ou plutôt le gris.

Giuseppe Alotta Acteur - Chacun cherche son film

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La Victime désignée n’est rien d’autre que la tragédie d’un homme ridicule emporté par son désir ardent de réussite qui va l’amener à sa perte.

Nouveau venu sur le marché de l’édition, Frenezy n’a pas à rougir des concurrents. Le programme frise l’excellence. Non seulement la copie est splendide, restituant à merveille les couleurs d’origine, mais les bonus sont judicieux. Jean-François Rauger, dans une intervention découpée, analyse de façon pertinente l’importance d’un film longtemps oublié. Un historien, Rosario Tronnolone, insiste sur la présence du rouge dans le film. Ensuite, Louis de Ny évoque l’importance de la musique de Luis Bacalov en revenant sur l’importance du groupe de rock progressif italien les New Trolls. Enfin, nous avons droit à une reconstruction de scènes issues du montage alternatif du film. Longue vie à Frenezy avec des titres à venir très alléchants.

 

 

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