Le parcours de Max Ophuls dans la première partie de sa carrière ne diffère guère de celui de ses compatriotes allemands. Il débute au théâtre avant de passer à la réalisation en 1932 avec Le studio amoureux. A l’instar de Fritz Lang, il fuit l’Allemagne en 1933 et tourne en France quelques films dont le plus marquant reste De Mayerling à Sarajevo en 1940. Pendant 7 ans, Ophuls ne travaille pas, avant de s’exiler en 1947 aux Etats-Unis pour tourner un film de cape et d’épée avec Douglas Fairbanks, L’exilé, titre au combien significatif. Il signe ensuite entre 48 et 49 trois chefs-d’œuvre malheureusement marqués par l’échec, échec que l’on retrouve par ailleurs dans les thématiques de ces trois merveilles tristes et mélancoliques que sont Lettres d’une inconnue, Caught et The reckless moment (Les désemparés en français) sans doute le plus secret des trois. L’échec commercial du film mettra fin à la carrière outre-Atlantique d’Ophuls. Un mal pour un bien finalement. Car de retour en France, le génie du cinéaste va littéralement exploser avec quatre pièces maîtresses : La ronde, Le plaisir, Madame de … et Lola Montès avant sa disparition prématurée à l’âge de 54 ans.
Adapté d’une nouvelle de la romancière Elisabeth Sanxay Holding, The reckless moment est à l’origine le projet du producteur Walter Wanger, qui sort alors d’une grosse production avec Ingrid Bergman, Jeanne D’Arc. Produit par la Columbia pour un budget serré de moins d’un million d’euros et un tournage de 29 jours, il impose alors sa femme de l’époque, Joan Bennett, pour incarner l’héroïne, face à James Mason. Ce dernier réussit à influencer le choix des producteurs sur Max Ophuls, avec qui il avait collaboré sur Caught. Pour l’anecdote, Jean Renoir fut un temps envisagé.
L’histoire débute comme un drame policier classique dans lequel une famille très conventionnelle voit son existence perturbée par l’intrusion de malfrats initiée par une affaire de cœur qui va mal tourner. Le film s’ouvre par une voix off informative, expliquant la situation: « C’est arrivé l’année dernière juste avant Noël. Les Harper vivaient dans une ville charmante, Balboa, située à 80 km de Los Angeles. Un matin tôt, Mr Harper prit sa voiture et se rendit à Los Angeles…. »Étrange manière d’introduire un récit, comme aurait pu démarrer un épisode d’ « Alfred Hitchcock présente ». Sans doute une volonté d’Ophuls et de ses scénaristes d’aller à l’essentiel pour cette fausse série B qui cache un grand film malade, d’une tristesse infinie.
Avec un sens aiguisé de la narration, la suite sera directe, débarrassée de détails futiles. Mrs Harper rend visite à un certain Ted Darby, petit escroc notoire, à qui elle défend de revoir sa fille, Beatrice. Or un soir, cette dernière, rejoint en cachette Darby, complètement ivre. La rencontre tourne mal et Darby meurt accidentellement. Ne sachant ce qui s’est passé, Mrs harper retourne sur les lieux et découvre le cadavre de Darby qu’elle décide de faire disparaître pour protéger son foyer, sa fille en l’occurrence mais aussi son fils et son père.
Cette introduction ciselée à la perfection laisse augurer un film noir retors, culminant lors d’une séquence formellement éblouissante. Tôt le matin, sur la plage, Mrs Harper déplace le corps inerte de Darby, le met dans une barque pour le jeter à l’eau loin du rivage. Durant cinq minutes Ophuls ose se passer de musique, de dialogues, enchaînant une série de cadrages saisissants sur un fond sonore naturel inquiétant. La suite surprendra encore davantage avec l’arrivée d’un personnage mystérieux, Martin Donnelly, un maître chanteur venu soutirer de l’argent à cette famille à cause de lettres d’amour écrites par Béatrice.
Tournant brusquement le dos aux conventions établies du film noir alors en vogue, Max Ophuls redistribue les cartes et ose prendre une direction plus risquée, avec l’arrivée de Donnelly, tout vêtu de noir, tel un oiseau de mauvais augure. Sa présence cadavérique pourrait symboliser cette intrusion du malin au cœur de l’American way of life. Mais les apparences sont parfois trompeuses. La prestation de James Mason apporte une singularité à une œuvre qui dévoile à ce moment ses enjeux. Sa voix traînante, envoûtante, enveloppe le film d’une mélancolie peu commune. Ophuls transforme le mal en une figure bienveillante, empathique, presque réconfortante à l’intérieur de l’antre d’une femme qui se démène pour protéger les siens alors que son mari est absent.
Donnelly a une mission qu’il se doit d’accomplir. Le harcèlement de la situation initiale se transforme en une sorte de séduction, de protection mettant en exergue toute l’ambivalence d’un personnage déchiré par des choix cornéliens. Donnelly tombe-t-il amoureux ou admire-t-il l’énergie et la bonté de cette femme courage? Un peu des deux même si dans son regard perce l’impossibilité de basculer de l’autre côté. Il porte en lui les stigmates d’un passé peu glorieux, d’une lassitude à endosser le mauvais rôle, une prise de conscience de sa position sociale peu flatteuse. Il va être impressionné par la droiture de Mrs Harper, sa détermination à protéger sa fille, quitte à enfreindre les lois, à passer une barrière, paradoxe intéressant pour quelqu’un attaché aux valeurs du Bien. Ce paradoxe va réunir les deux personnages, les soutenir.
Dès lors,le film se drape d’une douceur inhabituelle. The reckless moment prend des allures de drame intimiste où les dialogues magnifiquement écrits semblent parfois chuchotés. Le style s’oppose à la sécheresse habituelle du cinéma noir. L’auteur de Lola Montès recherche une forme de sérénité, de fluidité narrative et visuelle, matérialisée à l’écran par une mise en scène privilégiant les plans séquences, les mouvements de caméra, le refus du découpage standard et la présence très discrète de la musique. Max Ophuls souhaitait à juste titre s’adjoindre les services de John Alton, directeur de la photographie fétiche d’Anthony Mann. Faute de moyens, il dut se contenter de Barney Guffet, qui, loin d’être un novice, éclaira quelques films noirs notoires comme Les ruelles du malheur de Nicholas Ray ou encore So Dark So Night de Joseph H. Lewis. Les éclairages contrastés de Alton, souvent d’influence expressionniste, laissent place ici à des jeux d’ombres, à un clair-obscur épousant le désenchantement du monde. Pas d’opposition entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, mais une convergence de l’un et l’autre à l’intérieur du même plan.
La virtuosité légendaire du cinéaste, admiré par des gens comme Stanley Kubrick, n’a rien de l’effet de signature. Subtile, presque souterraine, elle s’efface devant la force d’un récit épousant les conventions du mélodrame tout en les subvertissant. Max Ophuls a retenu la leçon de Lettre d’une inconnue : les plus belles histoires d’amour sont parfois celles qui n’ont pas eu lieu. Sans la cruauté de l’univers de Stefan Zweig, Ophuls poursuit néanmoins une voie singulière,celle de raconter l’histoire intime d’un homme et d’une femme qui auraient pu s’aimer en d’autres circonstances, dans un autre espace-temps, mais qui dans une réalité commune pervertie par un affreux chantage ne peuvent concevoir ne serait-ce que les prémices d’une relation. Comment une respectable mère de famille pourrait-elle tomber amoureuse d’un maître chanteur au passé trouble ? Une idée que réutilisera à son compte Todd Haynes pour son splendide Loin du paradis, le gangster étant remplacé par un noir dans l’Amérique puritaine et raciste des années 50.
Plein de complexité, le scénario possède un foisonnement de possibles interprétations et déploie de multiples entrées sans que rien ne soit surligné. La psychologie, finement retranscrite, des personnages, n’est pas enrichie inutilement d’anecdotes, de flashback. Ophuls filme ce qui est. Tout passe par l’action, ce qui est montré à l’écran, suggérant les états d’âme de personnages tourmentés. La manière dont Joan Bennett, l’héroïne se déplace chez elle en dit davantage que de longs discours. Quant à la démarche lancinante, presque fantomatique de Donnelly, elle ouvre également une hypothèse intéressante: il incarnerait une âme en peine revenue de l’au-delà pour trouver son salut, une sorte de figure spectrale qui va retrouver une forme d’espoir – à défaut de rédemption, le film ne s’inscrivant pas dans une dimension morale – devant cette femme digne, idéalement incarnée par Joan Bennett, avant de retourner à son destin, lors d’un final à la fois tragique et apaisant. Teinté d’un léger parfum de surnaturel – on pense à certaines œuvres de Jacques Tourneur – The Reckless Moment nous laisse la gorge serrée sur un faux happy end aussi triste que logique, point d’orgue de ce magnifique thriller romantique qui fera l’objet d’un remake réussi en 2001, The deep end par Scott McGehee et David Siegel, avec une actrice encore méconnue, Tilda Swinton.
Technique et suppléments
Pour un film de 1949, le transfert riche en contraste et quasi sans griffures, est étonnant et surpasse assez largement la version de Carlotta de 2010. Beaucoup de suppléments très pointus pour cette édition. Making an American Movie (2010, 44 mins) est une analyse de la carrière américaine de Max Ophuls par Lutz Bacher, l’auteur de Max Ophuls in the Hollywood Studios. Dans Maternal Overdrive (2006, 23 mins) Todd Haynes transmet son admiration pour un film qui l’a probablement inspiré plus d’une fois. Plusieurs focus sur James Mason enregistrés à l’université de Londres nous sont également proposés, sous l’égide des spécialiste Adrien Garvey et Sarah Thomas, avec analyses et intervention du public suite à la projection du film : James Mason as Homme Fatal (2018, 27 mins), Focus on James Mason: Audience Discussion (2018, 40 mins), James Mason: Watching the Violence Unfold (2018, 33 mins). Le cinéphile pourra également écouter la piste isolée de la musique et des effets sonores. Enfin, l’habituelle galerie d’images et de photos promotionnelles.
Le livret propose une analyse de Samm Deighan, une introduction au cinema de Max Ophuls par le critique Andrew Sarris, quelques textes de Max Ophuls, ainsi qu’un résumé de la réception critique de l’époque. Encore une édition de référence pour ce chef d’œuvre.
Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.
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