Powerhouse exhume quatre perles du cinéma gothique mexicain dans ce coffret renfermant mystère, beauté, sorcellerie, vengeance, drame, destin, dans le monde des vivants et dans celui des morts.
Derrière ces films se cache un nom : Abel Salazar. Indispensable protagoniste de la beauté et de la force de ces métrages, il s’impliqua d’abord au cinéma en tant qu’homme d’affaires, en investissant dans des films, mais d’abord sans intérêt particulier pour le genre. Reconnu en tant qu’acteur en 1941, il s’illustrera dans des genres aussi variés que la comédie ou le film d’aventures. Enfin, en 1955, il fonde l’ABCA, firme de production qui sera à l’initiative des films sur lesquels nous nous attardons aujourd’hui. En 1957, il aborde le genre fantastique pour la première fois en produisant El Vampiro, réalisé par Fernando Méndez, qui rencontrera un succès tant public que critique.
Cette sélection de quatre films réunis dans le coffret sous-titré « Four Sinister Tales from the Alameda Films Vault » s’impose rapidement comme la quintessence de ce que le cinéma mexicain offrit de plus majestueux au genre fantastique. Il est intéressant de noter qu’aucun des réalisateurs n’était prédestiné au fantastique, venant d’une époque et de méthodes de production qui les incitaient à s’illustrer dans tous les genres. Le cinéma d’épouvante en fut un éphémère pour eux, une petite partie de leur filmographie. Leur maîtrise de l’esthétique, du rythme et du ton de ces pépites n’en est que plus remarquable encore.
Par sa fine connaissance des industries cinématographiques mexicaine et américaine, Abel Salazar savait que la Universal, par exemple, devait son succès à son bestiaire de monstres : restait à tenter cette aventure au Mexique. L’incursion nationale dans le fantastique démarrera donc par des variations autour des mythes connus : vampires, lycanthropes, pacte faustien, avant qu’une inspiration plus personnelle, s’échappant de ces sources anglo-saxonnes pour imaginer ses intrigues propres, ne fasse son apparition.
Black Pit of Dr. M (Fernando Méndez, 1959) ouvre en beauté le cycle dans un style fabuleusement lugubre, où les haciendas remplacent les maisons gothiques, où les ombres errent pour obséder les vivants. Cette sombre histoire d’un pacte entre deux médecins – le premier, mourant, promettant de dévoiler à l’autre les secrets de l’au-delà – est digne des meilleures nouvelles fantastiques du XIXe siècle, bénéficiant d’une qualité d’écriture exceptionnelle. En courtisant les frontières de la mort, le scénariste Ramón Obón installe un climat vaporeux et déroule une intrigue à la logique et à l’ironie implacables. Il obéit à cette tradition du fantastique prométhéen où la science défie la métaphysique, en envisageant de rendre possible l’impossible. Au-delà de l’archétype du genre, cette thématique du mystère de la mort qui pèse sur l’existence trahit à merveille la manière dont les écrivains, scénaristes, cinéastes ont sublimé le doute qui les envahit dans de splendides couloirs d’imaginaires. Ce docteur cherchant avec véhémence à répondre à cette question sans réponse inhérente à la vie humaine, c’est celui qui cherche à trouver une réponse à une interrogation qui doit le rester. Evidemment, dans un Mexique où la religion est omniprésente, cette obsession exprime également le péché de celui qui ne croit pas et renie en quelque sorte Dieu en voulant percer une énigme appartenant au divin. Toute la beauté du film tient justement à ce que le catholicisme n’interfère jamais tout à fait dans ce climat spirite et mystique lourd de menaces et de malédictions, porté par un merveilleux rythme somnambule, entre rêve et réalité. Le fantastique gothique s’y mêle parfois à l’épouvante pure, notamment lors des séquences dans l’hôpital psychiatrique : l’échec d’une expérience d’hypnose sur une patiente donne lieu à un moment tendu et hystérique où cette dernière jettera de l’acide en plein visage de l’infirmier. On pense évidemment aux Yeux sans visages et à ces défigurations qui ont parcouru le cinéma fantastique anglo-saxon mais Black Pit of Dr. M digère magnifiquement ses influences et reste enthousiasmant de bout en bout.
Le Miroir de la Sorcière (The Witch’s Mirror, Chano Urueta, 1961) est le cinquième film de la saga gothique de la ABSA. Il met en scène un thème récurrent de la littérature fantastique, souvent croisé chez Poe, par exemple, et véritable objet de fascination dans le cinéma mexicain. La particularité du film est de prendre le parti de montrer une sorcière luttant contre le mal humain, là où le cinéma gothique s’est repu d’une représentation négative de la sorcière. Dans cette inversion des valeurs habituelles, on prend fait et cause pour la sorcière et pour sa filleule, qu’elle désire venger. Sur un scénario de Carlos Enrique Taboada, qui s’illustrera quelques années plus tard avec ses propres films en tant que réalisateur, The Witch’s Mirror débute par l’assassinat d’Elena par son époux projetant de se marier avec une autre femme, qui ignore tout de la manigance. La marraine d’Elena, bien que sorcière, n’a pas le pouvoir d’empêcher la mort de sa filleule, mais promet de la venger.
Se met en place une histoire classique de complot, sans que le film ne vire à la mécanique du film policier. Ici la justice n’appartient pas aux vivants, c’est la sorcière et le fantôme d’Elena qui vont la rétablir, tandis que la bassesse du mari puis la faiblesse de la nouvelle épouse crèvent l’écran. Entre demeure parcourue par le souffle du fantastique, imposant miroir où apparaîtra régulièrement la défunte, transformations physiques, surimpressions magnifiques et ambiance gothique surannée, The Witch’s Mirror est porté par une esthétique majestueuse. En prenant à mi-chemin un virage vers le mythe du savant fou, l’oeuvre unit deux sous-genres du fantastique : celui de la sorcière issue du folklore à celui du docteur plongé dans ses expériences contre-nature issu de la science-fiction américaine (et des romans feuilletons français à la Maurice Renard), pour une réflexion empruntant autant à Freda et Bava qu’aux Yeux sans Visage ou aux Mains d’Orlac. L’intrigue se complexifie dans ce conte amoral sans distinction entre le bien et le mal. La science ici est autant, voire plus démoniaque que la sorcellerie (et finalement n’est-ce pas aussi la science opposée à l’imaginaire ?), plus encore lorsque le mari chirurgien se fait meurtrier cherchant des proies pour offrir un nouveau visage à sa jeune épouse gravement brûlée. De manière tragique, les deux héroïnes sont mises en miroir, victimes du même homme, l’une tuée, l’autre opérée avec des morceaux de cadavres d’autres femmes. Dans cette partie le film se fait particulièrement cru et cruel. Fleuron du cinéma fantastique mexicain, The Witch’s Mirror fait se rencontrer l’horreur et le mélodrame. C’est peut-être dans ce drame sous-jacent que le gothique mexicain est le plus spécifique.
La première qualité de The Brainiac (Chano Urueta, 1962) est probablement d’oser tout et de surprendre constamment, en commençant par son prélude élégant et magnifique ne présageant absolument pas de la suite, beaucoup plus triviale, menée par un scénario délirant et un argument abracadabrant. Trois cent ans dans le passé, un baron censé être démoniaque garde le silence durant tout son procès. Pas de ricanement sardonique, pas d’imprécation, juste le silence : la mise en scène magistrale de cette ouverture détourne splendidement les poncifs. Puis sur le bûcher, le baron opère une transmigration d’âme dans une comète. Lorsque celle-ci reparaîtra trois cent ans plus tard, la malédiction proférée pourra s’accomplir.
Un bond dans le temps plus tard, nous voici à l’orée de la réalisation de cette malédiction. Dans le temps présent le baron n’a rien perdu de son élégance, mais le monstre tapi en lui va nous faire aller de surprise en surprise. Notre panthéon de monstres était déjà bien fourni, mais avec Brainiac, il se complète d’une pièce absolument incroyable. Tout droit sorti d’une imagination prolixe et débridée, le monstre pourrait paraître juste ridicule, outrancier, dans son apparence – et en fait, il l’est, leurs créateurs n’en dissimulant absolument pas le masque carnavalesque. Mais il apparaît vite comme absolument inédit dans le paysage du cinéma fantastique, pas seulement mexicain, mais international. C’est bien simple, à l’instar de Santo, on ne l’a vu et ne le verra nulle part ailleurs. Cette créature composée d’éléments disparates hisse en effet le grotesque au rang d’art, et son originalité folle nous marque durablement. Sa langue serpentine, ses mandibules, son crâne touffu, son mélange d’humain et d’animal le rendent repoussant et fascinant. D’autant plus lorsqu’on y ajoute la sexualisation sous-jacente de son attitude. Lorsqu’il attaque ses victimes, Dracula lubrique derrière son élégante cape, il déroule une sorte de trompe phallique et visqueuse qui ne trompe pas et rend la scène totalement érotique et organique, du Cronenberg avant l’heure. Il démontre en quelque sorte la vérité triviale de ces monstres raffinés, comme si dès que nous avions le dos tourné, ils se transformaient en bêtes libidineuses… Et aussi repoussant qu’il soit, son pouvoir de séduction reste intact, un seul regard et ses victimes – les hommes comme les femmes, d’ailleurs ! – tombent dans ses bras, comme hypnotisées. Tel Jekyll et Hyde, le côté enjôleur du personnage déstabilise tandis que sa manière d’attaquer ses victimes en fait un redoutable meurtrier.
Comme dans tous les films du coffret, les effets spéciaux ici à l’œuvre sont de toute beauté : importance de la superposition, transformation du vivant en mort, mise en parallèle de l’héroïne et de son ancêtre, sorcière passant de l’état de squelette à celui de vivante. A première vue, Brainiac pourrait apparaître comme le film le moins convaincant, parce qu’il tranche avec le sérieux des autres opus, plus second degré, flirtant avec le nanar : mais c’est en réalité parce qu’il obéit le moins aux normes. Pétri d’humour transgressif, maniant les codes du fantastique gothique pour mieux les pervertir, ne s’interdisant aucune idée folle, jonglant entre la répugnance (ha, cette dégustation de cerveau…) et la séduction, c’est à y regarder de plus près le plus déjanté des quatre. Du fantastique mexicain osé et débridé, en somme ! Et difficile à oublier.
Vous connaissez sans doute cette femme qui pleure, il s’agit de la Llorona, ce fantôme issu du folklore d’Amérique hispanique qui, selon la légende, se présente comme l’âme en peine d’une femme recherchant ses enfants après les avoir tués, et dont les cris de douleur perçants terrorisent les humains. Elle apparaît dans de multiples recueils littéraires et films, par exemple la très belle version de René Cardona en 1960. Et nous avions évoqué sa première transposition cinéma, ici-même. Mais si vous n’avez jamais posé vos yeux sur cette version de Rafael Baledón, il vous faut vous ruer sur le coffret Powerhouse. The Curse of the crying Woman (Rafael Baledón, 1963) est en effet un monument du cinéma mexicain, qui ne vous offrira pas la représentation la plus authentique de la Llorona, le film s’échappant assez rapidement du mythe pour en proposer une adaptation très libre, mais qui saisira l’essence d’un personnage qui vous hantera longtemps. On évoquait précédemment les monstres immortels de la Universal, on peut dire qu’avec cette Llorona, le cinéma mexicain crée un personnage aussi terrifiant que marquant qui mérite de figurer au panthéon des plus belles créatures fantastiques.
On est d’abord marqué par les réminiscences du Masque du Démon de Mario Bava, antérieur de seulement trois ans. Le motif visuel de la femme tenant en laisse plusieurs molosses, dans son cadrage, son aménagement de l’espace, sa photographie vaporeuse, fait immédiatement écho, d’une manière tellement belle qu’on l’interprète d’emblée comme un hommage plutôt que comme une pâle copie. Les décors, l’atmosphère, rappelleront à plusieurs reprises la pierre angulaire de Bava, mais le métrage possède tellement de qualités propres que l’on ne saurait l’y réduire.
L’intrique voit Amelia et son mari Jaime entreprendre un voyage jusqu’au manoir de Selma, la tante d’Amelia, qu’elle n’a plus vue depuis des années. Mais Selma pratique la magie noire, et son dessein est de se servir d’Amelia, dont l’anniversaire approche, pour redonner vie à la Llorona, dont la dépouille repose dans son sous-sol en attendant de recouvrer chair et maléfice.
The Curse of the crying Woman est d’une beauté soufflante; la rétine sera longtemps imprégnée de cette vision d’une Selma possédée aux orbites complètement noires, l’un des plus beaux et des plus simples maquillages de tout le cinéma fantastique. Plus fascinant encore : c’est l’actrice Rita Macendo qui eut l’idée magique de découper des morceaux de sa robe noire pour les coller sur ses paupières, créant ainsi un effet terrifiant magistral. L’artisanat élevé au rang d’œuvre d’art.
Par sa magnificence, son mystère, le film incarne avec ferveur le testament filmique de la ABSA, qui fait ses adieux par cet achèvement technique et artistique. Fin producteur, Salazar sentait venir la fin de cette période du cinéma fantastique mexicain, et insuffle dans ce chant du cygne une dimension réflexive en insérant dans le film des extraits des précédentes productions de la firme, comme pour boucler la boucle. On s’amusera à reconnaître les extraits en question ou on se laissera entraîner par leur traitement filmique quasi expérimental, comme si un esprit créatif avait pris possession de la pellicule pour transfigurer les images injectées.
Ainsi se clôt l’histoire de la firme d’Abel Salazar et le coffret édité par Powerhouse, chaudement recommandé pour sa force, sa beauté, et les lettres de noblesse qu’il grave au fronton du cinéma fantastique mexicain.
Tous les films bénéficient d’un master haute définition, présentés dans leur version espagnole d’origine avec la version anglaise en sus (et des sous-titres anglais) et c’est vrai que la condition pour les découvrir est idéale. Tous les films sont accompagnés de commentaires audio de spécialistes du cinéma mexicain (Abraham Castillo Flores pour Black Pit, David Wilt sur Witch’s Mirror, Keith J. Rainville sur Brainiac, Morena de Fuego sur The Curse of Crying Woman), de leurs bandes annonces d’époque et d’une galerie photo. Le livret de 100 pages incluant les articles de José Luis Ortega Torres, David Wilt et Abraham Castillo Flores est une mine d’informations. Le texte d’Andrew Syder et Dolores Tierney sur Abel Salazar est tout aussi passionnant.
BLACK PIT OF DR. M
- Preserving a Legacy (2023, 20 mins): Daniel Birman Ripstein évoque l’histoire de Alameda Films. Il parle aussi de la relation avec son grand-père producteur et fondateur de la compagnie, Alfredo Ripstein, figure essentielle de la préservation du cinéma mexicain.
- Black Pit of Dr Méndez (2023, 26 mins) : auteur du livre Fernando Méndez, 1908–1966, Eduardo de la Vega Alfaro parle de la carrière de cinéaste pionnier.
THE WITCH’S MIRROR
- Rosita Arenas at Mexico Maleficarum (2022, 13 mins): conversation entre la célèbre actrice et le programmateur, curateur et exhumeur du cinéma d’horreur mexicain Abraham Castillo Flores, (filmée à l’Academy Museum of Motion Pictures en Octobre 2022).
- Mondo Macabro: ‘Mexican Horror Movies’ (2001, 23 mins): voyage dans l’horreur mexicaine avec cet épisode documentaire issu de Mondo Macabro où Pete Tombs et Andy Starke parcourent le genre des années 50 aux années 70.
THE BRAINIAC
- ¡Qué viva Chano! (2023, 24 mins) : Eduardo de la Vega Alfaro fait l’éloge de ce cinéaste très avant-gardiste qu’était l’iconoclaste Chano Urueta.
THE CURSE OF THE CRYING WOMAN
- The Daughters of La Llorona (2023, 26 mins) : l’actrice, productrice et chanteuse Julissa de Llano Macedo et l’autrice Cecilia Fuentes Macedo se rappellent de la relation toute particulière qu’entretenait Julissa avec sa mère, l’actrice iconique Rita Macedo.
- Daydreams and Nightmares (2023, 20 mins): Eduardo de la Vega Alfaro s’attarde cette fois sur la carrière de Rafael Baledón.
Coffret édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement
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