Au-delà du fait d’être un classique du cinéma de genre, Le Voyeur (Peeping Tom, 1960), second film post-Emeric Pressburger réalisé par Michael Powell, peut aisément être considéré comme une sorte de jalon permettant d’introduire le récit policier dans ce « cinéma de la modernité » qui brisera sans vergogne et tout autour de la planète les carcans d’un classicisme pourtant fondateur, ceci au même titre que les séries noires hitchcockiennes qui lui sont contemporaines et qui s’imposeront elles aussi comme de véritables pierres angulaires théoriques (Vertigo sort en 1958 ; Psychose en 1960, la même année que le film de serial killer de Powell ; Les Oiseaux en 1963). Cette contemporanéité, de même que le thème du voyeurisme assumé chez Powell dès le titre, créent de fait un rapprochement entre le paradigme hitchcockien (et tous ses épigones, des maîtres du giallo aux œuvres baroques de De Palma) et ce chef-d’oeuvre toxique se faisant par la seule force de sa mise en scène un précis dialectique sur la place du regard dans le dispositif filmique. Mais de quel regard, par ailleurs, parle-t-on ?

Le jeune homme et son arme (A. Massey ; K. Böhm) (©StudioCanal)

Le premier, évidemment, est celui de Mark Lewis (Karlheinz Böhm, dans un rôle très éloigné des viennoiseries Sissi dans lesquelles il incarnait François-Joseph, et qui lancera la seconde partie moins conformiste de sa filmographie). Jeune photographe oeuvrant pour une petite boutique peu réfractaire à l’image polissonne et parallèlement cadreur sur un film, Mark se caractérise pourtant dans un premier temps, dès la séquence d’ouverture reprise ultérieurement presque à l’identique par John Carpenter pour entamer sa Nuit des masques (Halloween, 1978), comme un meurtrier de jeunes femmes, enregistrant sa performance criminelle grâce à la caméra portative dont il ne se sépare jamais, l’objectif de l’appareil lui servant de mire, transformant ses victimes en proies à abattre. Il rencontre Helen (Anna Massey, actrice au visage candide spécialisée dans le cinéma policier trouble, de Bunny Lake a disparu d’Otto Preminger [1965] à Frenzy d’Hitchcock [1972]), une jeune voisine qui l’attire dans le sentiment, à la fois innocente et dangereuse par le simple fait de son intrusion dans la vie du tueur à la caméra.

Une proie dans la mire (B. Bruce) (©StudioCanal)

L’artificialité pose sa profonde empreinte sur le monde dans lequel s’ébat Mark. Des studios de cinéma dans lesquels il travaille, transparent aux yeux de tous (ou presque), aux décors des shootings lors desquels il capture l’image de jeunes femmes fort dévêtues, tout élément de réel semble s’évanouir dans l’idée même de son enregistrement, la photographie métamorphosant le concret des corps et de l’espace en une virtualité réflexive, en une réalité finalement irréelle puisque préalablement maquillée par la mise en scène des lieux (leur recréation en studio) et des personnes qui les peuplent (placement anti-naturel des corps posant pour être photographiés). Michael Powell insiste sur cette artificialité par sa propre mise en scène, par la volonté ostensible de filmer en studio faisant du tournage sur lequel travaille Mark une sorte de mise en abyme du dispositif du Voyeur, par les éclairages et la lisseté de la photographie d’Otto Heller créant une distanciation participant de l’effroi que cherche à susciter le film. Les choix de mise en scène de Powell font de son long métrage une sorte de monstre froid, à la beauté presque anormale, métonymique de l’apparence de gendre idéal de son personnage principal, bourreau à la douceur et à la gentillesse trompeuses, préambules de ses pulsions criminelles sauvages.

le metteur en scène face à une volonté inassouvie de réel (©StudioCanal)

C’est donc la virtualité de l’apparence qui tue dans Le Voyeur, et, ce faisant, l’image elle-même qui n’en est que l’expression physique, oxymore troublante puisqu’elle est à la fois concrète car perceptible et abstraite car volatile comme un spectre. Mark assassine par le truchement de l’image, du dispositif filmique, de la caméra qui enregistre, du trépied qui la porte. La capture du réel s’avère clairement une mise à mort du sujet filmé, ravalé au statut de corps sans vie dans la réalité et à celui de fantôme filmique sur les pellicules que l’assassin se projette à l’envi dans une pièce spécialement prévue à cet effet dans son appartement aux allures presque gothiques. Les meurtres perpétrés par Mark cherchent à assouvir par le filmage un fantasme pourtant inaccessible de faiseur d’images : capturer un réel qui ne serait pas mis en scène, le sentiment spontané de la peur des victimes affrontant leur propre mort et leur visage au moment de l’administration de celle-ci, et la violence que tout cela suppose. A ceci près que cette peur est provoquée (donc nécessairement mise en scène) et que, quoi qu’il arrive, elle ne sera au final jamais autre chose qu’une déréalisation du réel. Le Voyeur, ou un grand film sur la vanité du filmeur.

Filmer le visage de la peur (K. Böhm ; A. Massey) (©StudioCanal)

Qui est, donc, le voyeur du titre ? Réponse : le metteur en scène. Non pas celui qui se repaît du spectacle de la violence assis dans un fauteuil rouge mais celui, comme le meurtrier du film, qui la génère et qui en fait sa vision du monde, sa façon de le mettre à l’épreuve, de tenter (peut-être en vain) d’en percer le mystère et de sonder sa réalité. C’est en cela que si la comparaison du Voyeur avec le cinéma hitchcockien est difficile à contredire, elle atteint également sa limite dans le sens où le voyeur de leur cinéma ultra-théorique respectif ne se situe pas au même endroit de leur travail : Hitchcock le place face à l’image dans un étrange dispositif spéculaire (un spectateur de cinéma regarde un personnage spectateur d’un crime : Fenêtre sur cour) lorsque Powell réfléchit, lui, sa propre condition de cinéaste, la fascination qu’il peut avoir pour la violence graphique, le mouvement et les corps (le fait de distribuer Moira Shearer, actrice-danseuse habituée du cinéma du duo Powell/Pressburger, dans le rôle d’une victime de Mark n’est pas sans être passionnant par ce constat pour la fascination du corps dans tous ses états) conditionnant son rapport au réel, nécessairement vicié par la notion de point de vue.

Film impressionnant par sa richesse formelle, par la volonté de son réalisateur de le faire déborder en motifs en tous genres jusque dans un final faisant de la distorsion et de l’excès la clé tordue de ce discours sur la capture impossible d’un réel nécessairement excédé par l’artificialité (de ce point de vue, le Fincher de Zodiac [2007] n’est pas loin !), par l’audace lucide du regard de biais que se lance Michael Powell sur sa fascination pour la violence intrinsèque à son activité de mise en scène, Le Voyeur se place définitivement comme une œuvre séminale, autorisant aux grands auteurs du cinéma de genre de la modernité de lier recherches formelles placées sous le signe de l’excès baroque et réflexions pointues et parfois désabusées sur un art cinématographique justement non sans limites sur les questions de représentation. Exemplairement, de ce point de vue, l’un des chefs-d’oeuvre de Brian De Palma, Blow Out (1981), doit presque tout au film de Michael Powell.

Outre le film, cette édition Blu-ray contient :

– un livret
– Introduction de Martin Scorsese (200
– Commentaire audio du Professeur Ian Christie
– « Le Voyeur » par Sir Christopher Frayling (inédit)
– « L’héritage du Voyeur » (inédit)
– « La restauration du Voyeur » (inédit)
– « L’Oeil du spectateur » d’Olivier Serrano, avec Ian Christie, Martin Scorsese, Karlheinz Bohm, Thelma Schoonmaker, Laura Mulvey et Columba Powell (« The Eye of the Beholder », 2005, 19′)
– Interview de Thelma Schoonmaker
– Bande-annonce originale
– Bande-annonce 2023

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A propos de Michaël Delavaud

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