« Who controls the past controls the future, who controls the present controls the past. »
(G. Orwell, 1984)

 

Si en 1984, l’idée de concevoir une adaptation cinématographique du plus célèbre roman d’anticipation du siècle, l’année-même à laquelle son titre faisait textuellement référence, pouvait laisser croire à une opération purement opportuniste, et le meilleur « coup de pub » qui soit, force est de constater – et à plus forte raison quarante ans plus tard – qu’il n’en était rien. C’était au contraire, un bon moyen de se défaire d’une aura sûrement trop lourde à porter et à coup sûr déformée par les années, tant l’œuvre avait été depuis déjà bien longtemps assimilée dans la culture courante, comme digérée par l’époque – et à raison de plusieurs adaptations qui s’étaient succédées depuis la parution du livre.

© Rimini Editions

Bien qu’il soit sans doute intéressant de se pencher sur le caractère anticipatoire de l’œuvre originale, nous ne pourrions en juger car, nous admettons d’une part n’avoir jamais lu Orwell, et d’autre part, nous méfier de ce réflexe « facile » qui consiste souvent à s’apesantir sur les vertus prophétiques d’une œuvre pour mieux l’exclure du champ de l’analyse, en somme lui faire dire simplement ce qu’on attend d’elle, sans questionner ce qu’elle donne à voir et à penser. On connait cependant l’anecdote qui veut qu’Orwell ait tout bonnement inversé les deux derniers chiffres de l’année 1948, moment de la rédaction de son texte. Et c’est là que va d’abord s’arrêter notre constat, auquel la date de sortie du second long-métrage de Michael Radford fait de facto astucieusement écho : l’essence de 1984 semble être de vouloir donner à ressentir un présent éternel – certes alternatif car inspiré directement par l’époque de rédaction – comme étant la plus terrible des prisons.

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Il est bien entendu judicieux de souligner que le passage au vrai 1984 faisait basculer le monde décrit par l’auteur de la dystopie vers l’uchronie – comme le fait Laurent Aknin dans l’un des suppléments de l’édition proposée en cette fin d’année par Rimini Éditions, nous donnant l’occasion de revenir sur le film – mais la réussite de cette transposition cinématographique repose avant tout sur une mise en image et en son du corollaire de cette « essence » précédemment évoquée : si un monde est condamné à ne vivre que dans le présent cela signifie que le temps n’existe plus. Pour appuyer cette notion, il faudrait presque revenir au carton d’ouverture que nous avons reproduit dans la citation au-dessus. Si le passé est perpétuellement destiné à être raturé, reformulé, réécrit (par la main-même du personnage principal « forcément » innocent) et le futur déjà dicté par une puissance extérieure qui s’insinue pourtant dans tous les esprits, alors l’univers se trouve coincé dans une forme de stase, ou plus précisément un simulacre de mouvements annihilés par la répétition des tâches quotidiennes et l’impossibilité de voir au-delà d’un horizon invariablement gris.

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Pris au pied de la lettre, ce développement aurait de quoi rebuter. En effet, 1984 version-1984 n’est pas un film si facile que ça à aborder. Dans sa facture, il répond d’ailleurs bien peu à une tendance esthétique prêtée à certains cinéastes britanniques phares de la décennie (Ridley Scott, Alan Parker ou Adrian Lyne), vite repérés par Hollywood et qualifiés par leurs détracteurs de pubards ou – pire encore et insulte suprême – de clippers. Bien qu’étant un de leurs contemporains, Radford (né en 1946) s’était d’abord fait connaitre par son travail de documentariste, avant de signer un premier long-métrage de fiction en 1983, Another Time, Another Place, titré en France Les Cœurs captifs. Cette inclination pour le documentaire se retrouve incontestablement dans 1984 pour lequel il s’inspira notablement d’images d’archives des meetings politiques fomentés par les régimes totalitaires des années 30/40 afin de mettre en scène les séquences de rassemblements. Filmer avec ce que les extérieurs offrent à la vue de l’équipe du film fut un autre principe édicté par le réalisateur, lui qui s’amuse dans l’interview captée en 2022 et figurant sur le disque Blu-Ray de Rimini Editions d’une récompense qui fut attribuée au film pour la conception de ses effets spéciaux, ce dont il était de fait totalement dépourvu ! De là encore une fois, cette impression persistante de s’attacher à un présent, certes fictionnel, mais aussi relié à un certain degré avec celui hors de l’écran.

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Si l’on veut être juste, il faut dire que le film de Michael Radford contient tout de même un effet spécial, et non des moindres : la photo de Roger Deakins. Après le refus essuyé auprès de leurs financeurs de tourner directement en pellicule noir et blanc, les deux hommes avaient décidé d’opter pour un procédé de traitement optique « bricolé » qui saturerait les couleurs jusqu’à créer une sensation de noir et blanc en couleurs, comme un voile grise terreux déposé à même l’image qui, a posteriori, demeure consubstantielle au succès artistique du film et à la cohésion esthétique de l’ensemble de ses parties. De cette désaturation s’exprime en effet la déshumanisation qui imbibe le récit, l’absence de vie et de contact entre les êtres, de ce temps arrêté où tout équivaut à tout, même à son contraire (« War = Peace »), et où les mots mêmes sont vidés de leur sens – la conception clé de novlangue qui a fait long feu depuis. À la désaturation répond ainsi son complémentaire diabolique : la saturation sensorielle opérée par les voix des messages d’endoctrinement, de l’image omniprésente de Big Brother, de l’œil invisible et omniscient qui enregistre les moindres mouvements des personnages. Comme pour renforcer l’effet immersif, on remarque que l’expérience du visionnage du film en VO sous-titrée ajoute une couche visuelle et verbale étonnamment pertinente. Vu de 2024, il serait également tentant de réfléchir à la saturation actuelle des récits dystopiques dans l’espace fictionnel auquel 1984 propose paradoxalement une sorte de bain de jouvence.

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Car, de ce tableau peu amène, le long-métrage se fait une force et ménage – c’est aussi son but – des instants où l’espoir semble avoir survécu, dont la rareté fait le prix et où rien ne semble jamais complètement perdu : des bribes de mots griffonnés sur un cahier, quelques phrases en voix-off arrachées au vacarme de l’impitoyable machine de contrôle des esprits, le moment où un homme et une femme s’abandonnent dans une étreinte. Ce sont aussi les traits creusés et la minéralité de John Hurt – impeccable dans le rôle de Winston Smith, lui dont le corps semble au cinéma avoir été marqué pour souffrir (Alien, Elephant Man) – duquel les flashs mémoriels laissent percer une humanité subsistante, une porte ouverte vers un ailleurs en perspective, un plan plus coloré que les autres derrière la porte de la salle 101, mais n’est-ce pas aussi un mirage ? un tableau truqué derrière lequel les forces de l’oppression sont tapies ? Certes, l’histoire – comme le film – n’offre que peu d’échappatoires. L’impression de « surplace » qui nous décrivions plus haut nimbe aussi 1984 d’une atmosphère macabre en matérialisant un monde intermédiaire où les personnages sont déjà tous plus ou moins des spectres. La participation d’un Richard Burton très fatigué, et qui décèdera à la fin du tournage, renvoie immanquablement à la célèbre formule de Cocteau : « le cinéma c’est la mort au travail, la mort au présent ».

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Si nous devions relever un léger bémol à cet enthousiasme général, il se trouverait justement dans les séquences de confrontation entre Hurt et Burton, dont il nous semble qu’elles ne délivrent pas l’intensité escomptée. Non pas faute de grands comédiens pour l’impulser, mais à cause d’un certain verbiage auquel elles s’adossent, une impression théâtrale à laquelle justement tout le reste de film échappait brillamment jusque-là. Un film malgré tout constamment impressionnant, dont l’ultime compliment qu’on puisse lui adresser est d’avoir refusé absolument les effets de mode, autrement dit une datation trop évidente – et pour cause – au profit d’un ancrage sec, très européen au fond qui, si on devait absolument lui adjoindre une parenté contemporaine à son époque de production, trouverait sans doute des échos à l’œuvre d’un Andrei Tarkovski. Rien de moins. Bien entendu, il fut aussi – et cela l’a desservi – contemporain d’une autre variation du roman d’Orwell : Brazil. Le film de Terry Gilliam, aussi excellent soit-il, encore aujourd’hui (nous avons vérifié), ne doit pas être vu comme un concurrent à 1984 pour autant. Ce dernier possède en l’état suffisamment de qualités cinématographiques, d’idées, de personnalité aussi – bien que la trajectoire et la filmographie de Michael Radford se trouvent beaucoup moins immédiatement identifiables selon les canons de la politique des auteurs – pour venir s’inscrire aux côtés de son « cousin » déjanté, en contrepoint souvent, mais porté par la même ambition de cinéma.

Cela, Rimini Editions l’a bien compris en gratifiant les cinéphiles et curieux de tous horizons d’une édition restaurée « anniversaire » (disponible en DVD seul ou en digipack UHD) bien pensée et équilibrée dans ses suppléments. Ils comprennent un interview d’un Michael Radford francophile et enjoué, une analyse du critique et historien du cinéma Laurent Aknin, complétée par le témoignage de la journaliste Caroline Vié (présente sur le tournage du film en 1984) et l’intervention de l’écrivain François Brune qui s’intéresse à la personnalité d’Orwell et aux résonnances du livre sur notre époque. Le tout accompagné d’un livret.

 

Contenu et caractéristiques techniques du combo proposé par Rimini Editions :

• Nouveau master 4K, film proposé avec 2 bandes sonores (montage son Eurythmics ou Dominic Muldowney)

• 1 disque 4K Ultra HD (Dolby Vision et HDR10) + 1 disque Blu-ray du film + 1 livret « George Orwell et 1984 » avec 6 articles archives du hors-série « Le Point – Grandes biographies – George Orwell » (nov-déc. 2022, 40 pages)

• Bonus (Blu-ray) : « Michael Radford raconte 1984″ : Interview inédite enregistrée à Londres en décembre 2022 (35’06 ») par Bubbel Pop / « Retour en 1984 » d’Alexandre Jousse avec Caroline Vié, envoyée spéciale sur le tournage, et Laurent Aknin, auteur de « Ésotérisme et cinéma » (24’01 ») / « Réflexions à propos de 1984 » : Interview de François Brune, auteur de « Sous le soleil de Big Brother (Précis sur 1984 à l’usage des années 2000) » (37’33 »)

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A propos de Martin VAGNONI

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