Redécouverte l’an passé dans les salles françaises, l’American Trilogy de Michael Roemer bénéficie aujourd’hui d’une édition DVD/blu-ray chapeautée par Les Films du Camélia permettant d’entériner l’importance insoupçonnée du cinéaste et le beauté duelle de son cinéma, alliant une certaine douceur formelle à la frontalité profondément mélancolique des portraits dont il se charge. Composée de Nothing but a Man (1964), Harry Plotnick seul contre tous (The Plot Against Harry [1970, exhumé en 1989]) et Vengeance Is Mine (1983), cette « trilogie américaine » prend le pouls de la diversité culturelle et communautaire d’une Nation protéiforme par le truchement de personnages perturbés par les événements qu’ils subissent, miroirs renvoyant les Etats-Unis à ses malaises plus ou moins profonds.
Les personnages principaux des films de Roemer ont ceci en commun qu’ils vivent dans un état de crise, qu’il soit momentané ou permanent. Le premier film du cinéaste, Nothing but a Man, réalisé l’année durant laquelle Martin Luther King s’est vu remettre le Prix Nobel de la Paix, radiographie de façon radicale l’Amérique noire de la Ségrégation, ceci d’une façon éminemment politique du fait, paradoxalement, que cette oeuvre ne soit jamais véritablement militante. Son protagoniste, Duff (Ivan Dixon), est un ouvrier travaillant pour la construction des chemins de fer (ceux-ci même ayant entériné la conquête du territoire américain par ceux qui l’ont colonisé lors du siècle précédant l’intrigue) ; errant dans les rues de sa petite ville se situant aux alentours de Birmingham, Alabama, il est invité à une kermesse où Josie (Abbey Lincoln) sert les repas. Elle est institutrice et fille du Pasteur Dawson, religieux apprécié de tous et créant un lien consensuel, certainement illusoire, entre les Noirs et les Blancs. Duff et Josie tombent amoureux au grand désarroi du pasteur voyant d’un mauvais œil l’arrivée dans son entourage de cet homme portant ombrage au prestige social qu’il s’est bâti. Duff change de travail et se retrouve employé dans une scierie ; il se retrouve licencié à cause du fait qu’il refuse de se conformer à la domination paternaliste des chefs blancs. Et le personnage, à force de se retrouver sans repères fixes, de voir progressivement son quotidien se déliter, entre disputes avec une femme pourtant aimante qu’il rejette méchamment et vexations du fait de sa condition de working man afro-américain à la caractérisation presque faulknerienne.
Nothing but a Man puise sa force dans la colère de Duff, véhicule d’un récit qui ne raconte finalement que la mise à la marge du personnage, pas seulement par les WASP qui cherchent à l’humilier (entre autres lors d’une scène dans une station-service absolument terrifiante de violence sourde) mais aussi par les membres de sa propre communauté, tout autant ses collègues ouvriers auprès desquels il passe pour une brebis galeuse par son choix de privilégier sa force revendicative à la soumission à une loi blanche apparemment inébranlable que son beau-père qui le déteste justement parce qu’il refuse de se conformer aux règles de la Ségrégation assurant un semblant de paix sociale, mettant par là même Josie en danger. C’est par le point de vue du personnage s’enfonçant de plus en plus dans la rancœur et, ce faisant, dans la violence de la condition noire contemporaine au film à laquelle Duff ne peut conjoncturellement pas échapper que Michael Roemer touche du doigt la réalité la plus juste de son époque. Juif allemand ayant fui le régime nazi alors qu’il était encore enfant par le biais de l’opération Kindertransport, issu d’un peuple discriminé et jeune garçon esseulé dans la détresse d’une période elle-même sans repères, Roemer s’est vraisemblablement identifié aux Afro-américains subissant les politiques de répression aussi bien dans le sud des Etats-Unis (où se situe le film) que dans le nord (Duff a travaillé à Minneapolis où le même système régissait les rapports entre Noirs et Blancs). Cette empathie sans angélisme, ainsi que la description précise, dure mais sans misérabilisme, de la classe populaire noire-américaine font de Nothing but a Man un film important, instantané saisissant de son époque.
Apparemment plus mineur, rejeté en son temps par tous les producteurs et exhumé par un monteur facétieux ayant voulu reprendre le film en main une vingtaine d’années après qu’il a été tourné, Harry Plotnick seul contre tous trace le même sillon que l’oeuvre précédente en cela que, sous couvert de comédie, il se permet d’observer la diversité américaine située dans les quartiers populaires par le biais du regard d’un escroc en déroute que le système a mis à la marge. Harry Plotnick (Martin Priest), donc : bookmaker flambeur mais pas très habile, il sort de neuf mois de prison. Il se rend compte que ses affaires ont périclité. Par le hasard d’un accident de la circulation, il retrouve Kay (Maxine Woods), l’ex-femme qu’il a abandonnée quelques années auparavant, ainsi que ses deux filles. Constatant le temps qu’il a perdu et sujet à des problèmes cardiaques de plus en plus graves, il décide de lâcher les affaires crapuleuses et d’acquérir un commerce légal. Mais les escrocs sont toujours rattrapés par leur passé…
Homme nerveux, nabab de la flambe prenant ses hommes de main avec une certaine forme de hauteur paternaliste (il n’est pas si loin de ressembler aux patrons de Duff dans Nothing but a Man), Harry sombre peu à peu dans une sorte d’asthénie changeant les rapports de force que définissaient le film dans ses premiers mouvements : si le bookmaker tenait d’une main solide les fils de sa vie dans un monde dans lequel il semblait s’ébattre avec aisance, il finit par subir le maelström new-yorkais, son bruit constant, ses déplacements géographiques et culturels ininterrrompus, les fêtes et concessions auxquelles il doit consentir pour espérer sortir la tête d’une eau dans laquelle, cependant, il se noie de plus en plus de scène en scène. Peinture d’un melting pot où Juifs, Afro-américains, Latinos, Italiens se cotoient et parviennent à vivre ensemble, Harry Plotnick seul contre tous montre aussi le revers de cette médaille : si l’Amérique permet tous les possibles, elle parque aussi ses habitants issus de multiples mouvements migratoires dans des lieux où seules sont possibles la loi de la débrouille et, par extension, une certaine forme d’illégalité permettant l’enrichissement personnel qu’Harry, nouveau riche exhibant son argent, incarne parfaitement.
L’état de crise du personnage est métonymique de celui d’une classe populaire fatiguée de devoir se battre sempiternellement pour pouvoir tirer son épingle du jeu. Cette usure est symbolisée par l’empilement de moments de fêtes, entre bar-mitsvah flamboyante, défilé de sous-vêtements lors duquel sa fille cadette fraîchement retrouvée est mannequine et agapes non sans vulgarité de riches dilapidant les gros billets et buvant force coupes de champagne dans le métro new-yorkais, moments durant lesquels Harry semble décliner progressivement, représentant tout autant le mouvement perpétuel de la Grosse Pomme que l’énergie ahurissante qu’il faut dépenser pour y survivre. Qualifié de comédie, le film de Roemer ressemble surtout à une anticipation mélancolique du cinéma des frères Coen, des tractations pittoresques entre groupes de malfrats venant d’horizons culturels différents (Miller’s Crossing [1990]) à une certaine crise de la judéité transformant la vie en une course métaphysique effrénée après elle-même : de ce point de vue, on peut considérer Harry Plotnick seul contre tous comme une version moins absurde que profondément triste et touchante d’A Serious Man (2009).
En comparaison avec ces deux premiers films, Vengeance Is Mine semble très différent ; il est au contraire d’une très belle cohérence, se focalisant encore une fois sur un personnage en marge, inadapté au monde dans lequel il vit. La première séquence voit Jo (Brooke Adams, magnifique) retourner dans le Rhode Island de son enfance, épreuve qu’elle ne peut supporter qu’ivre. D’emblée, ce joli personnage insaisissable se montre sous son jour le plus décalé des normes qui peuvent lui être imposées, rendue pantelante par l’alcool. Elle revient pour supporter sa mère adoptive malade, constater que celle-ci ne l’a jamais vraiment aimée, retrouver son mari toxique avec lequel elle est en instance de divorce. Elle s’évade alors de ce carcan pour en retrouver un autre : se liant avec une jeune fille qui n’est finalement qu’une version adolescente de ce qu’elle est elle-même, Jo s’ingère dans la famille dysfonctionnelle de l’enfant, dont le centre névralgique s’avère être la figure maternelle, Donna (Trish Van Devere, actrice très impressionnante).
Alternativement d’une douceur angélique et sujette aux emportements les plus brutaux et cruels envers sa gamine, cette mère « hantée » (pour reprendre un autre titre d’exploitation du film, Haunted), psychologiquement instable, émeut et terrifie dans le même élan : tout à la fois belle figure mélodramatique et incarnation marquante d’une certaine forme d’horreur domestique, Donna semble reconduire la relation d’amour et de haine que Jo, personnage aussi libre que chagrin (est-il donc si libre que cela ?), entretient avec sa mère qui la rejette, elle, sans vergogne. Vengeance Is Mine ne raconte finalement pas autre chose que le destin de personnages similaires (Jo et l’enfant Jackie, interprétée par la jeune Ari Meyers) liés entre eux par la peine de l’abandon et de l’orphelinat, qu’il soit réel ou symbolique.
Ce qui rend le film d’autant plus beau et terrible est que la dureté de ce qu’il montre se love dans une mise en scène d’un émouvant classicisme, d’une douceur, elle, infinie. Comme si Michael Roemer, par ses choix formels à la fois simples, sans esbroufe, limpides, presque rassurants, voulait atténuer la violence des rapports humains tels qu’il les dépeint dans son film. Cependant, au lieu d’une atténuation, ce contraste aurait tendance à paradoxalement renforcer la brutalité des crises de Donna, à rendre le film encore plus blessant (le motif de la coupure des chairs par le verre brisé, tant ici que dans Nothing but a Man au moment des premières crises conjugales entre Duff et Josie, crée un pont surprenant entre les deux œuvres). S’il ne cherche pas à capturer l’essence d’une Amérique cosmopolite comme dans ses deux films précédents, Michael Roemer, mélangeant l’étude familiale empreinte de classicisme du cinéma d’un Robert Redford à la furia domestique du Cassavetes d’Une femme sous influence (1974), montre par Vengeance Is Mine la souffrance que suppose le fait d’être désaxé, marginal au regard d’un monde auquel on ne peut s’adapter, et sur lequel on ne peut que se blesser. De ce fait, Duff, Harry Plotnick, Jo et Donna sont tous quatre de proches cousins. Vengeance Is Mine, chef-d’oeuvre de Michael Roemer, parachève de rendre la découverte de l’American Trilogy et du cinéma de ce très beau cinéaste, et par ricochet le coffret DVD/blu-ray qui le permet, absolument indispensables.
Dans ce coffret DVD/ Blu-ray, outre un livret illustré de 100 pages, chaque film est accompagné de divers bonus :
Nothing but a Man : entretien avec Michael Roemer (27 minutes) ; entretien avec Alice Diop (20 minutes)
Harry Plotnick seul contre tous : entretien avec Michel Hazanavicius (19 minutes)
Vengeance Is Mine : conversation entre Michael Roemer et Brooke Adams (19 minutes) ; entretien avec Ira Sachs (21 minutes)
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