Quelle étonnante carrière que celle de Michael Winner, affiliée trop vite à celle de Charles Bronson et au vigilante movie réactionnaire pour ses Death Wish et quelques justiciers. Tout d’abord, rétablissons la vérité : il est essentiel de réhabiliter des œuvres bien plus ambiguës et donc complexes qu’elles en ont l’air (Vincent Nicolet et JF Dickeli s’en chargeront prochainement). Ensuite, étudions avec attention la filmographie d’un cinéaste britannique inégal mais ô combien captivant qui sous les apparences d’un faiseur appelé régulièrement à honorer des commandes se révèle régulièrement un véritable auteur, avec sa patte et une subversion, une perversité anglo-saxonne passionnante. Parmi ses œuvres majeures, citons notamment Le Corrupteur (The Nightcomers, 1971) géniale préquelle au Tour d’Ecrou d’Henry James (et par conséquent au The innocents de Jack Clayton), et fabuleuse variation autour de la perversité enfantine ou La Sentinelle des maudits (1977) film fantastique majeur et trop méconnu, ou encore Scorpio (1973) polar crépusculaire et génial avec Burt Lancaster et Alain Delon digne de Friedkin.
Michael Winner a 29 ans, en 1964, lorsqu’il réalise The System, encore en Angleterre (ce n’est que dans les années 70 qu’il démarre sa carrière américaine), soit un an après West 11, excellent polar nerveux (1). De prime abord, The System a tout d’une comédie teenager potache, comme un Porky’s avant l’heure. Une bande d’amis se retrouve chaque été dans une petite ville balnéaire de la côte Sud de l’Angleterre pour « travailler le système » en appliquant leur méthode de drague, listant les filles qui viennent en vacances et se les attribuant chacun pour en faire leurs aventures sexuelles annuelles. Tinker, le charismatique chef de la bande, contrairement à ses amis, reste là toute l’année, même en morte saison. Photographe touristique, il vole les visages des jeunes femmes, et prend leur adresse pour venir leur présenter les photos … et les conquérir avec ses amis. Profiter du système, disent-t-ils, du tourisme des citadins, de ces demoiselles perdues faciles à séduire, de la société de consommation en plein essor.
Mais qui profite vraiment de l’autre, lorsque les classes moyennes se mesurent aux supérieures ? Qui est la conquête de vacances de l’autre ? En tombant amoureux de Nicola, jeune fille de bonne famille, Tinker s’en mordra les doigts, découvrant à ses dépens la vraie nature du dominant. Ça n’est pas seulement une caste qui écrase les autres, c’est également un univers d’hommes, de mâles aux aguets, qui surveillent leurs sœurs, leurs amies, leurs filles et les écrasent à l’intérieur de leur confrérie, leur cercle fermé, et même si la jeune femme voulait s’engager avec Tinker, il est peu probable qu’elle y parvienne, prédestinée, conditionnée à son avenir et au regard collectif. Son père, entre moquerie, avertissement et lucidité terrifiante, expose les règles à Tinker : « C’est l’homme qui a inventé la morale pour l’imposer aux femmes. »
La dernière partie de The System précipite l’intrigue dans son versant le plus politique, dévoilant la violence de son titre à travers quelques séquences magistralement symboliques. Un humiliant match de tennis, métaphore criante qui semble avoir marqué Woody Allen, désigne définitivement les « winners ». Mais contrairement au cinéaste américain, nulle revanche, nulle lutte n’est envisageable. Tinker s’effondre, pétri d’amour, au fur et à mesure que le film perd de cette légèreté si illusoire. Ce mirage de l’insouciance est déjà fort présent dans les chroniques de jeunesse à la American Graffiti, vite mélancoliques, mais ici l’acidité de ce portrait de jeunes adultes à la veille du Swinging London offert par Winner et son scénariste Peter Draper reflète la force subversive du free cinéma, pas très éloignée parfois dans son regard sur la classe bourgeoise de Joseph Losey.
C’est exactement ce qu’exprime la frêle Suzy, ivre et lucide, future épouse et future mère, si pathétique, si critique :
Tu te souviens de ce que tu m’as dit une fois ? Il n’y a que deux types de personnes. Les preneurs et les pris. Nous pensons que nous sommes les preneurs, n’est-ce pas? Mais que se passe-t-il si nous sommes les pris ?
« Il a l’air heureux. Nous sommes tous heureux, non? » lançait-elle auparavant avec un sourire plein de dérision. Le bonheur, outrageusement exposé, est une magnifique feinte. Le ton badin adopté par The System est une fausse piste et la légèreté apparaît comme un leurre du désenchantement, d’une amertume qui va envahir l’œuvre imperceptiblement, à travers ces jeunes êtres d’abord peu sympathiques portés à la fois par leur exubérance et leur arrogance, qui voient au cours de cet été leur jeunesse s’évanouir définitivement. Eux qui ont voulu éviter le système, le toiser, le provoquer, vont finalement, comme tout le monde, rentrer dedans, dans le train-train quotidien d’une vie de famille moyenne, soumise aux règles de la consommation. La chanson sautillante qui ouvre et clôt le film témoigne bien de ces mirages avec des paroles qui sont en réalité d’une grande violence :
Je te dis comment. Je te dis pourquoi. Je te dis quand. Je te le dis maintenant. Intègre-toi au système et brille. Bouge avec le système, c’est chouette. Quand tu atteins la fin de la ligne alors « salut ! » ». Intègre-toi au système et brille. Bouge avec le système, c’est chouette. Quand tu atteins la fin de la ligne. Tu es seul.
Si Tinker fait preuve de cynisme ou de cruauté lorsqu’il séduit et jette les filles les plus naïves, soumises, futures ménagères esclaves de leur foyer, il dissimule à peine son désespoir, son nihilisme vis-à-vis de son époque. Comme Don Juan hurlant sa rage et défiant le ciel en multipliant les conquêtes, lui vomit le matérialisme autant qu’il l’utilise et aspire secrètement à l’élévation. Les dialogues de The System sont particulièrement percutants.
Tu as entendu ça ? ça s’appelle de la musique. C’est pour ça qu’ils écrivent de la musique. Ça ne se mange pas. Ça ne se sent pas. La seule chose que tu peux faire… c’est l’écouter.
The System fait un tableau poignant de la jeunesse commençant par les exposer dans leur énergie, leur cuirasse, leur aptitude à conquérir le monde pour finir par les montrer égarés, apeurés, presque hagards, au seuil de l’agonie de leur âge. C’est d’autant plus touchant de reconnaître des visages familiers, mais encore presque adolescents, tel David Hemmings avant Blow Up, au jeu déjà si subtil, le plus effacé et doux de la bande.
Ici, ça n’est pas juste la fin d’un été qui se joue comme en témoigne cette fête sauvage qui métamorphose une procession de mariage en fête cathartique et païenne où les mariés sont brûlés en effigie. La joie explose dans une hystérie proche de la douleur comme pour hurler cette heure où tout finit. Des masques, des torches levées dans la nuit au bord de la plage. Derrière la liesse sommeille une humeur infernale, presque désespérée. La mise en scène de Winner est tour à tour intime et survoltée, incroyablement efficace, glissant insensiblement du calme à la fureur. Il faut dire que la photo noire et blanc de Nicolas Roeg (la même année, il dirige celle du Masque de la mort rouge) apporte à The System une atmosphère fascinante passant des plages ensoleillées aux métamorphoses nocturnes, filmant aussi bien les lieux habités, noirs de monde, qu’un assemblage de maisons désertées, un lieu fantôme. Signalons également la présence ici en opérateur caméra d’un futur grand chef opérateur : Alex Thomson, encore loin de Legend et d’Excalibur.
Et puis, et puis… Oliver Reed. Sous ses grimaces, ses pantomimes, ses sourires, ses gestes cassés, dans toute la véhémence de son personnage à se mettre en scène dans sa suffisance, sa supériorité, sa qualité de meneur font exploser ses fissures et sa fragilité. Alors d’abord agaçant en petit mâle ravageur, en maître du jeu, il bouleverse complètement, révélant un individu muré dans sa solitude, aliéné par sa condition, dans l’incapacité de changer de lieu car le bonheur n’existe pas, comme un être qui dissimule son âme sous ses sourires et son assurance et qui a déjà capitulé. Il faut voir Oliver Reed, entamant un jerk déchaîné devant une jeune femme, comme une parade de séduction animale pour saisir toute sa capacité à faire passer des émotions imperceptibles. Nous devrions en rire, suivant son visage follement joyeux et inexplicablement c’est le cœur serré qu’on l’observe s’ébattre, comme un pantin désarticulé, marionnette aux fils invisibles.
Outre la splendide copie qui révèle la beauté de la direction photo de Roeg, Powerhouse nous propose une édition avec de beaux suppléments. Le commentaire audio des historiens du cinéma Thirza Wakefield et Melanie Williams (2019) s’avère très instructif. L’actrice Jane Merrow (Getting the Girl, 2019, 18 mins) , les acteurs John Porter-Davison (Drinking and Dancing – 2019, 6 mins) et Jeremy Burnham (Fun and Games – 2019, 4 mins) se souviennent de leur rôle respectif et de leur expérience de tournage. Jolie rareté que ce Haunted England (1961, 24 mins), petit documentaire agrémenté de mystères historiques et de ghost stories mythiques nous faisant visiter avec le disc jockey (!) David Jacobs, des lieux hantés célèbres. Enfin, la traditionnelle galerie d’images et de matériel promotionnel. Le livret papier nous propose quant à lui une excellente analyse du film par Andy Miller, des extraits des mémoires de Michael Winner concernant The System , un article introductif sur Haunted England, ainsi qu’un choix des réceptions critiques de l’époque. The System est encore une sacrée découverte, à preuve à la fois de la force du cinéma de Michael Winner et de l’incroyable sensibilité du jeu d’Oliver Reed.
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(1) sorti récemment dans la collection Make My Day de Jean-Baptiste Thoret chez Canal +
Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.
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