Homme aux multiples casquettes, journaliste, écrivain, critique littéraire, fondateur du Masque et la plume au milieu des années 50 puis présentateur de Droit de réponse de 81 à 87, Michel Polac a également embrassé une carrière plus méconnue de réalisateur pour le cinéma et la télévision. Après son premier long-métrage, Un fils unique en 1969, il réunissait un casting étonnant pour son suivant, La Chute d’un corps. Marthe Keller, révélée en deux temps chez Philippe de Broca (Le Diable par la queue et Les Caprices de Marie) peu avant son exil américain (Marathon Man, Black Sunday, Bobby Deerfield) tient le rôle principal. Face à elle, un individu étrange que campe Fernando Rey (tout juste sorti du Charme discret de la bourgeoisie et de French Connection) et son mari interprété par Daniel Ceccaldi, revenu au centre de l’attention en incarnant Lucien Darbon dans Baisers Volés et Domicile Conjugal de François Truffaut. Le tout produit par Albina du Boisrouvray, dont la carrière cinématographique témoigne d’un goût prononcé pour les œuvres insolites et les cinéastes singuliers : Bof…Anatomie d’un livreur de Claude Faraldo, Les Zozos de Pascal Thomas, Charlie et ses deux nénettes de Joël Séria, L’important c’est d’aimer d’Andrzej Żulawski et Police Python 357 d’Alain Corneau. Tombé dans les profondeurs de l’oubli, le film est redécouvert par un certain Gaspar Noé. L’auteur d’Enter The Void va alors se démener pour le sortir de l’anonymat, d’abord en le présentant lors de l’édition 2019 de l’Étrange Festival puis en insistant auprès de Jean Baptiste Thoret afin qu’il l’édite, Studio Canal étant détenteur des droits. Il intègre ainsi la collection Make My Day !, parfaitement à propos au moment de mettre en avant un objet rare et des plus curieux. Marthe (Marthe Keller) et son amant d’une nuit sont les témoins de la chute d’une jeune fille sur la terrasse de l’appartement où ils se rencontrent. Le mage (Fernando Rey) qui occupe le logement de l’étage supérieur manipule Marthe afin d’obtenir son silence sur cet incident qui porte sa responsabilité.

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Une tache d’eau gouttant au plafond (le plan a des airs de tableau abstrait) accompagnée d’une musique répétitive et obsédante : La Chute d’un Corps s’ouvre sur un phénomène inexpliqué. Le film se laisse immédiatement pénétrer de mystère avant de dévoiler furtivement un homme et une femme. Les scènes de couple banales s’enchaînent alors rapidement au moyen d’un montage frénétique, elles permettent de contextualiser le récit (le mari va partir un certain temps, son épouse sera seule pour la première fois depuis qu’elle vit à Paris), tandis que la bande continue de dissoner et parasiter les images. Les cadres serrés empêchent d’appréhender pleinement l’architecture de l’appartement, à l’inverse des plans extérieurs quant à eux nettement plus larges. Michel Polac instaure un climat où se mêlent quotidienneté (répétitions de mêmes motifs esthétiques) et étrangeté (largement distillée par les compositions de Terry Riley), auquel il ajoute une dimension claustrophobique, emprisonnant son protagoniste à l’écran. En atteste, une séquence de sortie au cinéma, filmée dans un noir quasi complet avec une très faible luminosité. Celle-ci accentue ces sensations et tend à pousser le long-métrage vers la chronique anxiogène aux aspirations morbides. Lorsque deux corps nus, celui de Marthe (l’actrice conserve son prénom dans la fiction) et son amant passager (joué par le dessinateur Jean-Michel Frolon), découvrent une jeune fille inanimée sur le balcon (la chute du titre), l’intrigue dévie partiellement de sa trajectoire initiale. Priée de ne pas appeler la police par l’insaisissable voisin du dessus, l’héroïne commence à épier ce dernier, persuadée que quelque chose de louche se déroule dans son domicile. En dépit d’une situation proche, la suite n’a que très peu à voir avec Fenêtre sur cour, entre cauchemars dérangeants (le réalisateur délivre de solides visions hallucinatoires) et attrait inexplicable pour la figure charismatique du mage, un être séduisant et inquiétant. Elle mène l’enquête et s’immerge au cœur de sa secte, perdant progressivement ses repères et ses convictions, en se risquant à un double jeu périlleux.

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Michel Polac multiplie les bizarreries, les choix marqués (dialogues souvent improvisés, séquences prises sur le vif, duo d’acteurs expatriés parlant français avec un accent prononcé) et parsème son film d’expérimentations aussi stimulantes que déstabilisantes (désynchronisation de l’image et du son, diaporama photo en Noir & Blanc). Il désoriente le spectateur au même titre que son personnage principal, refuse de s’inscrire pleinement dans un seul registre, allant ainsi de la satire amusée au drame psychologique tout en flirtant occasionnellement avec le polar et le fantastique. S’il se range du côté des propositions radicales ou marginales, il n’appartient véritablement à aucun courant du cinéma français des années 70. Dans les suppléments, Gaspar Noé cite Le Plein de super d’Alain Cavalier, Répulsion de Roman Polanski, Buffet Froid de Bertrand Blier ou encore L’Ange exterminateur de Luis Buñuel (le cinéaste fait d’ailleurs ici une courte apparition) sans pour autant se risquer à une filiation franche. Résolument inclassable, La Chute d’un corps étonne également par son discours. Ancré dans le réalisme de la France de Georges Pompidou, il peint cliniquement une société changeante et en pleine croissance, un consumérisme florissant incarné par le conjoint de Marthe, vecteur de routine mortifère. Les premières séquences prennent une tournure nouvelle à mesure que progresse le récit. Expédiées comme sorties d’une centrifugeuse à images, elles semblent rejetées par l’inconscient de l’héroïne, alors incapable de cerner le mal-être que lui inspire son quotidien. Loin d’en faire un idéal, ce mode de vie apparaît comme un enfer social faussement libertaire. Il oppose alors le phénomène naissant des sectes à cet embrigadement des masses (retranscrit à travers un plan de l’épouse esseulée au milieu d’une foule où se succèdent les voix-off de Fernando Rey et Marthe Keller) nettement plus sournois, moins franc à ses yeux. Le besoin d’ouverture, d’émancipation au sein d’une normalité sinistre, s’exprime à travers un inconnu aléatoirement rassurant mais affranchi de tout ce qu’elle connaît. La longue disparition du mari se traduit par une évolution formelle, un virage vers l’épure qui témoigne d’un trouble nouveau où les situations ne justifient plus d’être illustrées par un quelconque procédé visuel ou sonore. Le réalisateur semble éprouver davantage de sympathie à l’égard du mage, dont il effectue un portrait dérangeant par sa bienveillance apparente. Il refuse de donner une réponse franche sur ses motivations autant qu’il s’abstient d’éclaircir les zones d’ombre qui l’entourent. Ces interrogations inhabituelles et hors des conventions bienséantes tirent le film vers l’œuvre anarchiste. Ce positionnement ambivalent s’accorde finalement parfaitement avec la nature hybride caractéristique du long-métrage. Un plan final, surprenant et virtuose, vient élargir une dernière fois son horizon, laisser l’histoire se conclure sur d’ultimes questions. Roublardise savamment pensée et superflue ? Ou motif impérieux de revisionnage afin d’explorer les recoins, de percer sa dimension cryptique et opaque ? Et si par ce geste osé, Polac ne reprenait pas à son compte la métaphore du miroir (un objet omniprésent) pour l’adresser à son spectateur, lui transférer in fine le statut d’enquêteur longtemps confié à sa protagoniste ?

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Une curiosité désarçonnante, qu’il est aujourd’hui possible de découvrir dans d’excellentes conditions. Outre la traditionnelle préface de Jean-Baptiste Thoret, l’édition s’accompagne de deux suppléments, d’une part, un document d’archives, l’émission Pour le cinéma du 4 Mai 1973 avec notamment des bribes d’interviews de Marthe Keller et Michel Polac. D’autre part, Le film revu par Gaspar Noé, bonus captivant avec un cinéaste passionné, heureux de pouvoir parler d’une découverte qu’il a irrésistiblement eu envie de pouvoir partager. Il évoque son influence sur Vortex, dans son désir de coller la caméra contre les personnages à l’intérieur de décors banals et dit également avoir eu en tête sa colorimétrie. Il pointe également d’étranges échos avec certains de ses films antérieurs (le dernier plan d’Irréversible), alors même qu’il n’avait pas encore vu La Chute d’un Corps

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A propos de Vincent Nicolet

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