L’évaporation de l’homme

Même s’il est difficile de nier la cohérence de l’œuvre d’Antonioni depuis L’Avventura, balise indispensable sur le chemin de la modernité, on peut constater un certain infléchissement de son œuvre à partir de la fin des années 60. C’est en effet à cette époque que le cinéaste quitte l’Italie et voyage à travers le monde (y compris pour un documentaire sur La Chine) pour aller prendre le pouls d’une certaine jeunesse et des révolutions des mœurs en train de s’opérer : le « Swinging London » de Blow up, les hippies de Zabriskie Point et notre reporter globe-trotter dans Profession : reporter.

Tout se passe comme si Antonioni, après avoir disséqué au scalpel une certaine crise existentielle italienne (une crise plus généralement liée à l’arrivée de la modernité et de la société de consommation) à travers une certaine déréliction (le fameux finale de l’Eclipse à la Bourse), avait eu besoin de prendre l’air (loin des friches industrielles du Désert rouge) et d’aller chercher un certain espoir vers des horizons lointains.

Sauf que dans Profession : reporter, un vieil homme regardant jouer des enfants confie à Nicholson qu’il les trouve trop « liés » aux générations précédentes et qu’au fond, ils ne feront que reproduire ce qu’ils ont déjà connu. Même en terre étrangère, Antonioni reste un cinéaste pessimiste et désillusionné. L’espoir de voir quelque chose derrière les choses se révèle être un leurre dans Blow Up tandis que l’utopie de Zabriskie Point se termine en une immense explosion. Dans Profession : reporter, il y a cette fable que raconte un homme. Il s’agit d’un aveugle qui, grâce à une savante opération, est parvenu à recouvrer la vue. Tout content, au départ, de pouvoir revoir des visages, des paysages, des couleurs, il est chaque jour qui passe déçu un peu plus par la laideur du monde qui l’environne et finit par se suicider.

Quand on connait le postulat du film (un reporter change son identité avec celle d’un mort qui lui ressemble un peu dans l’espoir de débuter une nouvelle vie), cette petite fable fait office de métaphore : les espoirs d’un « nouveau début » (nouvelle identité ici) sont vite déçus et ne peuvent amener que des regrets et des déceptions.

Antonioni a toujours été un cinéaste fasciné par le désert, comme si tout s’arrêtait à cet endroit-là : le récit dans sa forme classique et, d’une manière plus générale, le sens global du monde. Tous ses personnages sont happés par ce vide que traduisent ici parfaitement les grandes étendues désertiques qu’il filme merveilleusement bien au début du film. David Locke, pour une raison qui restera obscure, même si parfois éclairée un peu par quelques flash-back, décide de devenir Robertson et de suivre l’agenda laissé à l’hôtel par le macchabée.

© Carlotta Films

Il s’avère que cet homme était un trafiquant d’armes aidant des rebelles d’un pays d’Afrique à faire tomber un pouvoir dictatorial et corrompu.

Cet élément donne à Profession : reporter une petite tonalité proche du thriller avec une certaine angoisse qui étreint le spectateur lorsque Locke est confronté à des commanditaires qu’il ne connaît forcément pas. Mais Antonioni ne privilégie pas ce versant du récit et si « thriller » il y a, il est essentiellement existentiel. Le film est une véritable réflexion sur l’identité, notamment celle de « l’homme moderne » qui cherche absolument à changer de peau mais qui finit par retrouver les mêmes réflexes et les mêmes conditionnements. Le voyage, qui pourrait être une manière (dans la lignée des utopies de la fin des années 60) de se retrouver et d’inventer de nouveaux rapports humains devient ici une sorte de fuite en avant amenant littéralement une véritable évaporation de l’homme. A ce titre, le dernier plan-séquence du film est aussi célèbre que révélateur. Depuis la chambre d’hôtel de Nicholson, la caméra cadre l’extérieur (le monde vu derrière une grille) et avance imperceptiblement le temps d’un travelling extrêmement discret évoquant cette fois davantage Michael Snow que les codes classiques du thriller. Les barreaux semblent s’écarter et la caméra semble flotter à l’extérieur, comme si l’âme du personnage avait quitté son corps. Et elle finit par pivoter et nous montrer la chambre d’hôtel (depuis l’extérieur) où git le corps du reporter. C’est un véritable vertige métaphysique qui nous saisit en assistant à cette scène époustouflante, comme si la mort était le seul moment où l’homme pourra enfin échapper vraiment au carcan de son identité et au vide de l’existence.

La beauté de Profession reporter, c’est de nous proposer un voyage « immobile ». Le personnage aura beau traverser de nombreux paysages, de l’Afrique à Barcelone en passant par Londres, son périple est ailleurs, en quête improbable d’une identité perdue au cœur d’un monde en pleine déréliction…

Profession : reporter (1975) de Michelangelo Antonioni avec Jack Nicholson, Maria Schneider (Editions Carlotta Films) Sortie en coffret ultra collector depuis le 20 juin 2018

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A propos de Vincent ROUSSEL

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