Mikio Naruse-  » La mère »

 » Les choses qui restent enfermées dans notre coeur n’existent pas en ce monde. Mais c’est dans notre coeur , ce monde à part, qu’elles se construisent pour y vivre« .

Haruki Murakami.

Un train fend un paysage urbain . Des hommes et des femmes à pied ou à bicyclette arpentent une rue commerçante d’un quartier modeste . Une autre rue, puis une femme qui balaie à l’intérieur d’une maison. Voilà autant de plans qui font entrer dans la matière du monde de cette femme . Elle,  c’est la mère du film de Mikio Naruse. C’est alors une voix qui en fait le portrait et nous rapproche d’elle. Cette mère est Masako Takahara, sa mère, «  de petite taille comparée aux autres mères », mais aussi de sa petite sœur , de son frère et d’un cousin. Le cinéaste inclut alors dans le champ celle qui parle : c’est une jeune fille, Toshiko, l’aînée de la famille.

©Les Acacias

Si Naruse entretient avec Ozu une proximité évidente au travers de ce genre des shomin-geki attachés aux chroniques de la vie quotidienne, La mère diffère en revanche dans sa façon de distinguer le plan des personnages et celui du décor. En effet, il met en scène cette mère dans son quotidien ( son activité à la blanchisserie, la couture, les repas, le soin apporté à ses enfants), dans toute sa simplicité et sa répétition. Mais ce décor permet avant tout un va-et-vient entre les liens familiaux, et celui invisible entre la mère et sa fille aînée, et les tourments de ce quotidien où l’argent manque, traversé par les douleurs retenus et les deuils. Ce décor reste donc un cadre différent par nature de celui, intérieur, de cette mère.

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La réalité intérieure du personnage de la mère est celle du dévouement absolu et du renoncement. Et d’ailleurs presque jamais elle ne sort à l’extérieur de la maison, jamais elle ne fait corps avec ces rues où la vie déborde, entre étals et petites échoppes, parades de quartier ou concours de chant. Incarnée par Kinuyo Tanaka, immense actrice souvent associée, à juste titre, à Kenji Mizoguchi, dont elle fut l’indéniable muse avec seize films, cette mère ne laisse transparaître que son consentement à la nécessité : celle de rester éveillée au pied du sommeil de ses enfants et de veiller sur eux, celle d’accepter la maladie de son mari et de travailler jusque tard dans la nuit. Aussi elle a le regard perdu dans une douleur qui doit rester secrète, même en aparté comme en témoigne ce plan magnifique où en pleine nuit, alors que toute sa famille est endormie, elle sort dehors pour étouffer ses pleurs et s’effondrer de douleur. Le cinéaste donne à voir le moindre cillement, la vibration la plus ténue, toute contraction qui révèlent sa fragilité. La douleur se lie sur le visage du personnage qui pourtant toujours s’éclaire. La mère de Toshiko est peut-être «  de petite taille comparée aux autres mères », mais elle est la plus grande de toute par sa retenue.

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Bien que soumise à sa vertu souffrante, elle est un havre de paix : là où être consolé, tendrement aimé. La séquence où elle et son mari se remémorent leurs souvenirs est à cet égard aussi d’une infinie délicatesse. Cette retenue est aussi un geste de la mise en scène même. Les ellipses contiennent la douleur . La parole retient les souvenirs joyeux et relègue hors champ ceux d’une guerre passée pourtant toujours présente . Le film refuse l’éclat au profit de plans qui s’enchaînent selon un rythme ouvrant à des scènes qui nuancent et renouvellent les motifs. Et il vibre intérieurement de cette musique des plans, où chacun vit par celui qui le précède et par celui qui le suit. Les « instruments » de cette musique étant avant tout le mouvement des corps, les regards, les silences. Barthes disait que «  le japonais énonce des impressions, non des constats »1 , et le cinéma de Mikio Naruse en est peut-être le langage cinématographique. Le corps « existe , se déploie , agit, se donne, sans hystérie, sans narcissisme »2, il est celui qui déploie son propre récit, son propre texte : celui d’une mère qui se tient debout même si elle vacille , où s’évertue une retenue, une réserve à la fois morale et  une réserve d’amour.

1Roland Barthes, L’empire des signes, Editions du seuil, 2005.

2Ibid

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A propos de Maryline Alligier

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