À l’origine, Morris Engel (1918-2005) est photographe (1). Il a notamment été reporter de guerre, au sein de la Navy, entre 1941 et 1946. Il a intégré en 1936 la Photo League, une association progressiste, attentive aux questions sociales et politiques, et en est devenu un membre actif. C’est la forte influence exercée sur lui par Paul Strand, photographe et cinéaste faisant partie de la Ligue, qui l’a décidé à s’orienter vers le septième art (2).
Avec un ami rencontré dans la Navy, Charles Woodruff, Engel construit une caméra 35 mm portable, munie de deux objectifs. Cet appareil, quasi révolutionnaire, permet une grande mobilité et une présence discrète dans les rues, dans les espaces publics. Il n’y a pas de prise de son en direct, le film est post-synchronisé.
Avec l’écrivain Raymond Absrashkin – alias Ray Ashley – qui s’occupe entre autres du scénario, et la photographe Ruth Orkin (1921-1985), qui devient sa femme en 1952 et s’attellera entre autres au montage (3), il se lance dans l’aventure The Little Fugitive. Le mode de production est indépendant, la somme d’argent dépensée pour la réalisation du film étant très modeste – elle fut en partie récoltée grâce à une souscription lancée auprès d’amis.
Le Petit fugitif c’est Joey, un enfant de Brooklyn d’environ 7 ans, passionné par l’univers du western, qui s’enfuit parce qu’il croit avoir tué son frère aîné Lennie d’un coup de fusil, et qui erre dans Coney Island – dans son parc d’attraction, sur sa plage.
La caméra suit l’enfant à la trace, semble prendre des vues sur le vif et en prend effectivement, a une dimension de chronique documentaire. Aucun effet spectaculaire, une intrigue réduite au minimum. Les acteurs sont majoritairement des non-professionnels.
Les auteurs présentent leur œuvre à des Majors qui n’en veulent pas. Puis à Joseph Burstyn, qui avait distribué aux U.S.A. plusieurs films de Roberto Rossellini – notamment Rome ville ouverte (1945), qui fut un énorme succès – et de Vittorio De Sica. Après quelques hésitations, Burstyn se décide à s’occuper du Petit Fugitif. Il faut dire que le film remporte un Lion d’Argent à la Mostra de Venise – cette année-là, il n’y eut pas de Lion d’Or et plusieurs films se partagèrent le second Prix… parmi eux, outre Le Petit fugitif, Les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi et Les Vitelloni de Federico Fellini.
François Truffaut a reconnu haut et fort, dans une interview accordée au magazine New Yorker, l’influence du Petit Fugitif sur La Nouvelle Vague. Il est vrai que lorsque l’on voit Joey au bord de la mer, on pense à Antoine Doinel et aux 400 coups (1959) ; et quand on le voit participer à certaines attractions foraines vient à l’esprit la séquence du rotoscope chez Truffaut.
Un photogramme du film fut publié en couverture de la 31e livraison des Cahiers du Cinéma. Ce célèbre numéro de janvier 1954 qui permit à Truffaut d’attaquer le cinéma de papa dans son article intitulé « Une certaine tendance du cinéma français ». André Bazin y écrivit sur le film d’Engel.
Le critique met en question une remarque qu’aurait faite celui-ci à Venise sur la mise en scène qui « exigea un très long travail de direction d’acteurs » et sur l’ « apparence trompeuse » de l’ « improvisation du gamin ». Il souligne l’importance probable des « initiatives » prises par le « gosse » au moment du tournage. Engel déclarera plus tard dans un commentaire en voix-off réalisé pour une édition américaine en DVD n’avoir donné que des suggestions minimales à son acteur, lui laissant la possibilité de s’exprimer spontanément. Bazin avait donc vu juste, même s’il lie un peut trop étroitement, à notre avis, la question générale du jeu d’acteur à celle du scénario – plus ou moins élaboré à l’avance (4).
Alain Bergala a présenté Le Petit Fugitif comme un film annonçant le cinéma moderne, au même titre que Monika d’Ingmar Bergman (1953), comme le « chaînon manquant » – un film méconnu – entre le Néo-Réalisme et la Nouvelle Vague (5). Il a établi des liens entre le film d’Engel et Les 400 coups, bien sûr, mais aussi Shadows de John Cassavetes (1959) – lui aussi monté grâce à une souscription -, et À bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960).
Godard, dont il faut dire qu’il tenta d’acquérir la caméra d’Engel, comme en témoigne une lettre que le Français écrivit à l’Américain pour lui proposer que le chef opérateur Raoul Coutard se rende à New York afin d’examiner de près l’appareil de prises de vues, et pour évoquer l’acquisition qu’il pourrait en faire, lui, Godard. En fait, la lettre est postérieure à la réalisation par Engel, en 1960, de son troisième long métrage Wedding and Babies. À cette époque, le dispositif-caméra a été significativement perfectionné : le son peut être enregistré de façon directe et synchrone (6).
Il est amusant et émouvant de voir Joey à la fois perdu dans Coney Island, petite silhouette esseulée au cœur de la foule, et découvrant avec émerveillement ce grand terrain de jeu au point d’en oublier ses mésaventures ; montrant et développant sa jugeote, son opiniâtreté afin de profiter des attractions payantes. Il y a quelque chose d’un Bildungsfilm dans Le Petit fugitif.
Pour Joe, mais aussi pour Lennie. À son propos, on parlera aussi ou plutôt d’une leçon. L’adolescent ressentait son cadet comme un poids, lui jouait des tours pouvant se révéler dangereux. Il finit par – pouvoir – exprimer son amour fraternel. Un lien qui existait au moins symboliquement à travers l’objet-harmonica – partagé par les deux enfants -, mais qui avait probablement besoin d’être mis à l’épreuve…
—
Notes :
1) Cf. le site https://www.engelphoto.com
2) Cf. le texte consacré à Paul Strand par Morris Engel, en 1939 : https://www.engelphoto.com/epa/wp-content/uploads/2012/07/PaulStrandArticlePDF.pdf
Morris Engel a eu l’occasion de travailler sur Native Land (Paul Strand, 1942).
3) Cf. le site https://www.orkinphoto.com
4) Cf. la partie du texte se trouvant p.51.
5) Cf. Le dossier pédagogique de février 2011 :
https://www.cnc.fr/documents/36995/153715/Petit+Fugitif+%28Le+%29.+Cahier+de+notes+sur….pdf/34b75f33-2883-b8cd-7e8d-172ac3244061Et également le bonus – dans le DVD – intitulé Introduction : le chaînon manquant.
6) Cf. https://www.filmcomment.com/blog/godard-asks-morris-engel-for-his-camera/ (lettre non datée).
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).