Nagisa Oshima – "L’Empire des sens" / "L’Empire de la passion" (Blu-Ray)

La sortie de L’Empire des sens et de L’Empire de la passion en blu-ray chez Arte constitue une belle occasion de redécouvrir dans des conditions optimales ces œuvres majeures du cinéma japonais, et d’en mesurer plus que jamais l’immortelle splendeur.
Est-il encore nécessaire de présenter ce classique du cinéma érotique – et classique tout court- qu’est L’Empire des sens ? Au-delà du parfum de souffre qu’il continue d’exhaler près de 35 ans après, le film d’Oshima demeure en effet l’une des plus belles mises en images d’Eros et Thanatos ; l’acte amoureux y puise son acmé et son accomplissement ultime dans la mort, ne cessant de tourner autour, de jouer avec elle, de la braver avant de l’embrasser. Le crime passionnel d’Abe Sada, que l’on retrouva errante, hagarde dans les rues de Tokyo, portant avec elle le sexe de son amant qu’elle avait étranglé, défraya la chronique au Japon et perturba l’opinion publique et l’inconscient populaire au point d’inspirer plusieurs films. Un an avant L’empire des sens, ce fut Noboru Tanaka qui avec La véritable histoire d’Abe Sada livrera un très beau pinku intégralement centré sur le personnage de l’héroïne. Teruo Ishii, dès 1969 en avait non seulement fait la protagoniste d’un des sketches de Déviances et passions, mais avait également inclus une apparition d’Abe Sada elle-même, femme vieillie 30 ans après, qui témoignait en quelques phrases de son aventure, dans un moment de rupture documentaire terriblement troublant, dans lequel le mythe semblait brusquement frappé de sa réalité.
Les motivations d’Oshima vont quant à elles bien au delà de l’étude d’un fait divers et des mécanismes qui peuvent conduire à un tel acte. L’Empire des sens est un peu au cinéma ce que L’Origine du monde est à la peinture : une œuvre d’art qui marque une transition dans la représentation graphique du corps et dans l’érotisme, au point qu’on puisse affirmer qu’il y a un avant et un après L’Empire des sens. A cet effet, le film d’Oshima continue d’obséder bon nombre de cinéastes qui s’en inspirent pour tenter de s’en faire les dignes héritiers. Traduire avec le plus de fidélité le langage des corps, le dialogue de la sexualité, et restituer la réalité du coït et le mystère de cet instant fragile, révèlent la hantise de parvenir à rendre à l’image en quelque sorte l’imperceptible instant de l’élévation de l’orgasme. S’immerger dans l’intime, donc dans le tabou, relance régulièrement le débat sur l’introduction de scènes de vraies pénétrations au sein d’un cinéma dit « normal », de Lars Von Trier (Les idiots, Antichrist) à Winterbottom (9 Songs). Cette attirance saute aux yeux dans le cinéma de Catherine Breillat autour duquel ne cesse de roder l’ombre d’Oshima. Commençant avec Parfait Amour, c’est plus encore dans Romance ou Anatomie de l’enfer qu’elle cherche à retranscrire ce que peut-être une passion sexuelle dans toute sa violence, et de mettre en scène l’acte « en direct », sans jamais cependant parvenir à reproduire l’osmose du cinéaste japonais qui lui ne sombre jamais dans le mortifère. L’Empire des sens est-il pour autant un film pornographique ? Tout dépend de ce que l’on entend par « pornographie ». S’il s’agit juste de gros plans et de scènes non simulées, L’Empire des sens répond incontestablement à ces critères. En revanche s’il s’agit de lui ajouter une connotation péjorative de vulgarité et d’indécence, le film d’Oshima ne tombe à aucun moment dans ce piège, parvenant à la fois à être explicite, transgressif et sublime. La pornographie éjectant la notion de « beau » est une notion d’ailleurs essentiellement liée au cinéma (engendrée vraisemblablement par l’industrie du porno) puisqu’en matière de peinture ou de littérature, la distinction avec l’érotisme se fait beaucoup plus flou au point parfois de confondre les deux. Des fresques de Pompéi à Hokusai, de Sade à Violette Leduc, la frontière devient parfois purement subjective ou artificiellement défini. Récemment, Alan Moore a d’ailleurs défini son magnifique Filles perdues comme pornographique, l’obscénité et la beauté pouvant donc parfois se tenir la main. Il existe quelques exemples de cinéastes à être parvenus à employer la pornographie comme outil d’expérimentation, comme Jess Franco et son paysage abstrait du corps et du sexe féminin. Mais L’Empire des sens interroge le spectateur sur le concept de pornographie en tant qu’Art, maintenant jusqu’au bout la jonction du beau et du cru, provoquant la sensation de capter l’essence de l’instant charnel. Cette alchimie, cette formule magique, seul Oshima semble en avoir le secret.
La relation sexuelle entre Kichi et Sada n’a rien de ludique et son intensité revêt une dimension métaphysique liée au dépassement de soi, à la transcendance de l’humain vers l’essence, l’escalade sexuelle permettant en quelque sorte de s’échapper de l’enveloppe charnelle. La puissance inégalée du film d’Oshima tient justement dans cette rencontre entre la représentation la plus transgressive et l’intellectualisation profonde. Plus que du cinéma L’Empire des sens tient encore aujourd’hui de l’expérience. Les amants font l’amour de lieu clôt en lieu clôt et le spectateur les suit, de chambre en chambre, sans pourtant jamais n’avoir la sensation d’être un voyeur, juste de partager leur intimité, leur chaleur, la fièvre de leurs désirs, jusque dans leurs ultimes choix. L’Empire des sens peut également se lire comme une œuvre féministe dans laquelle l’homme se soumet intégralement au désir de la femme et se sacrifie pour l’accomplissement de son plaisir. Derrière cette passion se dresse en effet la symbolique d’un acte subversif, allant à l’encontre des conventions sociales et de l’ordre politique. Il n’est pas fortuit qu’Oshima pendant une courte scène montre Kichi marchant dans la rue, à contre sens des troupes impériales dans un Japon en marche vers la guerre. Aussi assiste t’on à l’évolution de la jeune servante Sada, effacée et soumise – tout à fait symptomatique de la place subalterne accordée à la femme au Japon – vers une émancipation passant intégralement par le sexe et la conquête de son propre corps, l’affirmation de ses désirs de femme, jusqu’à conduire l’homme à mourir pour elle. Il serait en effet extrêmement réducteur de parler de soumission et de relation sadomasochiste dans L’Empire des sens tant il s’agit d’une part d’une victoire individuelle sur une loi collective et d’autre part d’un magnifique acte d’amour lorsque l’homme finit par accepter la souffrance et la mort pour elle. On réalité on tient même ici la quintessence du don de soi et de l’acte d’amour.
Deux ans après L’Empire des sens, Oshima livre avec L’Empire de la passion une antithèse de son film précédant, usant de la suggestion là où son prédécesseur était explicite, plongeant dans le fantastique là où L’Empire des sens visait l’étude d’une réalité. Les titres français intègrent une évidente dimension antiphrastique puisqu’on cherchera en vain la présence de la « passion » dans le film d’Oshima (si ce n’est dans son sens doloriste) lorsque les « sens » quant à eux laissaient place à une certaine luminosité amoureuse. Le classique schéma des amants adultères conduits au meurtre du mari trompé avant d’être hantés par ce dernier, lui permet non seulement de mettre en scène un conte morbide, matérialisant par la présence du fantôme le démon de la culpabilité, mais de lui ajouter une forte connotation sociale et la vision d’un japon rural à la féodalité étouffante, qui la métamorphose en tragédie de la frustration et de la pauvreté. L’Empire de la passion fait preuve d’une cruauté impitoyable envers ses personnages, âmes damnées qui avant même d’avoir agi semble condamnées d’avance. Sorte de bête sauvage guidée par ses pulsions, Toyoji conquiert l’héroïne en la violant pratiquement devant son petit garçon. Contrairement à Sada, Seki reste une éternelle soumise à la fois conditionnée par sa place de femme et la misère de sa condition sociale qui scelle définitivement son destin. Elle poursuit presque hypnotisée cette relation, dans l’espoir d’un quelconque changement mais, répondant à l’appel de la chair, devient quasiment l’esclave du désir de l’autre. Si Oshima choisit d’être plus elliptique au niveau de la représentation charnelle, L’Empire de la passion reste une œuvre d’une tension sexuelle rare, dont chaque plan respire la violence et la tristesse des sentiments. Le cinéaste adopte ici un style âpre, porté par une forme de lyrisme cruel, dans un climat rural aride et primitif qui rappelle parfois Imamura, en particulier celui de La Ballade de Narayama. Bien loin du huis clos de L’Empire des sens, Oshima lui préfère une plongée dans le Mal, une descente aux enfers de ses amants dans une atmosphère résolument fantastique, faite de paysages brumeux, d’apparitions spectrales, de pousse-pousse fantôme s’avançant vers le petit matin.
Car avant tout, L’Empire de la passion est une histoire de fantôme, d’une beauté plastique à couper le souffle. Est ce un hasard si le visuel rappelle parfois celui de Kwaidan et de ses demeures flottantes dans le brouillard ? Toujours est-il que pour sa somptueuse photo L’Empire de la passion emprunte Yoshio Miyajima l’un des chefs opérateurs attitrés de Kobayashi. La partition envoûtante de Toru Takemitsu en ajoute à cette atmosphère voguant entre la poésie et le cauchemar. La splendide affiche érotique de Roland Topor représentant un sexe féminin rougeoyant confondu à l’éruption du Fujiyama constitue d’abord un fabuleux trompe l’œil (une affiche plus osée que celle de L’Empire des sens pour un film qui l’est moins !) mais n’en demeure pas moins fidèle à son univers symbolique, dans lequel l’homme fusionne, bouillonne avec les éléments, aspiré par son instinct; l’éruption mêlée au rougeoiement du pubis présageant déjà du feu qui finira par dévorer les amants. Aussi, dans son symbolisme sexuel et son traitement du charnel, très près de la peau, de la sueur, du suintement des chairs et cette vision des corps animaux qui s’étreignent douloureusement, il rappelle également le Onibaba de Kaneto Shindo, dont il reprend d’ailleurs l’image du trou  de la terre – figure matricielle, élémentaire et nourricière – celui dans lequel a été enterré le mari, là où chez Shindo il se muait en fosse commune des soldats égarés avant de devenir le tombeau de l’assassin lui-même.
S’il reste un point commun entre les deux empires, il réside probablement dans le sort des amants et l’inéluctable torture qui finit par les étreindre : un certain goût pour donner à l’amour la saveur de la mort.
Le gain de qualité du Blu-Ray est incontestable. L’image sur les deux films est d’une pureté étonnante qui permet de mesurer pleinement la beauté formelle de ces deux œuvres et la splendeur respective de leurs esthétiques. En ce qui concerne les bonus, ils sont quasiment similaires à ceux de l’édition collector DVD précédemment éditée par Arte. Le luxueux livret papier de 44 pages est toujours présent. L’Empire de la passion est accompagné d’un documentaire d’une quinzaine de minutes sur le cinéma érotique japonais qui résume de manière laconique des années de production pinku, ainsi que des interviews de Yusuke Narita, Yoichi Sai et Koji Wakamatsu revenant sur le tournage du film. Pour ce qui est de l’Empire des sens, les 38 minutes reviennent sur la genèse, les difficultés pour monter le projet, puis la réception du film. Difficulté de trouver les acteurs capables d’assumer un tel challenge, tournage quasi clandestin, scandale qui suivit…Les 6 minutes de scènes inédites peuvent être réintégrées et visionnées directement au cours du film. Mais à cela s’ajoute un entretien inédit avec Tatsuya Fuji, remarquable témoignage de la manière dont il perçut lui-même le film et son personnage, rappelant l’aventure du tournage et combien ce fut une expérience marquante dans sa vie. Il est frappant de constater à quel point l’équipe fut soudée sur le tournage et combien au-delà de l’évident défi que constitua le tournages des scènes les plus osées du film, tout était intégré dans une démarche extrêmement intellectualisée, ce qui explique sans doute pourquoi  conserve encore aujourd’hui toute son aura et sa puissance.
L’Empire des sens (Japon, 1976) de Nagisa Oshima, avec Eiko Matsuda, Tatsuya Fuji, Aoi Nakajima, et Yasuko Matsui
 

L’Empire de la passion (Japon, 1976) de Nagisa Oshima avec Kazuko Yoshiyuki, Tatsuya Fuji, Takahiro Tamura, et Takuzo Kawatani

Blu-ray édité par Arte Editions

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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