Une fois n’est pas coutume, on est tenté de commencer cette chronique du Blu-ray de Still the Water par ses suppléments. En effet, Blaq Out propose dans son édition deux courts métrages très différents, mais qui permettent sans doute une meilleure appréhension du travail de la cinéaste sur son long-métrage, rentré bredouille de Cannes l’an dernier.
Katatsumori (1994) propose une sorte de journal intime filmé en super 8, essentiellement consacré à une série d’impressions ayant pour sujet la grande mêre (et mère de substitution) de Naomi Kawase. Âgée alors de 80 ans, elle est décédée peu avant le tournage de Still the Water. Les conversations mère-fille, tout comme le rapport à la caméra, sont aussi singuliers à l’écran que cette relation. Prenant fréquemment le cadre des activités quotidiennes de jardinage, ou les retours de supermarché, la vieille femme parle de sa longévité, des frères et sœurs qu’elle a enterrés, tout en manifestant très directement amour et affection pour celle qui s’agrippe à la caméra, bien que cette dernière ne se trouve pas nécessairement aussi à l’aise pour lui répliquer à l’oral. C’est un élément intéressant pour le visionnage de Still the Water, car il laisse à supposer que la dimension autobiographique du film, souvent exposée, ne doit pas nécessairement s’en tenir au seul personnage féminin principal. L’héroïne très directe de Still the Water, affirmée dans ses choix, et dans une famille très structurée malgré sa mère chamane souvent absente, n’est pas forcément un succédané de la jeune Kawase qui peut tout aussi bien s’être retrouvé en partie dans le jeune Kaito.
Ces images et « souvenirs instantanés » débordent pourtant d’émotions, se tenant autant à distance que dans un rapprochement extrême, parfois un peu émotif. Les quelques moments où la caméra se retournent sur la jeune Kawase, à l’initiative de sa mère, sont particulièrement touchants. Difficile de savoir jusqu’où la cinéaste est influencée par des œuvres comme Walden de Mékas en opérant ainsi, en tout cas son film est d’une simplicité assez désarmante, appelant finalement peu à être expliqué par la revendication d’un geste artistique ou d’un dispositif intellectuel trop conscient.
Katatsumori reste par ailleurs passionnant dans son travail discret de montage, ses raccords entre images et sons : loin d’être juste un Home Movie, l’ouvrage a été manifestement très travaillé. Pour ceux qui s’intéressent à la biographie de Naomi Kawase, la description à l’écran de son parcours étudiant par sa propre (grand) mère se révèle précieux. Le film renvoie aussi à la formation initiale de la cinéaste : la photographie. Plus que dans la frontière entre « documentaire » et « fiction », le cœur du cinéma de Kawase se tient peut-être là.
Amami n’a à priori n’a vraiment rien à voir : commandé par les autorités préfectorales, ce court film de moins de cinq minutes est situé entre le clip et le film institutionnel. Il a l’intérêt de se situer dans le décor où va s’installer Still the Water, et il s’en détache une narration enthousiaste de la cinéaste sur les lieux, une représentation très différente des festivités inaugurales du long-métrage (pas de chèvre à l’agonie le temps de ce film!). Amami possède déjà quelques images de vagues et de lunes, mais son esthétisme plus léché démontre aussi une perspective assez différente et ne fait que renforcer l’une des sensations déjà éprouvée à la première vision de Still the Water : sa capacité à toujours frôler l’ostentatoire, sans jamais y verser vraiment. Ainsi les plans aériens et sous-marins du long-métrage, bien que dégageant un sentiment majestueux, ne poussent jamais le symbolisme ou l’extatique jusqu’au bout.
Un « chaos » bleu et gris.
La force de Still the Water, et peut-être sa faiblesse à séduire parfois, c’est son espèce de « neutralité », ainsi qu’un lyrisme retenu, qui ont pu amener au soupçon d’académisme dans certains avis exprimés lors de sa présentation à Cannes et lors de sa sortie. Il est sans doute vrai que depuis Shara le cinéma de Naomi Kawase n’a plus retrouvé une telle unité et qu’il laisse souvent un petit goût de déception, mais peut-être est-ce aussi parce qu’il ne se cantonne pas seulement à l’invisible, au mystère, ou à un vitalisme mystique qu’on lui a peut-être trop rapidement accolé. La forme de Kawase est sans doute à voir comme plus littérale qu’on pourrait le penser de prime abord, et à aborder via un autre versant que celui de l’imperceptible ou du caché, au-delà de la danse élégante entre naturalisme et magie. Pour cela il nous semble difficile de retenir l’accusation parfois portée contre ce regard qui serait soudain devenu plus conformiste, ou platement illustratif.
Le cœur de Still the Water est peut-être sa propension curieuse à faire se succéder plusieurs visages de la mort, au détour finalement de tous ses plans. Il y a d’abord celle douce en apparence de la mère chamane, dans sa lente agonie en forme de transe presque légère (le tout aboutit clairement à la plus belle séquence du film). Puis d’un autre côté, on retrouvera la mort qu’on dira « mortifère », celle lancinante que peut prendre sournoisement le désir et la morale : c’est ce qu’expérimente tout particulièrement le jeune Kaito, en même temps que son amie Kyoko le provoque directement dans l’affirmation de son attirance (le tout… en parallèle du deuil qu’elle est en train de vivre). Il y a enfin cette idée de ramener frontalement la mort à l’animalité et à la terre, dans son opacité la plus concrète, et celà passe à la fois par ces vagues ocres, puissantes et monotones, que par ces deux scènes polémiques de mise à mort d’une chèvre.
Still the Water est paradoxal : il ne pousse jamais au plus haut la luminosité de ses scènes familiales et amoureuses apaisées, tout comme il ne transforme pas en pesanteur trop extrême les peurs et traumas. Naomi Kawase fait ici se confronter des énergies en permanence très différentes, et si l’aspect insulaire renforce peut-être la présence orale des discours allégoriques, ou les différents aphorismes à l’œuvre, ils ne sont pas forcément plus présents qu’habituellement. Ainsi, le film ne s’inscrit pas la justification spécifique de l’un des discours exprimés, comme il n’y a pas véritablement une famille plus « structurée » que « déstructurée» qui l’emporte in-fine derrière cette histoire d’amour adolescente : chacune des deux parties du jeune couple ce sera confronté très différemment à la figure de la mère.
Dans la même optique d’un regard qui ne se borne pas à la caricature, on admirera comment Naomi Kawase traite son escapade à Tokyo: la ville n’est jamais diabolisée ou montrée comme antithèse de l’île, son chaos apparaît presque ordonné, naturel, et difficilement descriptible… à l’instar de la joie que cet environnement procure au père du jeune héros. Enfin, il n’y a sans doute pas non-plus de finalité outrancière dans la dernière étreinte, qui n’agit pas vraiment à l’écran comme une libération absolue, ni même avec une délicatesse apprêtée : elle s’en tient juste à une grande simplicité.
« Chaos » bleu et gris, Still the Water n’est pas pour autant une œuvre terne. S’il ne surprend jamais vraiment artistiquement, du moins ne provoque pas, il demeure entêtant et obsédant dans ses thèmes, installant un étrange cycle naturel et émotionnel, tout en contrastes. Le film ne délivre peut-être qu’en apparence quelques-unes des plus plus fortes images créées par la réalisatrice, en restant comme en retenue dans son potentiel de poésie mystique. La petite bulle d’air issue des profondeurs, figurée dans le dernier plan du film, n’a ainsi pas vraiment le temps de déployer sa métaphore… L’important est de remonter à la surface.
Outre le film en HD et les deux courts métrages suscités, le Blu-ray de Still the Water propose une courte interview de 8 minutes avec la réalisatrice, plutôt orientée « featurette » (elle est co-produite par Universciné).
Disponible depuis le 5 mai 2015 chez Blaq out (également en DVD depuis le 5 février)
Réalisation et Scénario : Naomi Kawase / Directeur de la photographie : Yutaka Yamazaki / Musique : Hasiken et David Hadjaj / Avec : Nijirô Murakami, Jun Yoshinaga, Miyuki Matsuda, Makiko Watanabe… 1h59
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