Créateur de l’Irish Writers’ Co-operative en 1974, Neil Jordan débute en tant qu’écrivain, on lui doit par exemple le recueil de nouvelles, Night in Tunisia publié en 1976. Cinq ans plus tard, il travaille comme consultant créatif sur Excalibur de John Boorman. Une rencontre décisive puisque le réalisateur de Délivrance produira ensuite son coup d’essai, Angel en 1982. S’il se révèle au courant de la décennie 80 avec Mona Lisa et surtout son deuxième long-métrage La Compagnie des loups, une relecture adulte et maîtrisée de contes de fées, il connaît la période la plus riche de sa carrière durant les années 90. Auteur prolifique et hétéroclite, il remporte notamment le Lion d’or à Venise en 1996 pour Michael Collins et l’Ours d’argent à la Berlinale en 1998 pour Butcher Boy, il connaît également un gros succès mondial avec son adaptation du roman éponyme d’Anne Rice, Entretien avec un vampire. C’est en 1992 que sa carrière prend une envergure nouvelle, lorsqu’il met en scène The Crying Game, un script qu’il a lui-même écrit, initialement inspiré d’une nouvelle de son compatriote Franck O’Connor, A guest of the nation. Ce scénario à rebondissements (dont l’un célèbre que nous tairons tout de même par précaution) mêlant les genres (thriller politique, mélodrame et romance) est incarné à l’écran par un quatuor de comédiens aux profils divers. Stephen Rea, acteur fétiche de Jordan, régulièrement présent dans son cinéma dès Angel côtoie un Forest Whitaker alors en pleine émergence (Bird, Good Morning, Vietnam), une Miranda Richardson primée aux Golden Globe la même année pour sa prestation chez Mike Newell dans Avril enchanté, sans oublier la révélation Jaye Davidson. Véritable phénomène au box-office américain, suivi par plusieurs nominations aux Oscars (il décroche la statuette du meilleur scénario original) et le BAFTA du meilleur film britannique, les portes d’Hollywood s’ouvrent en grand pour le cinéaste. Jusqu’à présent inédit sur support haute-définition dans l’hexagone, le film bénéficie aujourd’hui d’un nouveau master sur le combo Blu-Ray/DVD proposé par ESC Distribution. Jody (Forest Whitaker), soldat britannique enlevé par l’IRA, est surveillé pendant sa détention par Fergus (Stephen Rea). Malgré leur opposition, une solide amitié va s’installer entre les deux hommes. Jody est tué au cours d’une intervention de l’armée britannique, tandis que Fergus parvient à s’échapper. Caché à Londres, il tente de commencer une autre vie. Mais il n’arrive pas à oublier Jody et la promesse qu’il lui a faite de retrouver sa compagne, Dil (Jaye Davidson).

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Le lent travelling sur lequel s’ouvre The Crying Game pour accompagner le générique, dévoile un décor coloré (auquel s’ajoute le rouge vif des crédits), la caméra passe sous un pont traversant une rivière tout en laissant apparaître au loin une fête foraine et des attractions. L’ambiance première semble joyeuse, Jody et Jude, viennent de se rencontrer, ont l’air heureux, jusqu’à ce que la silhouette d’un homme qui les suit, sème le trouble, distille l’inquiétude. La tranquillité apparente laisse place à une forme de danger, nous rappelant sans le dire explicitement, au climat de guerre civile qui règne alors en Irlande du Nord. Jody est victime d’un piège, la femme est en réalité membre de l’IRA (Irish Republican Army) et ses camarades le capturent afin de s’en servir de monnaie d’échange pour exiger la libération de prisonniers irlandais. Ce prologue, en un court laps de temps mélange déjà les tons et les atmosphères, en plus de discrètement détourner l’attention : le protagoniste ne sera pas le soldat britannique mais son geôlier, Fergus. D’abord introduit comme un personnage inquiétant, on assiste peu à peu à l’évolution de ce dernier, au fil de ses conversations avec son otage, engagé par nécessité financière et non pour servir une cause. Il s’attache au prisonnier à mesure que s’estompent ses préjugés à son encontre, qu’il se découvre finalement plus proche de lui que de ses alliés objectifs, dogmatiques et inflexibles sur leurs principes. De plus, le racisme dont a été victime Jody apparaît tel le possible miroir des persécutions anglaises qu’a du subir Fergus, créant une complicité supplémentaire entre eux. Neil Jordan observe ce rapprochement en s’éloignant partiellement des problématiques politiques sous-jacentes à son postulat, davantage intéressé par le vacillement de son héros que la finalité de la lutte en cours. Un dessein humaniste et émouvant à l’intérieur de l’évocation poignante d’une société divisée et insensible. On suit l’ébranlement des certitudes et du bien-fondé des convictions de Fergie, au sein d’un contexte lui-même nourri d’incertitudes, à l’image de cette attaque de l’armée britannique se produisant au cœur du climax dramatique venant ponctuer le premier acte. Ce tiers inaugural, conçu comme un thriller politique, alterne pures scènes de tensions et envolées émotionnelles aux accents mélodramatiques, annonçant la suite de l’intrigue.

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Un court plan d’un bateau en direction de l’Angleterre fait autant figure de transition en prévision d’une ellipse à la durée indéfinie, que d’amorce quant à la délocalisation du récit. Fergus, rebaptisé Jimmy a entamé une nouvelle vie à Londres, hanté par des cauchemars et visions de Jody, le rappelant à sa promesse passée, retrouver sa bien-aimée, Dil. The Crying Game, adopte alors la forme d’une romance teintée de mystères et brouillée par des secrets inavouables. Neil Jordan opère plusieurs ruptures, par exemple le caractère direct qui caractérisait les échanges entre le geôlier et son otage, laisse place à un rapprochement sur la base de dialogues indirects entre Jimmy et Dil, « modérés » par Col, barman du Metro. Changement de décors également, on passe de la campagne irlandaise aux quartiers populaires londoniens et leurs lieux de vie nocturne. Là encore, le cinéaste cherche moins à étudier une réalité sociale définie que de se nourrir des possibilités de son cadre pour scruter l’intimité de ses individualités. On pense notamment au passage où Dil interprète la chanson écrite et composée par Geoff Stephens, qui donne au film son titre. La séquence baigne dans un éclairage bleu tamisé, faisant ressortir le costume brillant du personnage, cette esthétique très voyante est à mettre en perspective avec le regard impassible du héros, dont on devine si non la naissance de sentiments, un trouble croissant à l’égard de la jeune femme. Ce deuxième acte, tout en semblant évoluer dans un espace-temps nouveau, débarrassé des problématiques du premier, poursuit le même projet thématique : bouleverser les croyances de son héros, qui se révèle progressivement à lui-même et au spectateur. Le dernier tiers de ce scénario particulièrement bien pensé et structuré, s’apparente à une sorte de synthèse des deux précédents. Chaque pan de l’intrigue se succède avec fluidité entre rebondissements parfois spectaculaires et contrepieds imprévisibles. Une harmonie à mettre au crédit de l’écriture, mais pas uniquement. D’une part, l’apport du casting est non négligeable pour donner corps aux personnages et crédibiliser leurs ambivalences. Mention particulière concernant l’excellent Stephen Rea, qui livre une magnifique prestation, en possible alter ego de son réalisateur. D’autre part la mise en scène, si elle ne se refuse pas (non sans efficacité) certains procédés appuyés (les renforts musicaux lors des pics dramatiques, par exemple), sait se faire plus sobre, au moment de révélations clés, feindre de les désamorcer par sa discrétion afin de les mettre au service d’un ensemble cohérent, et nourrir les interrogations qui parcourent le long-métrage.

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Si le contexte de tensions vives entre révolutionnaires irlandais et autorités britanniques, n’est pas le centre thématique du métrage, il sert en revanche de toile de fond aux questions affleurant au fil du visionnage. Comment ce qui devrait éloigner les personnages, devient finalement ce qui les lie, les rapproche ? Neil Jordan condamne en creux les barrières instaurées arbitrairement par des sociétés, séparant les individus par leurs différences, ne les invitant plus à aller au-delà des simples apparences. Ici, la verticalité quasi immuable des convictions (quelles qu’elles soient) s’oppose, s’effondre face au caractère irrationnel et dépourvu de raison des sentiments, qu’ils soient amicaux ou amoureux. « Incroyable comme ces petits détails prennent tant d’importance  » dit malicieusement Jody au détour d’une scène faussement futile, quelques minutes avant de conter à Fergie un récit, dont l’issue le laissera dubitatif. Moins que la portée de cette courte histoire, visant à divertir au sens premier du terme, on retrouve là un désir récurrent dans le cinéma de son auteur, de La Compagnie des loups à Ondine : réinterpréter et relier entre eux grands mythes et anecdotes, Histoire contemporaine et passée. Un projet dénué de jugements, animé par une volonté de mêler d’un geste même l’intime et l’universel, en puisant à l’intérieur de divers sources d’inspirations, vouées en définitive à ne faire qu’un. En ce sens, The Crying Game est l’une de ses réussites les plus éclatantes en la matière, par sa capacité à jongler entre les registres, émotions et sensations, sans jamais perdre son cap ni son intérêt. Le master proposé par ESC, s’avère assez irréprochable, restituant avec éclat le travail photographique de Ian Wilson. Parmi les suppléments disponibles, on recommande l’entretient à la fois synthétique et complet en compagnie de Neil Jordan. Il revient sur la difficulté à faire le film (il évoque notamment une discussion avec son ami Stanley Kubrick), ainsi que le caractère nécessaire qu’avait pour lui cette réalisation. Dans un raccord avec l’actualité, il glisse quelques mots sur le Brexit qu’il ne conçoit pas autrement qu’une tragédie. Une fin alternative est mise à disposition (avec possibilité de la visionner en écoutant le commentaire audio du réalisateur). Il s’agit d’une conclusion imposée au metteur en scène avant que ce dernier ne reçoive son financement, tournée mais délaissée au profit de celle que les spectateurs connaissent. Curiosité proposée dans une qualité médiocre (elle fut retrouvée tardivement sur VHS), qui se révèle autrement plus convenue et simpliste que le final retenu, un happy-end total et malvenu, qu’il est néanmoins amusant de redécouvrir. Un making-of, un documentaire sur le conflit nord-irlandais (Northern Trouble) et une bande-annonce complètent les bonus.

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A propos de Vincent Nicolet

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