La drogue, l’alcool, Nicholas Ray les connaît bien. Longtemps, le cinéaste s’est laissé allé à la prise de substances illicites, surtout vers la fin de sa vie. Il succombe à un cancer du cerveau alors qu’il tourne un documentaire avec Wim Wenders, Nick’s Movie, entrant ainsi dans l’Histoire du cinéma en 1979. Auparavant, il aura signé quelques films mémorables qui réjouissent encore les cinéphiles : Les Amants de la nuit, La Fureur de vivre ou encore Johnny Guitare… Autant d’œuvres qui mettent en scène des individus paumés, en proie au doute existentiel, mais des personnages plus grands que nature. Oui, tel le titre du film, Bigger Than Life, ainsi pourrait se résumer le personnage de père de famille dans la bonne tradition de l’« American Way of Life » incarné par James Mason.
Cependant, ce modèle idyllique est mis en danger par une addiction, celle à la cortisone que va développer Ed Avery, modeste instituteur, époux fidèle et père attentif d’un petit garçon. Des douleurs de plus en plus fréquentes et violentes l’amènent à l’hôpital où lui est diagnostiquée une maladie vasculaire. Si Ed veut rester en vie, il doit prendre à ce nouvel et puissant anti-inflammatoire pour le restant de ses jours. Seulement, une accoutumance au médicament va amener chez lui des troubles schizophréniques.
En 1955, Nicholas Ray repère un article paru dans le New Yorker qui relate l’histoire vraie d’un professeur de Long Island en 1948, peu après l’apparition des premiers traitements à la cortisone. Il y voit le sujet d’un film et en fait part à James Mason. L’acteur britannique s’investit dans le projet, participe à la production du long-métrage et prête sa silhouette guindée pour incarner Ed Avery. Avec Nicholas Ray, il réécrit le scénario en y ajoutant les 20 minutes qui introduisent son personnage et son quotidien. Derrière le miroir évite le discours didactique en assénant que la drogue, c’est mal, ou de s’appesantir sur les dangers de nouveaux médicaments et traitements. Non, pour Nicholas Ray, l’histoire de cette addiction va lui permettre de briser l’image d’une société états-unienne idéale et policée. Dès les premières minutes, le cinéaste égratigne le vernis qui embellit ce mode de vie idéale, Ed Avery cumulant deux emplois pour subvenir aux besoins de sa petite famille. Il décrit ainsi un monde de la compétitivité, du paraître et du mensonge, un monde dans lequel instituteur s’avère déjà un emploi précaire dans les années 50.
Le drame familial se voit transformé en une critique violente d’un système compétitif et patriarcal, où il faut être le meilleur et se surpasser, où l’homme, le chef du foyer, détient le pouvoir absolu. Le bon père de famille se transforme alors en patriarche, en tyran, et a demeure douillette et chaude de rétrécir par la magie du CinemaScope et de la direction de la photographie. L’image devient de plus en plus sombre au fur et à mesure que l’homme perd pieds, les murs semblent se resserrer autour des personnages. Celui de James Mason se dédouble par une ombre portée menaçante, écrasante, et se veut tel un démiurge autoritaire pour son fils. Derrière le miroir, point de pays des merveilles ou de magie, mais une réalité fissurée, sclérosée par une morale étriquée. Cette descente aux enfers se pare de façon ironique des atours de la religion chrétienne, de ses axiomes, Ed Avery ressemblant de plus en plus à un prêcheur dans sa folie paranoïaque. Alors, le film bascule dans un fantastique à l’atmosphère étouffante, dénué d’échappatoire.
Œuvre ambiguë à la facture faussement classique, Derrière le miroir possède l’élégance et la stature de son interprète principal, mais s’annonce aussi malade que son personnage. Si Nicholas Ray évite le côté édifiant propre à un tel sujet, le final détonne. La conclusion paraît artificielle, moralisatrice et niaise. À moins qu’avec cette façon de forcer le trait, avec ce tableau très cliché offert par le dernier plan, le cinéaste fait un ultime et ironique pied de nez aux conventions ?
Le Blu-ray : Superbe copie du film, précise, aux couleurs et contrastes bien équilibrés. Film proposé en véo avec sous-titres français et véhef. En bonus, une intéressante analyse par Mathieu Macheret, critique de cinéma au Monde.
Derrière le miroir
(USA – 1956 – 95min)
Titre original : Bigger Than Life
Réalisation : Nicholas Ray
Scénario : Cyril Hume, Richard Maibaum, James Mason, Gavin Lambert, Clifford Odets, Nicholas Ray, inspiré d’un article de Berton Roueché
Direction de la photographie : Joseph MacDonald
Montage : Louis Loeffler
Musique : David Raksin
Interprètes : James Mason, Barbara Rush, Walter Matthau, Robert F. Simon, Christopher Olsen…
Disponible en DVD et Blu-ray chez ESC Éditions.
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