Le début des années 90 marque un tournant majeur dans la carrière d’Oliver Stone. Après des années à œuvrer dans l’ombre en tant que scénariste (de Conan le Barbare à Huit millions de façons de mourir, en passant par Scarface ou L’Année du dragon), il est enfin adoubé en tant que réalisateur suite aux succès de Wall Street ainsi qu’à ses deux Oscars remportés pour Platoon et Né un quatre juillet. Loin de ses débuts derrière la caméra sur des séries B horrifiques (Seizure, La Main du cauchemar), il est désormais devenu un nom qui compte à Hollywood. L’accueil tiède réservé à The Doors ne le freine pas dans son ambition et il enchaîne sur un long-métrage éminemment sulfureux : le récit de la contre-enquête mené par le procureur Jim Garrison afin de mettre à mal les conclusions de la commission Warren au sujet de l’assassinat de John Fitzgerrald Kennedy. Adaptation des mémoires de Garrison (On the Trail of the Assassins) par le cinéaste lui-même et Zachary Sklar, le projet sent le soufre dès son développement. Le résultat dépasse toutes les espérances et engendre des conséquences imprévues sur les esprits et même sur la législation américaine, avec l’ouverture au public de dossiers classés secret-défense (l’Assassination Records Review Board Act voté en 1992). Un film loin d’être anodin, qui suscita de vives réactions en son temps et qui a enfin droit à un master HD digne de ce nom grâce au magnifique travail de L’Atelier d’Images. L’éditeur propose en effet un double Blu-Ray comprenant le director’s cut ainsi que le documentaire JFK : L’Enquête (JFK Revisited : Through the Looking Glass), que le metteur en scène a présenté à Cannes en 2021, mais également une version Culte Numérotée qui contient en plus la série télévisée en quatre épisodes JFK : Un destin trahi et un livret de 28 pages signé Samuel Blumenfeld.
Le chemin qui a mené Oliver Stone à s’intéresser aux zones d’ombre de la version officielle soutenue par Earl Warren ne fut pas si évident. Durant sa jeunesse, celui-ci affichait ouvertement son conservatisme, se déclarant pro-Nixon et anti-Kennedy, et allant même jusqu’à rejoindre les forces armées de son plein gré. L’expérience traumatisante du terrain au Vietnam et les médailles qu’il reçut pour ses faits d’armes qu’il considère comme des crimes (Purple Heart et Bronze Star), eurent un impact conséquent sur ses opinions politiques et influença son œuvre à venir. Depuis lors, toute sa carrière prend la forme d’une thérapie, d’un exorcisme, une manière d’explorer la face sombre des Etats-Unis et de pointer du doigt ceux qu’il considère coupables d’avoir détruit sa jeunesse. Si son triptyque Platoon / Né un 4 juillet / Entre Ciel et Terre, en partie autobiographique, en est l’exemple le plus flagrant, le fantôme du conflit hante en réalité tous ses films. Ici, c’est même la possibilité fantasmée d’une Amérique sans guerre contre le Viet Cong qui sous-tend tout son projet. Pour lui, l’assassinat du président aurait ainsi été un arrêt brutal à un projet de paix mondiale. Une vision quelque peu angélique qui infuse également JFK : L’Enquête, qui pose d’emblée la figure de l’homme d’Etat comme un saint ou un martyr sacrifié sur l’autel des intérêts économiques. Il n’est pas anodin que le réalisateur se mette en scène dans l’introduction du documentaire, se plaçant ainsi comme partie prenante de la tragédie. Dans le livret qui accompagne l’Edition Culte Numérotée, Samuel Blumenfeld développe même le syllogisme suivant : sans le meurtre de Dallas, Stone ne serait pas parti au combat et donc, n’aurait jamais existé en tant que cinéaste. Le critique relève également que, si dans Nixon (1995), John Fitzgerald Kennedy sera décrit telle une ombre spectrale écrasante, ici, il n’est encore qu’un être humain, ou plutôt un cadavre inanimé fait de chair et de sang qui n’apparaît que via des photos d’autopsie. Une façon de ramener la légende à sa dimension la plus prosaïque, la plus concrète. En cela, JFK demeure l’un des projets les plus intimes, les plus personnels de Stone, l’un de ceux qui lui tient le plus à cœur. C’est avec ses propres deniers qu’il acheta les droits du livre de Jim Garrison et ce sont les démons de ses jeunes années qu’il illustre lorsque, à l’annonce de la mort de leur président, certains badauds expriment leur haine de celui qui se battait pour les droits civiques. Quand le personnage de Kevin Costner déclare « J’ai honte d’être Américain aujourd’hui », c’est un véritable mea culpa auquel nous assistons.
Pour camper Garrison, projection fantasmée de son propre désir de vérité, Oliver Stone avait initialement pensé à James Woods (à l’affiche de Salvador), ou aux bankables Harrison Ford et Mel Gibson. C’est finalement Kevin Costner qui décrocha la timbale. L’acteur auréolé du triomphe de Danse avec les loups, s’est imposé comme l’une des plus grandes stars du début des nineties, un statut que confirmeront les succès de Robin des Bois, prince des voleurs ou Bodyguard. Ce choix n’est pourtant pas imputable à sa seule notoriété. Costner façonne alors une carrière centrée autour d’une certaine idée de la justice et de la droiture morale (en témoigne son interprétation d’Eliot Ness dans Les Incorruptibles). Plus encore, l’ombre de Kennedy plane sur toute sa filmographie, d’Un Monde parfait (Blumenfeld dresse d’ailleurs un judicieux parallèle entre Stone et Eastwood) à Treize jours, thriller de Roger Donaldson narrant la crise des missiles cubains. Ici il campe un procureur intègre, cultivé (il cite Shakespeare, Hemingway ou Kafka), œuvrant dans la moiteur de la Nouvelle Orléans, un environnement plus qu’hostile à ses prises de positions. Prototype de l’Américain de l’upper class du Sud, ancien héros de guerre (comme en atteste le casque nazi posé sur son bureau), chrétien convaincu (il dénonce le rituel païen de la chasse aux œufs de Pâques), mari aimant et père attentionné, ouvert aux bouleversements sociaux mais dont le foyer est entretenu par une gouvernante Noire. Un véritable prototype de rectitude WASP que Thoret désigne à juste titre comme une relecture des personnages incarnés par James Stewart. La dernière partie du film, longue séquence de procès sur laquelle plane l’ombre de chefs-d’œuvre tels qu’Autopsie d’un meurtre, aboutit d’ailleurs à une conclusion que n’aurait pas reniée Frank Capra. Monsieur Tout-le-monde parvient à bousculer le système avant de rejoindre sa famille, peut-être pas totalement victorieux, mais enfin en paix avec lui-même. C’est le même but que poursuit le réalisateur à travers JFK. Une quête qui le mènera, tout comme son protagoniste, à diffuser un film afin de changer les certitudes du public. Pour l’un, une archive de vingt-six secondes tournée par l’amateur Abraham Zapruder, pour l’autre, une fresque de plus de trois heures portée par un casting de stars. Pour les deux hommes un même constat, il est temps pour l’Amérique de sortir de son cauchemar, de se réveiller ( « Ça fait trois ans que je dors ») et de remettre en question son propre gouvernement (le cinglant « It’s up to you » adressé face caméra aux spectateurs lors du monologue final inventé de toutes pièces).
Cette ambition démesurée, voire mégalo, ne se départit pas d’une tendance à un complotisme larvé. Dès les premières images accompagnées d’une citation d’Eisenhower, la théorie est énoncée : le vrai tueur de John Fitzgerald Kennedy est le complexe militaro-industriel soutenu par les manigances de la CIA. Une vision simpliste, réductrice et binaire que Stone pousse encore plus loin dans JFK : L’Enquête, en y ajoutant les agissements des Black Ops, l’implication des services secrets américains dans l’attentat contre De Gaulle en 62, l’indépendance de l’Algérie, le blocus de Cuba (dont le cinéaste a déjà abordé les répercussions dans son scénario de Scarface) et évidemment le conflit au Vietnam. Les coupables sont clairement désignés et le film déploie sa thèse sans jamais en dévier ni instiller le moindre doute dans l’esprit du public. Un problème éthique se pose également à la découverte du CV de Jim Marrs, auteur controversé de Crossfire : The Plot that Killed Kennedy, dont le réalisateur s’est inspiré pour son script. À son actif, des livres aux titres aussi évocateurs qu’Illuminati : The Secret Society that Hijacked the World ou Alien Agenda : Investigating the Extraterrestrial Presence Among Us. La démarche scientifique et rigoureuse ne semble pas être la priorité d’Oliver Stone. Comme Jean-Baptiste Thoret le définit, il effectue un travail d’historien en abordant les faits qu’à travers un prisme orienté. Il combat ce qu’il considère comme un mythe (la culpabilité de Lee Harvey Oswald, la « balle magique »), en créant un contre-mythe, une antithèse qui n’a d’autre but que d’annihiler point par point la version officielle. La fin justifie les moyens. Une démarche de « falsification » qui est clairement et honnêtement assumée par le metteur en scène qui publia d’ailleurs une version annotée du scénario énumérant tous les ajouts fictionnels qu’il mêla à ses recherches. Si celui-ci revendique l’influence de Z de Costa-Gavras, c’est tout un pan du cinéma paranoïaque des années 70 qu’il ravive. En ce début de décennie 90, marquée par la première guerre du Golfe, l’heure est au doute, aux soupçons, à la méfiance envers la parole de l’administration de George Bush (une situation que son fils connaîtra dix ans plus tard) qui aboutira, entre autres, à la rhétorique conspirationniste de X-Files à la télévision. Héritage des thrillers seventies, le personnage de l’informateur X, campé par Donald Sutherland (après que Marlon Brando ait décliné le rôle), relecture à peine dissimulée de Deep Throat, mystérieux délateur du scandale du Watergate. Dans son long monologue de près de seize minutes, l’homme explicite clairement les mensonges d’Etat et met à jour les arcanes du pouvoir. Pas très subtil en apparence, ce passage fait office de porte-voix au réalisateur (l’acteur sera d’ailleurs le narrateur de JFK : L’Enquête, aux côtés de Whoopi Goldberg). Pourtant, cette diatribe n’en demeure pas moins la vision d’un seul individu, en cela aisément contestable. Les scènes coupées présentes dans le Blu-Ray sont quant à elles beaucoup plus limpides quant au contenu factuellement discutable. On y voit l’empoisonnement fictionnel de Jack Ruby en prison, ou la tentative de corruption de Garrison par un magnat du pétrole. Le montage final (même dans sa director’s cut) n’affiche pas aussi clairement ces éléments qui relèvent de la pure spéculation et la version abordée par Broussard (campé par Michael Rooker), à savoir l’influence de la mafia, n’est pas illégitime. Les nombreuses théories générées par les zones d’ombre de l’affaire, et ce, dès 1963 (présence de plusieurs tireurs, etc…) ne sont pas pour autant toutes prises au sérieux, à l’instar des divagations post-11 septembre dégotées sur le net dont le réalisateur se moque lors de son intervention au festival de Deauville. Sa démarche dans JFK s’apparente in fine à celle de l’enquêteur Jim Garrison : se plonger pleinement au cœur d’une poignée de secondes, quelques photogrammes traumatiques, quitte à s’y perdre ou abandonner toute objectivité. Un plan lourd de sens illustre cette quête, lorsque le procureur voit pour la première fois le visage d’Oswald à la télévision et qu’il met ses lunettes, comme s’il était enfin prêt à sortir du flou et pénétrer l’image.
« That’s entertainment ! », c’est ainsi que X décrit l’assassinat du président dans la fin alternative du film. Du divertissement, voilà ce que serait au fond ce moment violent qui a bouleversé l’Amérique à tout jamais. Le traitement médiatique de l’événement en son temps est assez parlant. Un présentateur interrompt une émission futile pour annoncer le drame. L’extrait est incorporé tel quel au montage de JFK : L’Enquête. C’est la télévision qui s’empare instantanément de l’affaire. Le crime est déjà mis en scène avec des témoins présents le 22 novembre se prêtant au jeu de la reconstitution. L’exécution de Lee Harvey Oswald, premier meurtre diffusé en direct à la télévision comme le stipule Jean-Baptiste Thoret, tient intrinsèquement du spectacle. Le crime devait être vu du plus grand nombre afin de corroborer les conclusions de la commission Warren. Dès lors, les journalistes et spécialistes, déploient à l’antenne le narratif officiel : le jeune homme (interprété par un Gary Oldman qui débutait une carrière américaine après Les Anges de la nuit) doit être le seul et unique coupable. Les médias, loin de leur rôle initial, serviraient donc de simple véhicule au mensonge d’Etat. Oliver Stone quant à lui tient à laver l’honneur de l’accusé, à en faire une victime collatérale, un bouc émissaire, comme il se désignait lui-même lors de son arrestation, à l’image de cette bouleversante scène coupée de confession d’outre-tombe. Nul n’est à l’abri du pouvoir télévisuel. Ainsi, la fille de Garrison est comme hypnotisée par le petit écran, et le procureur devient une star dont le bureau est envahi de « fans », après un passage dans un show où ses explications sont sans cesse interrompues par des applaudissements et des pages de pubs. Fidèle aux thématiques qu’il creuse de Talk Radio à L’Enfer du dimanche, en passant évidemment par Tueurs-nés, le cinéaste scrute les médias et leur influence d’un œil méfiant, autant vecteurs d’informations que générateurs d’angoisses, à l’instar du meurtre de Bobby Kennedy qu’il filme comme une véritable séquence horrifique. Pénétrer au cœur de l’image publique, la sonder, la décortiquer, chercher au-delà (fantastique moment où une photo d’Oswald est découpée, triturée), telle est la volonté profonde de Stone.
Pour mener à bien son projet, le réalisateur, fait le choix de briser toute linéarité, de mêler les formats, le noir et blanc à la couleur, de fondre la fiction dans la réalité, afin de bousculer les sens du spectateur, lui faire perdre ses repères. Cette désorientation, cette overdose d’images, illustration du chaos d’une Amérique en deuil de son président, déjà expérimentée sur The Doors, constitue la plus grande force du long-métrage. Thoret relève à quel point cet hallucinant travail marque un tournant dans la carrière du cinéaste qui s’inscrivait jusque-là dans un certain classicisme. Ici, il se met « à l’heure des images », il développe un style « impur », post-moderne et post-MTV où tous les supports se télescopent, où la notion de plan se perd au profit d’un bombardement constant et signifiant. La même logique sera appliquée au documentaire, principalement dans sa version télévisée de quatre heures, où des clips de journaux télévisés se mélangent à des extraits de films tels que Docteur Folamour ou Chacal. Le montage de JFK, signé Pietro Scalia (collaborateur régulier de Ridley Scott) et Joe Hutshing (qui œuvre alors sur tous les films de Stone depuis Talk Radio) sera d’ailleurs récompensé d’un Oscar amplement mérité, tout comme la photographie du légendaire Robert Richardson. De l’introduction en forme de reportage du National Geographic, narré par la voix de Martin Sheen et accompagné de la musique grandiloquente de John Williams (déjà à la baguette sur Né un 4 juillet), à cette séquence finale où photos, schémas et vidéos s’enchaînent et s’interpénètrent, tout converge pour aboutir à un maelstrom vertigineux. La temporalité devient malléable, un flashback s’imbrique dans un autre, les véritables documents d’époque fusionnent avec la pure fiction (et ce, dès la séquence de l’assassinat) ou sont remis en scène (le meurtre d’Oswald). Le cinéaste altère même certaines archives en traitant plastiquement l’image, la vieillissant, et maintient un certain suspense autour des quelques secondes les plus marquantes du film de Zapruder afin de renforcer leur impact lorsqu’elles apparaissent finalement à l’écran. Cette déstabilisation de son auditoire passe également par la direction plurielle d’un casting impeccable. Aux anciennes gloires (Jack Lemmon, Walter Matthau, Tomás Milián), et aux stars en devenir (Gary Oldman, Kevin Bacon), voire aux caméos en forme de clins d’œil (Garrison dans la peau de son pire ennemi, Warren), tous dans un registre plutôt mesuré et subtil, il adjoint des seconds rôles, acteurs du complot, en totale roue libre. Joe Pesci (un an avant Les Affranchis) en David Ferrie clownesque, et Tommy Lee Jones dans la peau du mystérieux et déterminant Clay Bertrand, cabotinent comme de beaux diables. Cette approche outrée, qui présente une peinture grossière et caricature de l’homosexualité – autre sujet à controverse -, ajoute une dimension satirique, grotesque, et finit de faire du long-métrage une œuvre définitivement à part. Fresque monumentale, aussi discutable thématiquement que passionnante formellement, JFK demeure, trente ans après sa sortie en salles, un jalon essentiel du cinéma américain des années 90 qui n’a rien perdu de son impact.
Disponible en double DVD et Edition Culte Numérotée 3 Blu-Ray chez L’Atelier d’Images.
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