Le second volet de la rétrospective Paul Vecchiali est en salle depuis le 8 juillet, et l’on se devait de revenir sur les quatre DVD-livres de la mini collection « Oeuvres Vecchiali », édités très soigneusement par la Traverse et les Éditions de l’Œil, depuis mai dernier. Nous en avions faits précédemment une présentation globale. Les quatre longs-métrages, sans compter les courts qui les accompagnent, ne se réduisent pas à de simples raretés, un peu curieuses, ou comme, pour le méconnu « Les Ruses du Diable » (1965), « premier » long de Vecchiali (le premier véritable film étant perdu), à une simple esquisse de cinéaste en cours de formation, au contraire. L’élaboration formelle et la complexité narrative, avec ses mélanges de tons audacieux y sont déjà très accomplies. « Femmes Femmes » et après lui, « Change pas de main », accusent avec encore plus de radicalité dans la mise en scène, ces télescopages de genres, dans une écriture à la fois très directe dans les émotions, et distanciée, qui place les spectateurs dans un inconfort ludique et dialectique. La chose (le cinéma) et la critique de la chose, pour reprendre la formule attribuée à Truffaut, mais aussi sa métaphore poétique (le cinéma qui se raconte autant que ses personnages, ou bien, à travers eux). Cette complexité passe aussi par l’expérimentation de dispositifs de jeu (pour les acteurs) et d’écriture (de leurs propres dialogues mélangés à d’autres, bien écrits par le réalisateur) dans « La Machine » (1977), jalon essentiel de la filmographie. « C’est la vie » de 1981, est un projet plus étrange mais littéralement « radieux », où les artifices du dispositif associés à la contrainte choisie (un tournage-montage très rapide en plans-séquences et prises uniques), créent une impression de flottement onirique.
Chantal Delsaux dans « C’est la vie ! »
On voit donc une œuvre fluctuante, toujours en recherche de projets et d’expériences, où le film suivant ne se fait pas tant contre l’autre que dans le désir d’atteindre autre chose, avec une cohérence qui est moins dans un effet de signature manifeste, que dans les échos, parfois souterrains, parfois malicieux, d’un (petit) monde d’acteurs (très grands), et de personnages qui courent de film en film, pour tisser une ronde, souvent imprégnée de tragédie, de chansons, de culture populaire et cinéphile, mais sans allusions forcenées – une mémoire de cinéma (le sien et celui des autres) qui est à l’œuvre, dans un échange ludique, en construction permanente. L’œuvre puisqu’il s’agit (pardon pour le titre qui peut sembler ronflant) d’un tout, avec ses pics et ses poursuites, gagne autant par le détail que par l’ensemble. Et « Les Ruses du diable » couplé avec « Les Roses de la vie » n’est pas la moindre de ces précieuses redécouvertes…
Les Ruses du diable (1965) et Les Roses de la vie (1962)
Germaine de France et Geneviève Thénier dans « Les ruses du diable (neuf portraits d’une jeune fille) »
Au début des années 60, Paul Vecchiali a déjà acquis une certaine réputation, dans les clubs cinéphiles parisiens qu’il fréquente, mais aussi auprès des critiques (il écrit pour les Cahiers du Cinéma), et des cinéastes. Son premier film, perdu depuis, « Les Petits Drames » de 1961, a été remarqué par Jean Rouch, qui a demandé à Vecchiali l’autorisation de « recopier » un plan pour l’un de ses films. Vecchiali fonde également une société de production en 1963, Les Films de Gion (en hommage à Mizoguchi), afin de produire, notamment, les films de ses amis Denis Epstein et Jean Eustache. Ses activités sont multiples, et il travaille aussi dans une société de Roman-Photo, pour laquelle il en réalise certains lui-même. Il y fait des rencontres importantes : Geneviève Thénier, l’interprète principale de son prochain film, et Hélène Surgère. « Les Ruses du diable » noue ensemble, dès 1965, toutes les composantes du cinéma de Vecchiali : un réalisme parfois cru qui déjoue en même temps le « naturalisme », un goût du romanesque et du merveilleux, une « impureté » de genres (ou bien des tons) qui glissent ou s’accusent par contraste, une célébration sans partage d’une cinéphilie englobante, qui rassemble le cinéma « populaire », d’acteurs et de films, pré nouvelle vague, et la modernité à la fois documentaire et formelle, héritée de Godard ou Bresson (même si le second est en marge du mouvement : une sorte de grand tuteur). Au-delà de l’analogie musicale, et sans être dans un rapport d’imitation avec lui (ce serait plutôt une émulation fraternelle), Vecchiali occupe une place un peu similaire à celle de Demy vis-à-vis de la Nouvelle Vague : à la fois concordante, très occasionnellement, mais en même temps marginale, par l’irréductibilité de ses « dépassements artistiques ». C’est le cinéaste dont il se rapproche le plus par l’esprit, davantage que par la « lettre ».
l’un des neuf regards/portraits de Ginette/Geneviève dans « Les ruses du diable »
« Les ruses du diable » prend donc pour écrin tacite, l’univers des romans-photos, dont Ginette (Geneviève Thénier), la jeune héroïne du film s’abreuve, durant son trajet quotidien, pour rejoindre l’atelier de couture dans lequel elle travaille, ou bien le soir, allongée confortablement sur son lit, dans la chambre qu’elle loue à une vieille dame, Mariette (Germaine de France). Un jour, Ginette, reçoit par courrier une enveloppe anonyme contenant un billet de dix mille francs. Inexplicablement, la chose se reproduit le lendemain, puis tous les matins, à chaque passage du facteur. Cette « aventure » pique la curiosité de Ginette qui va tenter de découvrir qui, si possible un fringant amoureux, en est l’expéditeur. Mais avec la fortune court aussi le risque de l’infortune ; ces aléas diaboliques dont le sort n’est pas avare. Geneviève se prend vite au piège : elle devient insolente, négligente, et dépense bien au-delà de ce que sa condition sociale, et ses origines populaires, le lui permettraient.
« Les ruses du diable » surprend en premier lieu par la fraîcheur de son ton, en grande partie due à l’interprète, Geneviève Thénier, petite sœur choyée parmi les cousettes, midinette rieuse, et alter égale des autres jeunes actrices emblématiques de la Nouvelle Vague : Lola/Anouk Aimée ou Anna Karina chez Godard. C’est un parangon de la jeunesse insouciante et, en même temps, une jeune fille des quartiers du Paris populaire, qui a encore un pied dans le monde d’avant-guerre. Elle incarne d’emblée une double mythologie, l’une en train de se construire, et l’autre, dont le reflet persiste à travers la nouvelle, un chaperon d’aujourd’hui. Le parallèle avec « Vivre sa vie » de Godard est manifeste dans cette série de regards caméra, qui ponctuent les deux films, en interrogeant le spectateur de sa place par une adresse frontale. On retrouve également la même utilisation du sous-titre en réponse, « Film en douze tableaux » chez l’un, « Neuf portraits d’une jeune fille » chez l’autre. La particularité du film de Vecchiali est cependant induite par le titre, et son « diable », qui tire l’histoire du côté de la fable initiatique et fantastique, une sorte de conte fée un peu empoisonné par une cruauté malicieuse. La jeunesse de Ginette, et son insouciance, vont s’abimer progressivement, dans des sortilèges nocturnes et une série de mauvaises rencontres : des personnages duplices de vieux satire, mère fouettarde, et père « à cornes », qui finiront par dégrader son innocence, son appétit de vie, et les changer en mélancolie. Le personnage de Mariette, seule « bonne fée » de Ginette, et pendant de son innocence enfantine, s’éclipsera trop vite pour la protéger de toutes les illusions dans lesquelles la jeune cousette fonce, tête la première. Ne restera plus que la frêle embarcation, d’une jeunesse et d’une vie avalées, dans un précipité fantastique.
Germaine de France dans « Les roses de la vie »
« Les Roses de la vie », court-métrage antérieur de 1962, dialogue directement avec « Les Ruses du diable », dont il représente le pendant épuré, formant avec lui un diptyque allégorique de la jeunesse et de la vieillesse. La vielle dame des « Roses… », toujours interprétée par Germaine de France, ce pourrait être la Ginette des « Ruses… », si elle était arrivée à la maturité, sa jeunesse et sa fantaisie fanées, ne tenant plus qu’à quelques souvenirs qu’elle révère rideau tiré, dans le secret de son appartement. C’est une vielle dame très renfermée, sèche, un peu méchante, qui n’entretient plus avec le monde extérieur qu’un commerce limité : de menues travaux de coutures pour d’anciennes clientes ou des voisines, qu’elle réalise à domicile. Toute son émotivité et sa sensibilité qu’on croyait taries, ressurgissent au gré d’un dernier voyage – un effort surhumain pour elle : sortir de chez elle pour retourner sur les lieux de son enfance. Autant les « Ruses… » est un film à la narration capricieuse qui épouse la fantaisie de Ginette, autant les « Roses… » est un film taiseux, plus linéaire et elliptique, qui construit l’émotion dans le non-dit. On y observe les gestes de cette vieille femme taciturne, chavirée par son retour d’émotion, qui retrouve ses pleurs, son visage implorant de petite fille, et un sursaut d’humanité, à l’approche de la mort. Les « Roses… » mais également les « Ruses… » sont un hommage bouleversant à l’expressivité extraordinaire de Germaine de France, une actrice venue de ce cinéma, qui a accompagné Vecchiali, depuis son enfance jusqu’à aujourd’hui.
Change pas de Main (1975) et La Cérémonie (2014)
Myriam Mézières, Françoise Giret et Nanette Corey dans « Change pas de main »
« Change pas de Main » survient presque une décennie plus tard et ne dément pas les grands écarts, de tons et de « genres », que Vecchiali a affectionné dès son premier long, le récit pouvant glisser d’une patine émotionnelle à l’autre, de la réalité à une forme de fantastique « social », ou d’un récit descriptif à un autre plus métaphorique, quand ces éléments ne se superposent pas dans le même cadre. « Change pas de main » pousse ces associations poétiques à leur comble, en combinant de manière très ludique, la pornographie, la relecture en miroir féminisée du film noir, et une trame confusément politique, qui mélange l’arrivisme électoral et les refoulés de l’OAS. Nous l’avions évoqué précédemment durant le premier volet de la rétrospective Vecchiali en février dernier ici, et nous vous y renvoyons.
« La Cérémonie », très beau court-métrage livré en complément, n’entretient pas de rapport immédiat avec le film précédent, ni temporel ni thématique, à moins de considérer la paternité contrariée et le désir incestueux du second, comme un écho lointain du premier. Si « Change pas de Main » est une fiction plutôt sombre et désabusée, « La Cérémonie » contraste par sa légèreté, son charme fantastique, et par la permutation ludique de ses deux interprètes, Pascal Cervo et Astrid Adverbe, tous droits venus sur leur fil de funambule des « Nuits Blanches sur la Jetée ».
« Les Ruses du diable » (1965) (+ « Les Roses de la vie » (1962))
« Change pas de Main » (1975) (+ « La Cérémonie » (2014))
2 DVD-Livres en coédition chez La Traverse – Les Éditions de l’Oeil
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