Lorsqu’il réalise Spetters en 1980, Verhoeven n’a pas encore été courtisé par Hollywood. Rien ne le prédispose à devenir le réalisateur de Robocop. Mais aux Pays-Bas, il est déjà une star : pour son précédent long-métrage, Soldier of Orange, film de guerre de 1977, il a bénéficié du plus gros budget du cinéma néerlandais de l’époque. Soldier of Orange raconte les destins bouleversés par la guerre, d’un groupe de jeunes étudiants hollandais à la prestigieuse Université de Leyde, entre 1938 et 1945. Portée par un scénario dense, des scènes spectaculaires et d’excellents interprètes (dont Rutger Hauer, alter ego du cinéaste), cette fresque historique est un succès, le grand public étant sensible au contenu patriotique d’un film célébrant les héros de la résistance néerlandaise au nazisme.
La trame narrative de Spetters est comparable puisque ça raconte le devenir d’un groupe d’amis confrontés aux hasards de la vie et aux contingences du destin. Mais les héros n’ont plus rien à voir avec les jeunes gens bien éduqués et cultivés de Soldier of Orange. Avec son fidèle scénariste Gerard Soeteman, Verhoeven veut faire un film sur « des personnages issus de milieux populaires, qui ne parle pas de gens qui deviennent avocats, médecins ou ingénieurs » *. Dans un faubourg de Rotterdam, Rien, Hans et Eef, la vingtaine, sont charpentiers ou mécaniciens et vivent chez leurs parents. Quand ils ne sortent pas la nuit en boite pour danser et draguer des filles, ils passent leur temps libre à moto, courent dans des compétitions de cross et rêvent de gloire. Les trois amis voient bientôt leur vie bouleversée par l’arrivée de Fientjee (Renée Soutendijk, sublime aguicheuse) et de son frère, travailleurs itinérants qui installent leur baraque à frites ambulante, au cœur de la petite bourgade.
Chronique sociale, Spetters projette un tableau sombre de la Hollande des années 80. Une certaine prospérité économique cohabite avec la misère sociale et l’obscurantisme religieux. Par contraste avec la jeunesse privilégiée de Soldier of Orange, les personnages de Spetters sont des white-trash -qualificatif réservé aux américains blancs et pauvres du Sud des Etats-Unis mais qui vient naturellement à l’esprit- non seulement à cause de leurs mauvaises manières, mais aussi en raison du décor très « américain » dans lequel ils évoluent. Les immenses plaines cultivées, délimitées au loin par l’eau ou par des usines fumantes, les terrains vagues boueux, les décharges, les échangeurs d’autoroute : face au no man’s land périurbain qui leur sert de terrains de jeu et de lieux de rendez-vous, on se surprend à « revoir » la Louisiane filmée –beaucoup plus tard- dans la saison 1 de True Detective. Le fondamentalisme religieux du père de l’un des héros ou l’irruption dans l’intrigue d’un pasteur pentecôtiste qui promet guérisons et miracles à une foule d’ouailles prête à le croire, confortent l’impression. Quand on quitte le monde des élites, la Hollande ressemble étrangement à un coin paumé et arriéré des Etats-Unis.
Sûre d’elle et désinvolte, autant que mimétique et naïve jusqu’à la bêtise, la jeunesse de Spetters est paradoxale : Les motos que les trois héros chevauchent crânement, à la conquête des grands espaces ne leur servent finalement qu’à tourner en rond le week-end sur des circuits boueux. Au lieu de les emmener quelque part, leur engin les entretient dans un rêve de célébrité stéréotypé : gagner des courses, passer à la télévision, avoir une moto japonaise et une belle blonde pour se faire masser, bref ressembler à la gloire locale, le champion du monde de moto-cross hollandais, Gerrit Witkamp (Rutger Hauer). Celui-ci est aussi antipathique que doué pour la moto mais la morgue du champion n’entame en rien l’enthousiasme juvénile des trois amis. C’est cela aussi la jeunesse –et pas seulement celle des années 80 : la capacité à gaspiller sa puissance à vénérer des idoles méprisables et à nourrir les rêves de réussite les plus conformistes. Plus mature en apparence, Fientjee la marchande de frites, est mue par les mêmes aspirations conventionnelles puisqu’elle se rêve en femme de champion : « L’amour. Rien à foutre de l’amour, je veux la sécurité » dit-elle pour justifier ses mœurs légères. Pour assouvir sa pulsion petite bourgeoise et s’arracher à sa vie itinérante, la jeune femme sait pouvoir utiliser une arme : son corps qu’elle offre à tous ses champions successifs. On a souvent évoqué à juste titre Fassbinder pour parler du cynisme de l’héroïne de Spetters : elle partage avec Lola ou Maria Braun la même impasse morale qui attend celles et ceux qui épousent trop exclusivement les valeurs cardinales de la société capitaliste, la réussite individuelle et l’argent. Mais, le parti pris réaliste pour décrire le malaise de la jeunesse, la musique du film, sa guitare électrique conquérante et lyrique, réactivent autant le souvenir de certains épisodes d’Inspecteur Derrick (excellente série qu’on ne sait malheureusement plus regarder aujourd’hui tant elle a été ensevelie sous le cliché de séries-pour-maisons-de-retraite) : jeunesse désœuvrée qui rêve de réussite, conflits générationnels, violence sociale, autant de thèmes au cœur de nombreux scénarios signés Herbert Reinecker (scénariste des 282 épisodes de Derrick) abordés selon un même mélange de froide description sociale et de bienveillante empathie. Que l’on retrouve chez Verhoeven l’influence, consciente ou non, des deux productions audiovisuelles les plus célèbres de l’Allemagne des années 70 est révélateur du positionnement que le metteur en scène a toujours cherché : être un auteur autant qu’un cinéaste grand public.
Aujourd’hui encore, Spetters choque, agresse, coupe par son histoire dramatique, sa crudité, sa lumière froide et sans ombre de téléfilm C’est aussi un film plein d’enthousiasme et de vigueur, d’abord grâce à la personnalité du trio d’amis. Enjoués et facétieux, Hans, Eef et Rien ne cessent de faire des blagues, de s’amuser et de se mettre au défi. L’humour est le signe de leur amitié et une arme fatale pour s’affranchir du poids social et de l’ennui sociologique. Leurs échanges et leurs réparties, leurs blagues potaches et leurs chamailleries sans lendemain affirment l’essence burlesque du cinéma. Pas toujours très subtils, ses héros farceurs sont des « Charlot », tour à tour pathétiques et espiègle, plein de manières qui les mettent en prise directe avec le cinéma comme un art de l’apparence et de la tromperie. La scène où Eef et Hans, de part et d’autre d’une cloison, demandent chacun à leur petite amie respective de simuler des cris de jouissance, pour faire croire à l’autre à un accouplement qu’aucun des deux n’est en mesure de réaliser, fait partie des moments réjouissants du film. Les protagonistes ne se morfondent jamais, toujours tournés vers l’action. Leur désinvolture contamine même le montage puisque le film impressionne par sa capacité à passer d’une scène comique à une scène dramatique sans transition. Héros sans états d’âme, ils se cognent sur les murs du destin comme Keaton ou Chaplin se heurtent à une porte ou à un élément de décor : ils rebondissent dessus et y trouvent un nouvel élan, comme des danseurs. Sauf quand, par malheur, le choc est si violent qu’il prive le personnage de la faculté de se mouvoir**. Plus qu’une stratégie narrative, cet état d’esprit des protagonistes est un principe métaphysique et moral chez Verhoeven : point n’est besoin d’être trop sérieux pour éclairer la réalité; l’ingénuité et la légèreté sont les meilleures conseillères pour déjouer les idées reçues, les vérités révélées et surseoir à la cruauté du monde.
Jusque dans sa conclusion, Spetters maintient l’équilibre entre pessimisme moral et ironie dramatique, constat social amer et positivité de la fiction, et peut être vu comme un manifeste dans l’œuvre d’un cinéaste qui est aussi un moraliste. Sans fuir le grotesque, voire le mauvais goût, Verhoeven cultive dans tous ses films une ironie noire comme pour camoufler son pessimisme et son désarroi sur la condition humaine.
Spetters est enfin une œuvre singulière pour la manière hyperréaliste dont il parle de sexe et de sexualité. Filmer des seins, des corps nus, des sexes d’hommes en érection, raconter les violences contre les homosexuels participent du projet de montrer la réalité telle qu’elle est. Par cette opération de dévoilement, le cinéaste s’oppose frontalement au puritanisme évangélique qui ne parle jamais de sexe sinon par métaphore ou périphrase biblique. En ce sens, Spetters est aussi un film politique. Au cœur du film, l’homosexualité n’est pas seulement la victime d’une société régie par des valeurs rigides et réactionnaires ; elle est l’expression littérale d’un « trouble dans le genre », thème qui hante toute l’œuvre de Verhoeven (homme /femme ou humanité/machine). A la fin des années 70, la révolution sexuelle a fait son œuvre. Les femmes ne sont plus soumises ou cantonnées au foyer. Le sexe n’assigne plus à une place ou à une fonction. Très conscient de ces métamorphoses sociales, le cinéaste aime mettre en scène des femmes « viriles », des « garçon-manqué », à l’instar de Fientjee, qui annonce Nomi Malone de Showgirls ou Lieutenant Ibanez dans Starship Troopers, … Autant de personnages qui incarnent l’égalité comme condition mais aussi comme perpétuelle conquête : ces héroïnes « jouent aux hommes» à la fois parce qu’elles le peuvent mais aussi parce que leur émancipation n’est jamais tout à fait acquise.
Depuis ses premiers films hollandais, et à rebours des clichés sur sa misogynie supposée, Verhoeven privilégie les portraits de femmes qui font l’apprentissage, souvent douloureux, de leur affranchissement –Turkish Delices, La Chair et Le Sang, Katie Tippel… Parallèlement, le trouble s’est aussi emparé des hommes, moins prisonniers d’un rôle, incités eux aussi à se libérer des carcans et à écouter leurs désirs profonds. Mais là non plus, comme aujourd’hui d’ailleurs, les choses ne vont pas de soi. Dans Spetters, c’est au terme de la scène la plus violente du film qu’un personnage découvre son homosexualité ; en dépit des avancées, les verrous moraux et religieux sont si puissants que parfois seule la violence la plus extrême est en mesure de les faire sauter : peut-être, la leçon la plus pessimiste de ce grand film radical.
*extrait de l’interview de Verhoeven qu’on trouve en bonus du blu-ray de Spetters.
**à cet égard, revoir Showgirls, histoire de danseuse et d’accident et qui fut en 1994, pour les mêmes raisons que Spetters –à savoir un mélange de trivialité et de critique radicale- l’autre grand échec public et critique de Verhoeven.
Spetters de Paul Verhoven (Pays-Bas, 1980) Blu-Ray paru chez BQHL
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