Au commencement était L’Énigme du Chicago Express. Modèle de série B dénuée de toute fioriture (narration efficace, aucune musique extra diégétique), tournée en treize jours par un jeune Richard Fleischer, et devenue le plus gros succès de l’année 1952 pour la RKO. Près de quarante ans plus tard, et tout juste sorti de l’échec critique The Presidio, Peter Hyams se met en tête de s’atteler à un remake du long-métrage et rédige sa propre adaptation du script original signé Earl Felton, Martin Goldsmith (déjà scénariste de Détour d’Edgar G. Ulmer, autre polar sec de l’âge d’or) et Jack Leonard. Soutenu par Andrew Vajna et Mario Kassar (producteurs, entre autres de Rambo, Total Recall ou Terminator 2), le metteur en scène choisit donc Gene Hackman, alors en pleine reconversion en star d’action après Air Force Bat 21 en 1988 ou Opération crépuscule en 1989, et Anne Archer (Liaison Fatale) pour porter l’histoire de l’éditrice Carol Hunnicut, qui assiste au meurtre de l’avocat Michael Tarlow, avec qui elle avait un rendez-vous galant, par le gangster Leo Watts. Devenu l’unique témoin de cet assassinat, elle se cache au fin fond des Rocheuses où Robert Caufield, l’assistant du procureur, est chargé de la convaincre de participer au procès du mafieux. Longtemps invisible en France, où il n’avait même pas connu d’exploitation DVD, Narrow Margin vient désormais compléter l’indispensable collection Make My Day ! initiée par Jean Baptiste Thoret pour le compte de Studiocanal.
Richard Fleischer, limité par le budget microscopique alloué par la RKO, avait opté pour une mise en scène axée sur la promiscuité et la claustrophobie, centrant son récit autour du seul espace des rames. Le cinéaste de Mandingo n’offrait que peu de « respirations » à ciel ouvert et tendait même à enserrer ses héros dans un cadre restreint lors de ces rares instants, sensation renforcée par l’étroitesse du format académique 1.37:1, comme pour mieux figurer le piège qui se refermait sur eux. Inventif, ce dernier usait de légers tremblements de caméra afin de créer l’illusion de mouvement et ne faisait exister l’extérieur des wagons qu’à travers des effets lumineux ou sonores. Peter Hyams quant à lui, fait le choix du CinemaScope qui fait la part belle aux paysages des Rocheuses, permettant de cadrer le train dans son ensemble, traité comme un banal véhicule, décor concret des péripéties, non plus comme un dédale quasi abstrait de couloirs, de coursives et de portes verrouillées, véritable entrailles d’une bête lancée à vive allure. De même, l’élargissement du Scope permet de figurer la fuite en avant via les images de nature qui défilent à travers les fenêtres par le truchement d’effets spéciaux assez réussis (les intérieurs étant tournés en studio). Comme son prédécesseur, Hyams fait montre d’une gestion de l’espace exigu qui renforce la paranoïa à l’œuvre. La photographie, signée comme souvent par le réalisateur lui-même, crée ainsi une dichotomie entre les compartiments éclairés de teintes orangées, et la lumière bleutée des extérieurs nocturnes, opposition qui trouve son apogée lors d’une superbe séquence de dialogue entre Carol et Robert, sorte de confession en clair-obscur. Respectant le récit haletant de course contre la montre du film original (dans son introduction, Jean-Baptiste Thoret mentionne la durée très courte de Narrow Margin, à peine plus de 90 minutes soit un quart d’heure de plus que son modèle), le réalisateur s’amuse à croquer ses bad guys en une image (les santiags blanches), et use d’idées purement visuelles afin de renforcer la dramaturgie de certains éléments (la balle qui brise une ampoule après avoir traversé la tête d’une victime). Il s’autorise néanmoins à poser son rythme, notamment lors d’une introduction qui, comme le révèle le critique Serge Chauvin dans son interview, quitte les bas-fonds sordides de Chicago pour un hôtel clinquant de Los Angeles. Signe des temps, la criminalité a changé de visage, le cinéma de divertissement aussi.
Malgré les liens étroits qu’il entretient avec son prédécesseur, dont il reprend la plupart des ressorts narratifs, parfois rendus superflus (le personnage de l’enfant, pourtant central dans le long-métrage de Fleischer), Le Seul témoin (de son titre français) s’inscrit pleinement dans son époque. Plus encore, il crée une continuité entre la série B de studios des années 50 et l’actioner des 90’s, comme une suite logique dans l’histoire du septième art. Chauvin évoque le revival du film noir (genre que Hyams avait déjà abordé dans Peeper en 75) au sein du système hollywoodien de la fin des années 80. Il revient sur les remakes tels que Le Facteur sonne toujours deux fois, Desperate Hours, ou les adaptations plus officieuses comme À fleur de peau ou Sens unique, qui impulsent un renouveau que vont bientôt compléter les relectures érotiques que sont Jade, Last Seduction et bien sûr, Basic Instinct. La femme fatale se fait plus suggestive, la sensualité plus frontale, les enquêtes plus spectaculaires, le détective solitaire quant à lui, devient un héros d’action. Ici, Gene Hackman campe un Caufield capable de se hisser sur le toit d’un train en marche (dans une cascade « en dur », très impressionnante), et le cinéaste n’hésite pas à plonger l’homme de loi et sa protégée dans une course-poursuite en pleine forêt sous le feu d’un hélicoptère, presque un passage obligé des productions Carolco. De même le climax de tension, rythmé par le jeu de reflets dans les vitres d’un wagon de L’Énigme du Chicago Express, est ici remplacé par une séquence haletante ou le même procédé est mis en œuvre. Cette fois, l’ennemi est trahi par son ombre projetée à flanc de colline. La major voit les choses en grand et propulse le polar old school en plein divertissement pétaradant post-reaganien. Un retour à des ressorts de serial ou de pulp, qui s’accompagne d’un traitement graphique plus clinquant à l’image de ce plan d’ouverture, et de sa lumière bleutée où un clair de lune se change en œil, comme une manière de signifier que les apparences seront au cœur du récit à venir.
Tout dans le long-métrage n’est qu’affaire de faux semblants, de jeux de dupes. Si L’Énigme du Chicago Express révélait son mystère central lors de son twist final, ce remake exclut ce retournement et axe l’entièreté de sa narration autour de tromperies. Ici, chacun prétend être celui qu’il n’est pas : des policiers qui ne connaissent pas les codes d’appel, une épouse infidèle, une femme enceinte, un voyageur ayant perdu son attache case… Au milieu des wagons, tous se croisent, se cachent des vérités, et tentent de mettre à mal l’intégrité du protagoniste. Contrairement au flic blasé interprété par Charles McGraw, Hackman tient ici le rôle d’un adjoint au procureur loyal, impliqué dans l’enquête, qui souhaite sauver Carol d’une mort certaine tout en tentant de faire éclater une affaire de corruption au sein du bureau du District Attorney. Une méfiance vis-à-vis des institutions qui renvoie au statut de Peter Hyams de cinéaste ayant émergé dans la queue de comète du Nouvel Hollywood comme le définit Serge Chauvin. Ancien reporter de guerre au Vietnam, il a souvent mis en scène lors de sa carrière des thèmes chers aux années 70, comme le complot dans Capricorn One ou la perversion des élites dans La Nuit des juges, loin du statut de faiseur à la solde des studios vers laquelle les années 90 vont le mener dans l’inconscient collectif. La conspiration qui entoure Caufield trouve son point d’orgue lorsque des tueurs sanguinaires tentent de le faire basculer du mauvais côté au cours d’une conversation faussement courtoise, à base de sourires de façade. Chauvin analyse le film à travers le prisme d’un retour à un manichéisme découlant des eighties. Le public a besoin de héros qui représentent la justice, l’ordre, loin des questionnements et ambiguïtés des 70’s. La séquence finale, inventée de toutes pièces par Hyams, rejoue cette dualité, la déliquescence étatique éclate enfin aux yeux du monde, le tout sous le regard bienveillant d’un buste d’Abraham Lincoln. Tout un symbole. L’american way of life est sauve, le protagoniste a gardé toute sa virginité morale. Narrow Margin, sous ses airs de pur objet divertissant et maîtrisé du début de décennie 90, dissimule habilement les obsessions de son auteur qui, par la suite, ne retrouvera qu’à de rares exceptions, les réussites de son début de carrière.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.
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