Après une première expérience américaine couronnée de succès grâce au culte Bullitt, Peter Yates devient l’un des chouchous d’Hollywood. John and Mary terminé, il se voit offrir la mise en scène d’une adaptation littéraire sur lequel Paramount mise gros, celle du Parrain de Mario Puzo. Le cinéaste se dit intéressé mais souhaite en premier lieu réaliser un autre long-métrage que la major développe depuis quelques années et dont Frank Sinatra devait initialement tenir le rôle principal : Murphy’s War d’après le roman de Max Catto. Le scénariste Stirling Silliphant (Dans la chaleur de la nuit, Les Flics ne dorment pas la nuit, mais aussi Over the Top) se charge de la transposition mais le premier jet ne satisfait pas la compagnie qui désire, en outre, imposer Robert Redford ou Warren Beatty en tête d’affiche. Yates abandonne finalement la fresque mafieuse, dont écope Francis Ford Coppola, et propose le script au producteur anglais Michael Deeley (L’Or se barre, The Knack) qui accepte, le studio ne devenant que simple distributeur. Le casting s’enrichit de noms prestigieux tels que Peter O’Toole et Philippe Noiret, qui entame alors une carrière internationale vite avortée malgré sa participation à L’Etau d’Alfred Hitchcock, entre autres, et l’équipe s’envole pour le Venezuela. Sur les rives de l’Orénoque, le tournage se révèle un véritable enfer, entre conditions climatiques ingérables et accidents tragiques, de nombreux blessés et un mort sont à déplorer. Rien d’étonnant pour ce récit d’obsession tragique où, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Murphy (O’Toole), seul survivant du torpillage de son bateau, échoue sur une île isolée. Sur place, il organise sa vengeance et imagine toutes sortes de moyens de couler à son tour le sous-marin ennemi. Encore inédit en HD sous nos latitudes, le film est désormais disponible en Blu-Ray chez les Britanniques d’Indicator/Powerhouse.
Si la guerre en elle-même n’est jamais véritablement montrée, les premières minutes du long-métrage donnent à ressentir son chaos dans une démarche presque impressionniste. Au cœur d’une séquence entièrement muette, Peter Yates multiplie les plans sur l’océan où des flammes, des explosions, des cadavres, accompagnés de bruits de coups de feu se mêlent au moyen montage heurté fusionnant distorsion et surimpressions. Dès lors, le conflit, qui se déroule à des milliers de kilomètres de là, sera réduit à de banales nouvelles diffusées à la radio (mort d’Adolf Hitler, armistice). Louis, campé par un Philippe Noiret qui a déjà croisé la route de Peter O’Toole à l’occasion de La Nuit des généraux quelques années auparavant, symbolise à lui seul la vision antimilitariste du cinéaste. Aventurier bourru – préfiguration du rôle que tiendra l’acteur dans L’Africain – qui, après avoir voulu s’engager dans l’armée, a trouvé son havre de paix en tant que responsable de la sécurité locale d’une compagnie pétrolière. Le personnage se pose ainsi en anarchiste souhaitant simplement profiter de la vie, et c’est un fort sentiment d’amitié qui va le pousser à aider Murphy avant que la quête vengeresse de ce dernier ne vire à la démence. Réparant un hydravion, fabriquant des bombes artisanales, celui-ci s’enferme dans une volonté de poursuivre le combat que ses ennemis désignés sont sur le point d’abandonner. Les marins allemands, menés par le commandant Launchs (Horst Janson, apparu dans Les Baroudeurs) sont présentés comme de simples professionnels qui traitent avec leurs opposants de soldat à soldat, sans haine personnelle, mais effectuent une mission devenue obsolète une fois la paix décidée. Un refus de tout manichéisme qui rejoint l’un des thèmes centraux du film : la possibilité d’une deuxième chance, loin des batailles.
Cet espoir de rachat se greffe à une dimension quasi surnaturelle. Murphy est secouru par une barge providentielle alors qu’il est en train d’agoniser. Soigné par une infirmière d’une mission quaker (interprétée par Siân Phillips, actrice apparue dans Dune ou Le Choc des titans et compagne de Peter O’Toole à cette époque), il découvre un véritable jardin d’Eden (ou plutôt un Valhalla, le paradis des guerriers dans la mythologie scandinave), situé en plein cœur de la jungle. Plusieurs nationalités se croisent, diverses langues sont parlées et la guerre semble bien loin, presque hors des esprits, sobrement matérialisée par les ruines et les canons d’un ancien fort militaire, vestiges d’une violence qui n’a plus sa place ici. Le décor idyllique, mis en valeur par la superbe photo de Douglas Slocombe (difficile de ne pas y voir une inspiration pour son travail sur les trois premiers Indiana Jones) ne calmera pas la soif de vengeance du protagoniste. Contrairement au soldat Witt, interprété par Jim Caviezel dans La Ligne rouge, il ne trouvera ni le repos, ni l’amour (en témoigne la romance rapidement avortée avec sa sauveteuse) au sein de ce havre de paix. Sarcastique et déterminé, il s’oppose en tout point à Louis et ne touche le bonheur du doigt qu’à bord de son hydravion, quand il retrouve ses automatismes militaires, lors d’une impressionnante séquence de voltige, pendant aérien à la course-poursuite de Bullitt. À défaut d’y découvrir la plénitude, il apportera la désolation et la guerre, presque malgré lui, dans ce paradis terrestre.
Comme son titre l’indique, Murphy’s War (référence évidente à la loi de Murphy) repose sur une obsession personnelle confinant à la folie pure et simple. Quand Louis lui annonce « La guerre est finie », il répond plein de rage « Leur guerre oui, pas la mienne ! ». Cette mésentente entre les personnages est évoquée de la manière la plus littérale qui soit dans le récit lorsque la communication est rendue tout simplement impossible (les différents langages parlés, ou le bruit d’un moteur qui couvre une voix). L’issue de cet enfermement du héros sur lui-même, uniquement guidé par sa quête autodestructrice, ne peut être que tragique. Peter Yates a d’ailleurs dû batailler pour échapper au happy end souhaité par les producteurs et plus proche du roman. Ici, cette traque quasi mystique d’un sous-marin fantomatique n’aboutit qu’à la décrépitude physique et morale d’un homme qui, in fine, semble ainsi se racheter d’être l’unique survivant de son escouade. Le rescapé a cela en commun avec Louis qu’ils sont des solitaires malgré eux, des individus qui se sentent inutiles ou mal aimés : les supérieurs ne paraissent pas porter Murphy dans leur cœur, le Français a quant à lui été recalé par l’armée. Conscient que la gloire ne sera pas au bout de cette mission, ce dernier déclare à son camarade galvanisé : « Le monde ne nous érigera pas de statue ». Accompagné par les notes mélancoliques de la très belle bande originale de John Barry, le héros obstiné se change en Capitaine Achab traquant sa propre baleine blanche mécanique, ou en Don Quichotte, épaulé par un fidèle Sancho Panza dans sa lutte contre un moulin à vent submersible. Terriblement tragique, La Guerre de Murphy s’impose comme l’un des films majeurs du cinéaste et probablement l’un des plus grands rôles de Peter O’Toole, fascinant en soldat illuminé et jusqu’au-boutiste.
Suppléments :
Saluons une nouvelle fois le fantastique travail d’Indicator/Powerhouse qui propose une édition Blu-Ray limitée à 3000 exemplaires, remplie de bonus. Parmi eux, des entretiens avec Michael Deeley, Philippe Noiret et l’assistant John Glen, mais aussi un focus sur le travail de Douglas Slocombe, la fin alternative et un livret signé Julian Wheeler. Justice est enfin rendue à cette grande œuvre encore méconnue.
Disponible en Blu-Ray chez Powerhouse.
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