S’il y a bien un cinéaste pour qui les événements de Mai 68 ont été déterminants, c’est Philippe Garrel, au point qu’ils viennent hanter même ses films les plus récents (Les Amants réguliers).

En 1968, le cinéaste a 20 ans et comme la plupart des jeunes gens de sa génération, il est sur les barricades et tourne de manière spontanée des images. Réalisé comme un « ciné-tract », Actua 1 est un court-métrage de 7 minutes qui, pendant longtemps, a été considéré comme perdu. Sa réputation ne cessa ensuite de croître dans la mesure où Jean-Luc Godard le présentait comme l’un des meilleurs films tournés sur Mai 68. Sa force tient à la manière dont Garrel parvient à éviter le didactisme pour trouver un équilibre entre le pur documentaire –ce sidérant travelling sur un pont de Paris totalement quadrillé par les flics, donnant l’impression d’être au cœur du théâtre des opérations en temps de guerre- et une réflexion sur la nature même de l’image se traduisant par un certain formalisme (dans la composition des plans, le montage qui fait la part belle à des effets de clignotement, des voix off blanches…) au diapason de la révolte. Plus proche du cinéma underground et d’un certain esprit situationniste -le texte qui accompagne les images rappelant parfois les aphorismes de Hurlements en faveur de Sade de Debord- (« Tout ce qui vient au monde, pour ne rien changer, ne mérite ni égard, ni patience »), Actua 1 est un formidable document sur le bouillonnement de ce joli mois de mai.

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Quand il évoque Actua 1, Garrel souligne qu’il l’a tourné avec Serge Bard et Patrick Deval. En effet, il fait partie alors d’un groupe informel de jeunes créateurs (peintres, modèles, cinéastes) dont les films seront regroupés, a posteriori, sous le label Zanzibar. « Leur association informelle est à l’origine d’un cinéma intransigeant, marqué par l’expérience narrative (improvisation et rupture du sens), le dépouillement formel (abstraction et photogénie) et la révolte sous-jacente (appel au présent et au spectateur). Entre 1968 et 1970, la mécène Sylvina Boissonnas finance une douzaine de productions « sauvages », tournées en 16 et 35 mm, sans scénario ni autorisation » (Sébastien Layerle. Caméras en lutte en Mai 68).

Déçu par la tournure que prennent les événements, Garrel quitte Paris à la fin du mois de mai et se rend en Allemagne où il tourne avec très peu de moyens et sans autorisation ce Révélateur dans la Forêt-Noire. Sylvina Boissonnas aida le cinéaste à payer les frais de laboratoire et fit inscrire le film au CNC sous le fameux label Zanzibar.

Film en noir et blanc et totalement silencieux, Le Révélateur est assez caractéristique de la première partie de l’œuvre de Garrel, entièrement vouée à « l’Art pour l’Art », hantée aussi bien par le cinéma primitif (la beauté expressionniste des plans est assez époustouflante, surtout si l’on songe aux moyens de fortune employés pour la réalisation de ce film : éclairage avec des phares de voiture, des lampes torches…) que par le cinéma expérimental (Warhol).

Il lui suffit de presque rien pour faire œuvre : une femme (l’égérie de la Nouvelle Vague Bernadette Lafont), un homme (Laurent Terzieff) et un enfant (Stanislas Robiolle).

Rien de plus. Sans doute s’agit-il d’un couple et de son enfant. Mais que fuient-ils ? Quelle est cette menace invisible qui semble planer sur eux ? Où se trouvent-ils réellement ? Quelle est cette contrée hostile où semble régner un ordre concentrationnaire (le long travelling sur cette famille courant derrière un fil barbelé) ?

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Garrel ne se préoccupe pas de donner des réponses claires et tranchées mais d’offrir aux spectateurs des visions poétiques. Bien sûr, une lecture allégorique du Révélateur est possible et le cinéaste ne se prive pas de jouer avec les symboles en suivant cette famille qui rejoue d’une certaine manière la fuite en Égypte ou ces tableaux d’essence biblique qu’il compose, à l’instar de ce plan où Bernadette Lafont est littéralement crucifiée. Il recrée un univers oppressant qui renvoie aussi bien à la répression policière qui s’abat alors sur le mouvement révolutionnaire qu’aux souvenirs de la guerre. De la même manière, il n’est pas difficile de voir dans cette œuvre la mise en scène d’un conflit de génération que n’a fait qu’entériner Mai 68. Se révolter contre De Gaulle, c’était tuer symboliquement le Père comme le jeune Stanislas Robiolle se « débarrasse » de ses parents à la fin du film. Mais tous ces thèmes qui traversent le film ne sont jamais lourds ni soulignés au marqueur. Ce qui frappe avant tout, c’est la beauté plastique de chaque plan, l’incroyable photogénie de ces scènes aux confins de l’onirisme, le charme ensorcelant de ces longs travellings qui nous emportent vers un autre univers.

L’une des grandes forces du Révélateur, c’est sans doute de parvenir à offrir un point de vue d’enfant qui ne soit pas une vision fantasmée de l’enfance par des adultes. Aragon écrivait que « les enfants, poètes sans être artistes, fixent parfois un objet jusqu’à ce que l’attention le grandisse, le grandisse tant, qu’il occupe tout leur champ visuel, prend un aspect mystérieux et perd toute corrélation avec une fin quelconque ». Il y a quelque chose de cet ordre chez Garrel : le Réel se distord pour laisser place à une rêverie où planent de mystérieuses ombres et des images de fuite en forêt. Les parents ne sont plus alors qu’un élément parmi d’autres dans ce tableau onirique : présence protectrice, mais également silhouettes écrasantes dont il faudra se débarrasser pour qu’advienne un monde nouveau.

Qui dit monde nouveau dit également Art nouveau et il y a derrière la caméra un véritable artiste capable de mettre en forme ces visions poétiques de l’enfance. Cette fois, c’est à Desnos que l’on songe lorsqu’il écrit « Nous venions de naître. (…). Un impatient désir d’amour, de révolte et de sublime nous tourmentait. (…). Pour nous, pour nous seuls, les frères Lumière inventèrent le cinéma. Là nous étions chez nous. Cette obscurité était celle de notre chambre avant de nous endormir. L’écran pouvait peut-être égaler nos rêves. »

Qu’imaginer de mieux, pour illustrer ces mots, que ces scènes du Révélateur où le petit garçon, muni d’un aérosol magique, voit le monde défiler devant lui comme sur un écran de cinéma et parvient ainsi à quitter l’univers des adultes pour se réfugier dans celui de la rêverie poétique ?

Avec presque rien, Garrel parvient à saisir le plus précieux des moments : celui des secrets de l’enfance et du monde nouveau qu’elle est capable de réinventer à chaque instant.

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En 1969, Philippe Garrel tourne entre la baie des Trépassés et le Maroc Le Lit de la vierge, l’une de ses œuvres les plus « connues » de sa première partie de carrière (c’est la seule qui fut diffusée à la télévision au début des années 80). Même s’il bénéficie de moyens techniques normaux, c’est peu dire que cette fable ne ressemble en rien au cinéma classique et que le cinéaste se détourne des voies narratives traditionnelles.

S’il fallait trouver des équivalents au Lit de la vierge, c’est davantage du côté de certains Pasolini (Porcherie) ou Godard (Week-end) qu’il faudrait chercher.

Pierre Clémenti incarne ici Jésus, jeune homme idéaliste et non-violent qui arrive au cœur de la cité juché sur un âne. Un peu auparavant, nous l’avons vu en compagnie de sa mère (Zouzou, qui interprète à la fois Marie et Marie-Madeleine) en lui confiant son désarroi. Où est son père ? Pourquoi reste-t-il si silencieux dans les cieux ?

Ne nous méprenons pas : Garrel ne cherche pas ici à illustrer et à « moderniser » quelques passages de la Bible. Il n’y aura donc ni apôtres, ni miracles, ni même de sermons dans Le Lit de la vierge mais juste une parabole sur le monde à la fin des années 60 vu par un personnage appartenant au patrimoine de l’humanité.

Le Jésus de Garrel apparaît tel que se l’est appropriée la jeune génération non-violente  des années 60 opposée à la guerre au Vietnam : le premier « hippie » de l’histoire du monde, en quelque sorte.

Pierre Clémenti endosse avec le charisme que nous lui connaissons la défroque du prophète inquiet, incapable d’opposer autre chose à un monde devenu complètement fou que sa propre présence et son apathie : « J’ai essayé de leur parler avec des mots, mais je n’ai pas pu leur parler ».

Le Christ de Garrel est un être désabusé, profondément dégoûté du monde tel qu’il est. Même s’il n’est pas un cinéaste religieux, il y a toujours chez Garrel (du moins, dans la première partie de son œuvre) un penchant pour une parole aux accents prophétiques et Philippe Azoury n’a pas tort de noter que le Jésus du Lit de la vierge possède de nombreux points communs avec une autre figure christique littéraire, le prince Mychkine de Dostoïevski. Comme lui, il s’agit d’un « idiot » dont la bonté va prendre en charge tous les péchés du monde. Dans Le Lit de la vierge, on voit Clémenti transporter sur ses épaules une lourde caisse – sorte de boite de Pandore- dont on ignorera le contenu jusqu’au moment où Marie-Madeleine l’ouvre. Garrel réalise à ce moment une séquence assez impressionnante où viennent se succéder des scènes de fusillades et d’emprisonnements. Comme dans Le Révélateur, une inquiétude liée à la répression policière de Mai 68 (certains plans rappellent les barricades et les bombes lacrymogènes) est sensible dans le film. Ce que porte Jésus sur ses épaules, c’est le poids des bombes, des guerres et de cette violence qui déchire le monde.

Décrite de cette manière, l’allégorie pourrait avoir des semelles de plomb. Or Garrel évite cet écueil par la grâce d’une mise en scène toujours inspirée, qui privilégie la « vision » au discours. Tourné dans un superbe Scope en noir et blanc, Le Lit de la vierge nous offre quelques séquences dont le pouvoir d’envoûtement est loin de s’émousser, comme ce sublime passage dans le désert, lorsque la chanson The Falconer de la muse Nico semble s’élever des entrailles de la terre.

Le Lit de la vierge illustre aussi assez bien l’une des principales obsessions de Philippe Garrel au début de sa carrière : celle de l’absence du Père. La génération de Mai 68 s’est construite autour du rejet de cette figure paternelle (liée aux pages sombres de l’Histoire de France) et de son autorité. Il ne s’agit pas ici de « tuer » un Dieu mort depuis un certain temps pour le cinéaste mais de montrer le désarroi des fils se heurtant aux résidus de l’Ancien monde (les symboles de l’oppression qui parcourent tout le film) et incapables d’accoucher du monde nouveau tant souhaité.

Reste alors le dégoût d’être né dans un monde odieux sans l’avoir souhaité et le désir de fuite et de repli du côté des femmes, qu’elles soient vierges (Marie) ou putain (Marie-Madeleine).

Comme chez Ferreri, le futur est femme chez Garrel.

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Dans un très beau texte1, Thierry Jousse analyse la place de la parole dans le cinéma de Garrel et distingue deux grandes périodes dans son œuvre. D’abord, une période placée sous le signe de la « vision » et du présent immédiat, où la parole se raréfie au profit du témoignage d’un mal-être au monde. Jousse évoque à son propos une certaine tradition Johannique « au sens où l’apôtre Jean, figure mystique, incarne une parole visionnaire. ». A partir de L’Enfant secret, Garrel entame sa « période paulinienne » (de l’apôtre Paul) durant laquelle le cinéaste devient « l’homme du sens, le scribe qui doit écrire le récit… ». Il s’agit de revenir sur ce qu’il a connu sous une forme plus « classique » et faire récit, invoquer les fantômes, qu’il s’agisse de ceux de Nico (L’Enfant secret, J’entends plus la guitare, Elle a passé tant d’heures sous les sunlights…), de Jean Seberg (La Frontière de l’aube) ou de Frédéric Pardo (Un été brûlant)…

Le Révélateur et Le Lit de la vierge, traversés par des « visions » et un goût des grands espaces, relèvent pleinement de cette parole prophétique que Jousse associe à la tradition Johannique, les symboles bibliques irriguant ces œuvres corroborant ce sentiment.

Pourtant, entre les deux œuvres, Garrel tourne La Concentration en 72 heures d’affilée et dans un état de transe (Zouzou raconte dans ses mémoires que toute l’équipe était sous effet d’acide), avec deux comédiens claquemurés dans un décor unique. Vêtus d’un costume composé d’un débardeur blanc et d’une espèce de barboteuse, Jean-Pierre Léaud et Zouzou évoluent entre une pièce centrale où se tient un lit et deux pièces attenantes : une sorte de salle de bain composée d’un mur carrelé et d’un unique robinet (d’où s’écoulera du sang) et une autre pièce aux allures de four en briques où brûle constamment une flamme. Ces deux personnages se réveillent dans un parc pour bébés puis se demandent ensuite comment sortir de ce lieu (« je suis coincé », hurle longuement Léaud), évoquent la naissance d’un bébé et sa disparition et semblent vivre un supplice sans fin.

En préférant le huis-clos aux grandes échappées dans la nature, la mise à nue du dispositif cinématographique (les comédiens sont harnachés de manière à porter leurs micros sur eux, Zouzou rampe, à un moment donné, sur les rails du travelling visibles à l’écran…) au souffle des longs travellings en plein air, Garrel pourrait laisser entendre qu’il a abandonné ses ambitions plastiques pour un cinéma plus théorique et critique. Jean-Pierre Léaud se saisit d’ailleurs, le temps d’une scène, d’une craie et inscrit des phrases sur un tableau noir, évoquant Le Gai Savoir de Godard.

Il y a, en effet, une volonté évidente chez le cinéaste de poursuivre sa critique de la représentation cinématographique, déjà à l’œuvre dans Actua 1. Que la caméra menace d’écraser à tout instant Zouzou lorsqu’elle avance péniblement sur les rails du travelling ou que Léaud s’ouvre les veines avec un morceau de pellicule, le symbole est clair : il s’agit de remettre en question la machinerie du cinéma et d’envisager une autre manière de faire des films, en se débarrassant de nombreux carcans.

Dans La Concentration se dessinent en filigranes les thèmes qui hantent la première partie de l’œuvre de Garrel. D’abord la hantise de cette guerre que la génération des « baby-boomers » n’a pas connue mais qui l’a profondément marquée. Ces souvenirs reviennent comme des réminiscences visuelles (les barbelés du Révélateur, en territoire allemand), sonores (les mitraillages du Lit de la vierge, où certaines scènes évoquent également des bombardements). Ici, le « four crématoire » a une fonction métonymique et fait revenir en mémoire les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Pour cette génération de l’après-guerre, il s’agit donc de rompre radicalement avec un mode de vie (celui des parents) qui a conduit à ces crimes de masse. En bon soixante-huitard, Garrel fait de ses œuvres des cris contre une forme d’aliénation. Tandis que Le Révélateur était une véritable fuite loin de la société, une sorte de quête désespérée d’un retour aux origines, La Concentration joue sur l’enfermement et la répression pour dénoncer cette aliénation. Et à sa manière, le cinéma participe à ce système global qui enferme les individus dans des rôles et dans des cases.

Pourtant, cette dimension critique n’obère pas la dimension « visionnaire » mise en lumière par Thierry Jousse. Car dans sa manière de composer les plans, de jouer sur les contrastes de couleur et de valeur, de désarticuler la parole (de longs hurlements, des phrases répétées et scandées jusqu’à l’épuisement…), Garrel signe une œuvre à la dimension onirique et hypnotique évidente. Comme la plupart de ses figures, Léaud et Zouzou sont des somnambules dont la quête de beauté est, ici, stoppée net par les murs d’un univers concentrationnaire.

C’est sans doute pourquoi La Concentration est le film le plus dur et le plus douloureux présentés dans ce coffret, mais pas le moins beau.

© Re:Voir

1 JOUSSE, Thierry. « Là où la parole devient geste », Philippe Garrel. Ciné-festivals et Le Magic cinéma, théâtre et cinéma, 2013.

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Philippe Garrel 1968 : coffret BR 4 films

Le Révélateur (1968) avec Bernadette Lafont, Laurent Terzieff (35 mm/N&B/Silencieux/ 65 min.)

Actu 1 (1968) (35mm/ N&B/Mono/ 7 min.)

La Concentration (1968) avec Jean-Pierre Léaud, Zouzou (35 mm/Couleurs/Mono/89 min.)

Le Lit de la vierge (1969) avec Pierre Clémenti, Zouzou, Tina Aumont, Valérie Lagrange (35mm/ N&B/ Mono/ 99 min.)

Édition Re : voir

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