Une voiture qui avance, tous phares éteints, dans un paysage montagneux sur une route obscure. Un soleil pâle et voilé (est-ce l’aurore ou le crépuscule ?) donne un peu de sa lumière. Le plan dure, une sorte de nappe sonore sourde l’enrobe et nous nous croyons presque dans un film de Lynch. Soudain, un raccord violent nous plonge au milieu d’enfants qui hurlent. Ils assistent à un spectacle de marionnettes où rode un menaçant loup. Le début, extraordinaire, de Sombre – premier long-métrage de Philippe Grandrieux- donne immédiatement la tonalité de ce que sera son cinéma (et plus généralement son œuvre puisque le cinéaste est aussi plasticien, auteur de diverses performances mêlant cinéma, vidéo et art contemporain) : un mélange d’archaïsme, de peurs primales et d’abstraction. Comme l’écrivait joliment le critique de L’Humanité au moment de la sortie d’Un lac, Grandrieux est sans doute « le plus expérimental des auteurs de fiction ou le plus romanesque des cinéastes expérimentaux. »

Sur grand écran, le cinéaste est plutôt rare et n’a tourné que quatre longs-métrages en 20 ans. Ce sont ces films que nous proposent de (re)découvrir les éditions Shellac dans un élégant coffret DVD cartonné sobre et épuré (quatre feuillets A5 pliés en deux et non agrafés en guise de livret, aucun bonus) qui sied parfaitement à l’œuvre de Grandrieux. Quatre films où jaillissent les mêmes motifs, les mêmes obsessions et un style unique (outre la mise en scène et les scénarios, le réalisateur s’occupe généralement de la photo -soit au cadre, soit comme chef-opérateur à part entière).

En 1999, Sombre marqua les esprits par sa manière unique de transcender le naturalisme alors remis à l’honneur par un certain cinéma d’auteur français. Grandrieux parvenait à rester au plus près du Réel, y compris dans son acception la plus triviale (voir l’extraordinaire travelling final le long d’une route occupée par tout un peuple attendant le passage du Tour de France) tout en dérivant vers le conte noir, le film mental et l’abstraction. Sombre, c’est l’histoire de Jean (Marc Barbé), un homme qui tue les femmes qu’il est incapable d’aimer. Fréquentant essentiellement des prostituées, il rencontre un beau jour Claire (Elina Löwensohn), la princesse vierge des contes qui tombe amoureuse de la Bête. Jean, c’est le loup qui fait hurler les enfants au début du film. L’incarnation de l’animalité brute et des instincts primaux tapis au fond de la nature humaine. Il y a toujours chez Grandrieux un désir d’aller explorer la condition de l’homme au-delà du vernis de la civilisation. D’où sa dilection pour les paysages naturels en général et les forêts en particulier. Jean incarne à merveille cette bestialité brute : il frappe, il viole, il tue. Lorsqu’il rencontre Claire, les choses évoluent puisque les deux protagonistes représentent les deux faces du désir : d’un côté, celui qui les assouvit brutalement et qui n’est que pur instinct de prédation et, de l’autre, celle qui les réprime et semble, elle aussi, en dehors de l’existence. Tout l’enjeu du récit consistera pour Claire à se laisser gagner par l’amour mais également à apprivoiser la « bête », de lui permettre d’affiner ses désirs les plus brutaux. Une scène extraordinaire traduit ces enjeux. Jean, Claire et sa sœur Christine se retrouvent au bord d’un lac. La plus audacieuse des sœurs se jette à l’eau tandis que Claire reste sur le rivage. Jean rôde en se tenant en retrait puis part rejoindre Christine qu’il va tenter de violer. Claire accourt pour sauver sa sœur et hurle à Jean de se tenir loin, encore plus loin. Grandrieux le filme alors de dos, la tête baissée avec de l’eau jusqu’à la taille, comme un petit garçon puni qu’on isole. Cette succession de plans magnifiques condense la tonalité du film : une nature primitive à la fois indifférente et majestueuse, des instincts violents qu’il faut tenter de maitriser pour les transfigurer par l’amour. Car ce qui frappe aussi ici, c’est la plus absolue obéissance de Jean à Claire, sa soumission aux sentiments qu’elle a éveillés en lui. La beauté du cinéma de Grandrieux en général et de Sombre en particulier (son œuvre la plus aboutie) tient à cette croyance finalement assez romantique en l’amour. Bien sûr, la reprise de la chanson de Gainsbourg (Les Amours perdues) dit bien le désespoir qui traverse ce cinéma puisque l’amour qui peut sauver est presque toujours irrémédiablement perdu. Mais cet amour permet également au cinéaste de filmer de courtes épiphanies au cœur même de la noirceur.

Après ce coup de maître, Grandrieux tourne La Vie nouvelle et s’engouffre dans une impasse. Peut-être parce que contrairement à Sombre et à ses films suivants, il n’y a cette fois plus aucune lumière dans le film, juste des rapports de force et une violence permanente. Situé dans une banlieue de Sofia, le film met en scène l’arrivée d’un jeune américain (Seymour – Zachary Knighton-) qui tombe amoureux d’une prostituée (Mélania – Anna Mouglalis) mais qui, à l’instar de Jean, ne peut l’aimer que par la violence. Même s’il s’agit cette fois d’un film urbain, Grandrieux se plait davantage à filmer des No Man’s Land sordides et des intérieurs glauques d’hôtels de passe. On pourra y voir une auscultation du monde contemporain et de la généralisation de l’économie marchande et mafieuse (au fond, y a-t-il une grande différence ?) mais on devra surtout subir une constante violence, celle de l’asservissement de corps réifiés, battus, violés… S’il est difficile de nier la richesse plastique de certaines scènes relevant de la transe ou de l’hallucination, La Vie moderne n’évite pas l’écueil d’une certaine complaisance et ne fait pas grand-chose de toute cette noirceur sinon montrer une sorte de chaos généralisé où les souvenirs des horreurs du 20ème siècle (les corps dénudés, rasés, violentés évoquent des souvenirs de camps de concentration) se mêlent à un avenir sans horizon sinon la prédominance des instincts les plus bestiaux.

Sombre et La Vie nouvelle représente les deux points de repère extrêmes à l’intérieur desquels se dessinent tous les motifs de l’œuvre de Grandrieux, avec son génie et ses écueils.

Tout d’abord, une volonté de saisir les contours du Réel en transfigurant le naturalisme en abstraction. Dans ses quatre films, on trouvera des principes de mise en scène similaires : des personnages taiseux et énigmatiques noyés dans l’obscurité ou, au contraire, surexposés dans des lumières blanches et agressives, des forêts sombres et un goût pour les images floues, comme si les contours du visible se diluaient pour nous permettre d’accéder à un autre niveau de la réalité.

Grandrieux aime aussi les contes. Dans Un lac, il filme l’étrange histoire d’une famille isolée au cœur d’un bois et près d’un lac. Alexi est bûcheron et victime de crise d’épilepsie. Très proche de sa sœur, leurs liens sont menacés par l’arrivée d’un étranger qui tombe amoureux de la jeune femme. Résumer un film comme celui-ci n’a pas beaucoup de sens tant il se distingue d’un récit classique. Là encore, le cinéaste joue avec les métonymies pour évoquer l’animalité tapie en l’homme (un gros plan saisit l’œil d’Alexi et celui de son cheval dont les souffles paraissent similaires), les instincts primitifs (cette famille a des allures bibliques ou semble débarquer d’un conte ancestral) … Là encore, c’est le sentiment amoureux qui peut sauver et qui offre à Hege et son amant la possibilité d’une « vie nouvelle ». Encore plus énigmatique que Sombre, Un lac évoque parfois certains cinéastes de l’Est : Tarkovski mais surtout Sharunas Bartas pour son goût pour les gros plans de visages mis en relation avec de somptueux paysages.

Malgré la nuit est presque son film le plus narratif puisqu’un jeune homme, Lenz, revient à Paris pour y retrouver la femme qu’il aime : Madeleine. Il vit également une histoire passionnelle avec Hélène et Léna et pour suivre son chemin, il devra passer par des étapes qui le conduiront dans des réseaux interlopes et sordides. Là encore, il ne faut pas s’attendre à une narration traditionnelle et à une approche « psychologique ». Ce long (2h30 tout de même) film fonctionne par agencement de blocs où Grandrieux filme le corps et ses différents états. Le corps est au centre du travail du cinéaste : massif et animal comme celui de Marc Barbé dans Sombre, malmené et battu, il est le cœur d’une œuvre et sa représentation évoque parfois les toiles de Bacon. De manière récurrente (voir le plan final de La Vie nouvelle avec ce corps tendu à l’extrême et la pomme d’Adam de l’acteur qui semble prête à jaillir hors de son cou), Grandrieux filme des personnages qui hurlent, en levant la tête. Ce cri primitif, animal que l’on retrouve chez Bacon renvoie l’homme à l’horreur de sa condition et à de purs instincts, à un univers pulsionnel trouble. Par ce cri, il s’agit de saisir quelque chose de la souffrance humaine et sa spécificité. L’un des personnages de Malgré la nuit le dit : c’est la conscience de la mort qui empêche les individus de vivre selon leurs instincts et qui, de fait, l’éloigne aussi du vertige du Réel et de la pure présence au monde, à l’image de ce poisson filmé en très gros plans.

Dans Malgré la nuit, les corps émergent peu à peu de l’obscurité. Les scènes d’ouverture du film sont dépouillées de tout son d’ambiance. Seuls quelques mots chuchotés permettent d’embrayer sur un récit minimaliste mais finalement assez romantique. La quête de Lenz s’apparente à la fois à une plongée très lynchienne derrière le rideau des apparences (certaines scènes semblent se dédoubler) mais relève aussi d’une mythologie ancestrale, comme si Orphée (Lenz) se rendait en Enfer (des tournages de films pornos et de « snuff movies ») pour y retrouver son Eurydice. On n’en dira pas trop mais le personnage qu’il recherche pourrait être bien la clé de tout l’univers de Grandrieux : une figure maternelle capable par son Amour de transfigurer la nuit. Si on excepte le décidément trop dénué d’espoir La Vie nouvelle, tous les films de Grandrieux sont magnétisés par cette dialectique du jour et de la nuit, par cette trajectoire qui mène les individus de l’obscurité vers la lumière.

Cette traversée des ténèbres n’est pas forcément de tout repos et secoue très souvent. Mais elle témoigne également de la richesse de l’univers et du style d’un des cinéastes les plus singuliers que compte le cinéma français…

Crédits Photos : © Shellac (captures DVD)

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Coffret Philippe Grandrieux – 4 films (Éditions Shellac)

Sombre (1999) avec Marc Barbé, Elina Löwenson

La Vie nouvelle (2002) avec Anna Mouglalis, Zach Knighton, Marc Barbé

Un lac (2009) avec Dmitry Kubasov, Natalie Rehorova

Malgré la nuit (2016) avec Ariane Labed, Roxane Mesquida, Kristian Marr

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A propos de Vincent ROUSSEL

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