Criminel ultraviolent et charismatique, John Fuller alias Daniel Morgan est lune des figures les plus marquantes de lhistoire australienne du XIXème siècle. Mort en 1865, le hors-la-loi a déjà vu sa vie transposée au cinéma en 1911 par Dan Cozens Spencer dans un film aujourdhui malheureusement disparu, sobrement intitulé Dan Morgan. Pour son deuxième long-métrage, après Trouble in Molopolis, Philippe Mora décide de s’atteler à un portrait du brigand en le mêlant à un constat amer de la fin de lidéal peace and love. Cinéaste à la carrière pour le moins singulière, il est capable de passer dune série B de monstre (Les Entrailles de lenfer) à une comédie musicale de super-héros (The Return of Captain Invincible), avant de sessayer à une suite barrée et kitsch dun classique de Joe Dante (Hurlements 3). Il accomplit même lexploit de tourner la même année une comédie au titre et au pitch aberrant (Pterodactyl Woman from Beverly Hills) et une relecture autoproduite du premier acte de Richard III de William Shakespeare. Celui qui évolue depuis des années dans un circuit confidentiel, nhésite pas à se frotter à la grande Histoire au travers de documentaires (Germans Sons, Three Days in Auschwitz) ou dinterprétations toutes personnelles (le film danimation The Hunchback Bee of Notre Dame, où une abeille bossue tente dempêcher lincendie de la cathédrale). Son dernier projet en date, French Movie, mêle attentat du 13 novembre, fantôme de Kiki de Montparnasse et citations de Victor Hugo ou Emile Zola, tout un programme. En 1976, il adapte donc lui-même un livre de Margaret Carnegie, Morgan : The Bold Bushranger, et propose ce Mad Dog Morgan au débutant Jeremy Thomas. Le futur producteur de Crash, Furyo et Le Dernier empereur envisage Stacy Keach, Malcolm McDowell, Jason Miller ou Martin Sheen, mais cest finalement Dennis Hopper qui écope du rôle principal. Lacteur se glisse dans la peau du célèbre bandit, pourchassé par les agents de la Couronne, dans une version très romancée de ses aventures.

L’arrivée d’un nouveau nom dans le monde de l’édition est toujours un événement important. C’est aujourd’hui au tour d’Intersections Films de se lancer dans le grand bain et de dévoiler ses deux premières sorties en Blu-Ray, parmi lesquelles Dingo de Rolf De Heer et donc ce Mad Dog Morgan, qui trouve là sa première mouture en HD sous nos latitudes.

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En premier lieu, lambition de Mora est de réaliser un pur western délocalisé mais fidèle aux codes du genre. Morgan vit dans un campement de chercheurs dor et espère faire fortune dans ce nouveau monde plein de promesses. Lorsquil est en cavale et blessé, le bandit est soigné par Billy (David Gulpilil, vu dans Walkabout de Nicolas Roeg), un jeune Aborigène. Le peuple autochtone est ici une relecture évidente des habituels Indiens, tués et méprisés par les colons. En véritable cinéphile, le réalisateur parsème son long-métrage de références aux œuvres fondatrices, à limage du protagoniste braquant la caméra avec son revolver, réminiscence du séminal LAttaque du grand rapide. Les giclées de sang et les fusillades au ralenti renvoient immanquablement à Sam Peckinpah (La Horde sauvage en tête), quant au sadisme que le héros subit en prison ou les nombreux plans sur ses sévices corporels (il se fait marquer la main au fer rouge), ils sont un écho à lun des gimmicks du western spaghetti. Au détour de quelques images, le metteur en scène propose même des visions graphiques et pop flirtant avec le comic book, comme ce plan subjectif depuis le canon dun fusil sur le point dabattre un cavalier dans un champ de fleurs. A contrario, le film se montre souvent patient, contemplatif, presque élégiaque dans son rapport à la nature, aux grands espaces, quitte à accuser quelques baisses de rythme par instants. Les paysages australiens, magnifiés par la photo de Mike Molloy, ancien collaborateur de Stanley Kubrick et chef opérateur de Link ou Le Cri du sorcier, jouent un rôle essentiel. Le pays devient un personnage à part entière, changeant et hostile, alors en pleine mutation. Si Mad Dog Morgan sinscrit presque malgré lui dans la veine de la Ozploitation (1), ses racines sont pourtant à aller chercher ailleurs.

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Suite à l’émergence du mouvement hippie, le cinéma américain na eu de cesse de puiser dans cette idéologie libertaire la matière pour faire évoluer ses formes et sa narration, en témoignent des longs-métrages comme Zabriskie Point, La Vallée, Macadam à deux voies ou le matriciel Easy Rider. La présence de Dennis Hopper, réalisateur de ce dernier, nest probablement pas le fruit du hasard. Morgan est dépeint tel un anarchiste haut en couleur qui enfreint la loi après avoir emprunté des habits et sen être pris à un exploitant qui dénonçait les chercheurs dor non licenciés. Son ami, Billy, est lui-même un marginal, rejeté par son clan et mis au ban de la société occidentale par racisme, qui a trouvé refuge au cœur du bush. Devenu criminel par la force des choses et condamné tivement à douze ans de bagne, Daniel rejoint les grandes figures doutlaws romantiques tels que Bonnie and Clyde, Philippe Mora rendant hommage au chef-d’œuvre dArthur Penn lors du final sanglant. Hanté par les fantômes du flower power, alors déun lointain souvenir, et par le traumatisme de la guerre du Vietnam, le film fait dune fumerie dopium, véritable lieu de liberté et de lâcher prise, le symbole dune utopie rattrapée par la dure réalité. Le cinéaste se permet même des séquences quasi expérimentales, des montages conceptuels et épileptiques enchaînant en un cut un portrait dAbraham Lincoln, des armes à feu et une nature verdoyante. De même, il offre un pur instant hallucinogène avec un rêve en forme de trip où le bandit voit un homme en flammes se jeter du haut dun ravin. Enfin, fidèle à une méfiance des institutions héritée de lAmérique post-Watergate, il dépeint les élites locales comme inefficaces et corrompues. La discussion absurde entre un juge et son intendant sur le chant des oiseaux, ou ce dernier se faisant prendre en photo en armure, finissent de ridiculiser les figures dautorité, bien incapables darrêter le criminel.

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Morgan se fait appeler en début de récit John Smith. Un pseudonyme qui désigne un quidam, un nom tout ce quil y a de plus banal et passe partout : Mad Dog (surnom créé de toutes pièces par Mora) nest encore personne. Au fil de ses aventures, il naura de cesse d’écrire sa propre légende, de devenir une célébrité, presque un mythe vivant. Extrêmement populaire, craint par la police, le musée de Melbourne crée même une statue de cire à son effigie. Une sanctification qui va de pair avec une exagération de ses méfaits qui en font un être insaisissable et surnaturel. Daniel joue de la situation en façonnant son image – il copie le look de Lincoln – et interroge les gens quil croise, leur demande leur avis sur sa personnalité. Pourtant, loin de la figure publique dhomme à femmes et sûr de lui, il se révèle timide (il avoue même navoir jamais eu de relation sexuelle) et fait preuve de bonnes manières, à mille lieues de la bête sauvage dépeinte dans les journaux. Il discute ainsi poliment avec un bourgeois dans sa maison cossue ornée de tableaux de la reine Victoria, repousse les avances dune serveuse qui se dénude devant lui. Une imagerie biblique traverse le film, faisant même du protagoniste un simulacre christique. Ainsi, ce serpent qui surgit dans le cadre à de nombreuses reprises, ou ces plans du héros, les bras en croix, appuient ce parallèle, jusqu’à lultime image, authentique cliché mortuaire du hors-la-loi, évoquant le tableau La Lamentation sur le Christ mort dAndrea Mantegna. Dès lintroduction, son histoire est contée au spectateur par William Henry Manwaring (Jack Thomson), le policier qui le traque sans relâche, devenu narrateur qui sexprime face caméra. Cet ajout de la directors cut proposée dans cette édition brise le quatrième mur pour nous annoncer son exécution ainsi que sa place au panthéon des bushrangers, les hors-la-loi « de prestige », ceux qui marquent lHistoire. Dommage dans ces conditions que le film se montre parfois trop elliptique et enjolive quelque peu la figure dun criminel bien plus brutal et sans scrupules en réalité.

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Non content de prendre à bras le corps une personnalité essentielle de la culture australienne, Philippe Mora dresse également le portrait dun pays tout entier, comme en témoigne le générique composé de dessins figurant le quotidien des Aborigènes et des colons sur fond de didgeridoo. Dorigine française, il na que deux ans quand ses parents s’installent à Melbourne. Il profite de ce long-métrage pour offrir sa vision peu reluisante de sa patrie dadoption. Traversé dimages funestes – une forêt en feu, un cadavre de chien dépecé – le film na de cesse de démontrer la cruauté et la barbarie à l’œuvre. Nombre de séquences insistent sur la dureté des travaux de forçats, linhumanité qui règne au bagne, le protagoniste étant même violé par des codétenus alors que les gardiens ferment les yeux. Loin de se focaliser uniquement sur Morgan, le réalisateur inclut le héros dans son environnement au travers de longs travellings latéraux. Lindividu nest pas le centre du drame mais le simple rouage dun système vicié. L’État est gangréné par des intéts privés, par des corporations, le juge déclare même à propos de ses sentences : « Nous avons des routes à construire, il faut rallonger les peines ». Seul le détective Manwaring semble trouver grâce aux yeux du cinéaste. Entouré dincompétents, voire dindividus dangereux (lancien maton devenu agent de police), il redoute un bain de sang évitable lors de la conclusion. Racisme (des immigrés chinois sont enterrés vivants), ignorance (même les notables doutent de la théorie de Darwin) et violence font la loi. À linverse, la culture aborigène, bien que menacée par lexpansion des Blancs, se trouve valorisée, ultime vestige dune terre malmenée et exploitée. Le héros se voit traité comme un animal, soi-disant biologiquement dangereux selon des considérations scientifiques fumeuses, à l’égal de Billy, menotté, à qui lon fait porter un collier et une laisse. Symboliquement, Daniel conserve la peau dun tigre de Tasmanie, alors fraîchement éteint, sous la selle de son cheval. Une espèce disparue en rencontre une autre, les hors-la-loi au grand cœur dignes du far west se meurent, laissant place à une autre criminalité, institutionnalisée celle-là. Western, biopic, fable hippie, et manifeste anarchiste, Mad Dog Morgan est tout cela à la fois et mérite à ce titre d’être (re)découvert.

Pour sa première parution, Intersections a mis les petits plats dans les grands et propose pas moins de deux heures de suppléments. Philippe Mora intervient dans deux d’entre eux. Tout d’abord Hopping Mad, un entretien où ce dernier se confie sur son envie initiale de mettre en scène les aventures de Ned Kelly ou sur sa collaboration avec Dennis Hopper. Le cinéaste dresse un parallèle entre son interprétation de Morgan et celle du journaliste d’Apocalypse Now, que l’acteur a tourné juste après. Il évoque en outre sa place parmi ses compatriotes tels que Peter Weir ou Bruce Beresford (qualifiés avec malice de cinéastes « de bon goût ») avant de commenter des plans aériens des lieux de tournage dans la featurette Mad Country, l’occasion pour lui de confesser son amour pour le « Technicolor naturel » de son pays. Le toujours passionnant Eric Peretti nous propose une Introduction à la nouvelle vague australienne, des difficultés rencontrées pour exporter les productions locales sur le sol américain, jusqu’à la révolution Pique-nique à Hanging Rock, racheté en son temps par Paramount. Un making-of d’époque (To Shoot a Mad Dog), une bande-annonce et, cerise sur le gâteau, un livret illustré de 24 pages signé Melvin Zed et intitulé Mad Dog et le cinéma des Bushrangers complètent le tableau déjà très généreux de cette édition. L’auteur du livre Mad Max : Ultraviolence dans le cinéma y aborde en détails l’histoire de meat pie western (dont The Proposition et The Nightingale sont parmi les exemples les plus récents) et les libertés prises avec la figure du vrai criminel. Un superbe objet définitivement indispensable.

(1) Catégorie de films à petit budget (horreur, comédie, western, action, érotique) réalisés en Australie après la mise en place de la classification de censure R rating” en 1971.

Disponible en Blu-Ray chez Intersections Films

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